L'ambivalence de la parole
Il est intéressant de constater qu'il exista une époque où les termes grecs "muthos" (ou "mythos", qui a donné le français mythe) et "logos" (qui a donné entre autres le mot "logique") avaient une signification relativement semblable.
On sait assez généralement que "logos" désigne le discours, la parole. C'est d'ailleurs ce terme qui est employé dans l'évangile de Jean pour désigner la parole de Dieu qui s'incarne en Jésus (cf. d'ailleurs le terme de "re-ligio" qui est sans doute indirectement parent de "logos").
On sait peut-être moins que "muthos" signifie également "parole" ou "récit".
Quelle est donc la différence qui a autorisé que ces termes en viennent ensuite à désigner des réalités aussi opposées que le raisonnement logique et le récit imaginaire?
C'est qu'au départ une nuance importante les distingue. Et c'est cette nuance qui est ensuite devenu le sens principal de ces termes, forçant à en séparer radicalement l'usage.
"Muthos" est issu de la racine "mu-" (ou "my-"), que l'on retrouve aussi dans "mystère", et, indirectement, par le latin, dans "murmure" ou "muet". Le mythe est donc, paradoxalement, la parole qui fait, ou mieux, qui préserve le silence. Ainsi est-il, au sens propre, la parole qui "révèle" : elle est à la fois ce qui dévoile tout en voilant à nouveau. Autrement dit, le mythe assume le caractère symbolique de la parole : le mot n'est pas la chose, mais en est un signe. Et la chose d'ici-bas est également un signe d'autre chose (la révolution des astres est un signe : de la force de gravitation? de notre destin? etc.). Ainsi, le mythe dit quelque chose, mais il ne dit pas ce qu'il a l'air de dire. Et pour lever le voile, il faut disposer des clefs du mythe.
L'historien Paul Veyne a consacré un livre à la question Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? En voici un passage assez plaisant : "un Grec plaçait les dieux 'au ciel', mais il aurait été stupéfait de les apercevoir dans le ciel; il aurait été non moins stupéfait si l'on avait pris au sérieux au sujet du temps et qu'on lui apprenne qu'Héphaïstos venait de se remarier ou qu'Athéna avait beaucoup vieilli ces derniers temps." Le mythe donne une explication extra-mondaine du monde : le ciel des dieux n'est pas le ciel des hommes, le temps des dieux n'est pas un temps pour les hommes; c'est un au-delà et un avant définitif, idéal. Bref, le mythe parle de l'invisible sous l'apparence du visible.
Les problèmes surviennent lorsque l'on constate que, puisque la parole est une manière de symbolisme, et qu'elle peut exprimer ce qui, en soi, n'est pas exact pour faire pourtant comprendre ce qui est vrai, elle peut aussi parfois faire prendre le faux pour le vrai : la parole peut tromper; la pensée peut se tromper.
Dès lors, les problèmes commencent lorsque ceux qui écoutent le mythe le prennent à la lettre ou le comprennent mal.
Si l'esprit philosophique se nourrir de l'étonnement, sans doute s'est-il tout particulièrement nourri de cet étonnement-là : la parole, la pensée humaine qui l'utilise, ne dévoile pas directement l'être des choses.
Et, sous certains aspects, on peut remarquer que l'entreprise philosophique est celle d'un commentaire perpétuel du "mythe", pour éviter les contre-sens. Ainsi, selon la légende, Pythagore, Platon et bien d'autres encore sont allés chercher chez les prêtres égyptiens, ou chaldéens, ou indiens même, leur compréhension du monde.
Et s'il est vrai que Socrate fut une figure capitale de la philosophie, il ne faut pas oublier non plus que l'origine de sa vocation fut une déclaration de l'orace de Delphes. Apollon, parlant par la Pythie, le sacra "le plus sage des mortels"; Socrate fut étonné, et c'est à la fois pour mettre à l'épreuve cette affirmation, et réussir à mieux comprendre ce que le dieu voulait dire, qu'il se lança dans la carrière qu'on lui a connu ensuite.
Le "mythe" est donc aussi père de la philosophie - et il est vrai qu'elle ne lui en fut pas toujours très reconnaissante.
Le mythe est un récit à décrypter. Et, en un sens, c'est le monde entier, tel que nous le percevons, qui est un tel mythe : il y a des choses qui se passent, mais il faut en comprendre le pourquoi. Il y a des choses à faire dans les circonstances présentes, mais il faut savoir lesquelles. Il y a du visible, mais il faut découvrir l'invisible que ce visible cache et appelle.
La plupart des poètes sont tout particulièrement sensibles à cette analogie :
"La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers."
(Baudelaire, Correspondances).
