"Mon vêtement, que j'avais tissé de mes propres mains, ils l'ont déchiré, et les lambeaux qu'ils en ont dérobés leur ont fait croire, quand ils sont partis, que je m'étais donnée à eux toute entière."
Boèce, Consolation de Philosophie, I, 3, 7.
INTRODUCTION :
La philosophie est une vieille dame, toujours belle et vénérable, mais dont les enfants sont trop souvent ingrats.
Entre les sciences d'une part et la littérature et les arts de l'autre, à quoi peut-elle bien servir encore? Après tout, la philosophie n'est-elle pas une simple réminiscence de l'espoir, bien dépassé, d'une science totale, dont on se souvient certes avec nostalgie mais comme on se souvient de nos fantaisies d'enfant? Tentative ancienne de penser le monde et la place de l'homme, il semble qu'elle ait été supplantée et rejetée dans le placard des idéaux imaginaires par le développement des sciences.
Vous l'aurez compris, cette série de billets sera essentiellement consacrée à la relation entre la philosophie et les sciences. La relation qui les unit, à la fois étroite et tumultueuse, commence à l'aube de la philosophie elle-même. Il nous faudra donc remonter le temps pour assister à sa naissance, et ce sera pour nous l'occasion d'examiner aussi, indirectement, le rapport entre la philosophie et l'art.
Tel sera donc notre parcours, cher lecteur :
1ière partie : Mythe et raison (réflexions sur l'origine de l'entreprise philosophique).
2ième partie : Des enfants trop souvent prodigues... et ingrats (reflexions sur le particularisme ou le réductionnisme).
3ième partie : La banquet des philosophes et savants? (vers une réconciliation possible ?)
1ière PARTIE : MYTHE ET RAISON
A l'origine de la philosophie...
La légende dorée de la philosophie la fait naître il y a longtemps déjà dans l'esprit d'un dénommé Socrate, un certain jour du 5ième siècle avant Jésus-Christ, alors qu'il se promenait à son habitude dans les rues d'Athènes : il ne le savait pas, mais il inaugurait une ère nouvelle, celle de la logique triomphant des spectres de la superstition et de l'imaginaire.
Cette vision est sans doute, quelque part, fort belle, mais, malheureusement, elle est fausse, et même relativement moderne. Les anciens n'ont jamais une telle distinction franche entre "l'ère prélogique" et "l'ère logique"; et les doxographes de l'antiquité, comme Diogène Laërte, replacent toujours Socrate dans la suite des sages et chercheurs grecs dont l'histoire a conservé la trace. Socrate ne fut pas le premier à penser, et la philosophie ne naquit pas de sa bouche : à bien des égards, c'est plutôt le contraire, et la philosophie, déjà présente en Grèce (avec des figures comme Xénophane, Pythagore, Parménide ou Héraclite), qui fit Socrate.
Mais alors d'où est née la philosophie? Une légende plus ancienne nous enseigne que le premier à s'être appelé lui-même philosophe (c.-à-d. amoureux de la sagesse) fut Pythagore, car, disait-il, seuls les dieux pouvaient être dès l'origine unis de manière ferme et définitive à la sagesse; les hommes, en tant que tels, devaient s'efforcer de tourner leur visage vers elle, en chercher, avec ardeur, la contemplation et espérer peut-être y goûter, comme on goûte, fugitivement, un instant d'éternité (cf. Jamblique, Vie de Pythagore, 58-59).
Cette légende, riche en enseignement sur la signification même de la philosophie, ne nous en révèle pas encore tout à fait l'origine. Car, finalement, Pythagore n'aurait fait que nommer plus correctement quelque chose qui existait déjà.
Une autre histoire, alors, finira peut-être à nous éclairer. Ecoutons cette fois Platon : "c'est la vraie marque d'un esprit philosophe que le sentiment d'étonnement que tu éprouves." (Théétète, 155d). La philosophie commence par l'étonnement. Or l'étonnement provient toujours d'une forme d'ignorance, et plus précisément, du fait que l'on expériment et que l'on reconnait cette ignorance qui, en même temps, nous surprend. Mais écoutons la suite : "La philosophie en effet n'a pas d'autre origine; et celui qui a fait d'Iris la fille de Thaumas n'est pas, il me semble, un mauvais généalogiste". Ce bon généalogiste est le poète Hésiode. Et ce qu'il nous explique, c'est que si l'étonnement est nécessaire, il ne suffit pas. Car Thaumas ("étonnement") est père d'Iris, mais aussi des trois Harpyes, qui en sont sans doute l'exact opposé. Qui est donc Iris? C'est, nous dit le mythe, la déesse arc-en-ciel qui, comme son symbole, est intermédiaire entre le Ciel et la Terre. Iris est donc la messagère par qui les réalités et les décrets celestes se font connaitre aux hommes. A l'inverse, les harpyes, tels des tourbillons, emportent les hommes et les mène à leur perte.
C'est que se contenter de constater son ignorance, fût-elle étonnante, et passer à autre chose, cela ne fait pas la philosophie. Il faut que cet étonnement ravive en nous l'étincelle du désir de connaissance.
Ainsi, la philosophie nait de l'étonnement que nous ressentions lorsque nous nous rendons compte qu'il arrive des événements que nous n'étions pas capables de prévoir. Nous pensions, dans notre inconscience, que tout allait de soi, suivant l'ordre des idées reçues, et nous constatons que la réalité est autre. Alors, si nous ne sommes pas d'une tournure d'esprit trop indolente, ou trop servile, nous tournons à nouveau notre intelligence vers les lieux élevés de la sagesse. Mais nous savons bien, désormais, que nous ne sommes pas pleinement maîtres de cette connaissance : il ne suffit pas de la convoquer pour l'obtenir. Il faut bien plutôt l'inviter, se rendre "aimable" à "Sophia" (la Sagesse), pour espérer recevoir d'elle ne serait-ce qu'un simple "salut" (cf. Dante, Vie Nouvelle, III), comme un peu de réconfort, un peu de lumière dans notre obscurité. Et pour cela, il y a tout un "rituel" de "séduction", ou plus exactement de "courtoisie", à observer : on ne peut pas agiter n'importe comment sa pensée, ni faire n'importe quoi, qu'"Iris nous délivre le message" et que surgisse enfin en notre esprit un certain savoir. Le danger est au contraire de se laisser emporté par ses terribles soeurs.
On voit que, dès son commencement, la philosophie est une entreprise qui, loin d'être simplement "froide", peut s'incarner dans des symboles vivants et même être comme charnellement vécue. On voit surtout qu'elle est dès l'origine étroitement liée au mythe. Et c'est par une volonté partisane et un parti pris idéologique que l'on en est venu bien plus tard à non seulement les différencier (ce qui est normal), mais même à les opposer radicalement ainsi que l'on oppose la pure fantaisie à la science.
Il est vrai que la relation entre mythe et philosophie est une relation trouble.
Et c'est cette relation que nous examinerons plus précisément dans le prochain billet : "l'ambivalence de la parole" (2ième et, sans doute, dernière section de "Mythe et raison").