Que la réalité qui nous entoure soit comme une parole qui s'adresse à nous, mais une parole rendue muette par notre incompréhension, c'est aussi le présupposé que doit avoir tout homme de science : nous ne comprenons pas le réel; pourtant celui-ci est compréhensible; il faut donc chercher à le comprendre. Autrement di, il faut chercher quel langage nous permettra de le décrypter. C'est en ayant cette idée à l'esprit qu'un Galilée, par exemple, a pu écrire sa célèbre phrase : "La nature est un livre écrit en langage mathématique." (Galilée, Il Saggiatore).
Le mythe est donc déjà une image de notre rapport au monde. Et s'en tenir au sens apparant, s'en tenir au sens visible de ce que nous dit le moinde, c'est s'empécher de le comprendre véritablement.
Seulement voilà, le sens véritable du mythe nous a échappé. Et si nous ne sommes pas comme ceux qui prennent le sens littéral pour le sens véritable, nous ne sommes pas non plus comme ceux qui savent déjà quel est ce sens.
Pour comprendre le sens du mythe, on peut ajouter au mythe un autre mythe, censé l'éclairer. Mais on ne ferait que repousser la difficulté sans la résoudre aucunement : car si le premier mythe peut être trompeur, pourquoi le second ne le serait-il pas?
Il faut donc ajouter à la parole du mythe un autre type de parole. Ceci pose malgré tout un problème. Car la parole est toujours, par quelques aspects, symbolique. Comment donc ne pas retomber dans une parole mythique? Comment éviter de ne rajouter au mythe qu'un autre mythe?
Pour cela, il est nécessaire de changer de registre de langue. On doit passer à un langage qui aura pour unique but la précision et la clarté des idées exprimées.
Là où le mythe se sert d'une idée pour en signifier une autre, le nouveau langage doit s'efforcer de signifier directement les choses. Et c'est à cet autre usage de la parole que l'on réserve alors le terme "logos". Il faut qu'à des idées différentes, soient assignés, dans la mesure du possible, des désignations, des "noms" différents pour limiter les risques de confusions. Et c'est ainsi qu'avec le "logos", le vocabulaire ou les modes d'expressions des idées vont nécessairement augmenter.
On pourrait certes s'étonner et se demander pourquoi cela n'avait pas été la première méthode de discours. Après tout, ça parait tellement plus sûr et facile.
Eh bien, c'est que ce n'est pas aussi facile que cela. : il est aisé de nommer directement ce que l'on voit. Il est plus difficile d'en faire autant avec de ce que l'on ne voit pas. Et, à bien des égards, il est plus facile de faire comprendre un discours sur l'invisible en employant un langage imagé, plutôt qu'en se lançant dans des raisonnements interminables, forcément plus rébarbatifs. C'est l'une des raisons pour lesquelles on retrouve des mythes aussi chez Platon.
"Logos" est un terme rattaché à la racine "l-g" ou "l-k", qui évoque à la fois la lumière, la vision, et le tri qui peut s'opérer grâce à elles. (cf. Sanskrit "lok-" regard; latin : lego, lux; grec : legô, logos, leukos; et même le dieu celte "lug"). Selon cette étymologiue, le "logos" est, si l'on veut, ce qu'éclaire et isole l'oeil lumineux et scrutateur.
On voit alors tout ce qui l'oppose en effet à "muthos". S'ils en sont venus à désigner tous les deux la parole, c'est en partant d'un point de vue opposé : le muthos est la parole en ce qu'elle recouvre le mystère, le logos est la parole en ce qu'elle le manifeste. Et, de ce point de vue, il était plutôt logique, même en mettant de côté d'autres considérations, que ce soit "logos" qui désigne la parole créatrice en laquelle se manifeste le divin, dans le Nouveau Testament. Ce qui n'empêche pas que lui aussi, comme toute parole, laisse derrière et au-delà de lui la réalité fondamentale et invisible : mais il en est l'intermédiaire sûr. Et il doit y conduire.
Entre logos et Iris (la déesse arc-en-ciel), il y a donc bien une certaine parenté.
Au discours "synthétique" du mythe - et du monde tel qu'il nous apparaît -, qui donne à comprendre de manière intuitive, s'applique alors le discours "analytique" du logos, qui s'efforce de scruter partie par partie le premier discours, et ses articulations, pour s'en assurer une compréhension correcte.
Plus qu'une contradiction entre les deux discours, il s'agit en réalité d'une complémentarité. Chacun a ses avantages : le mythe suscite une compréhension plus facilement, de manière intuitive. Et le discours rationnel (le "logos"), dont s'occupe la philosophie, permet de s'assurer de la vérité de ce qui est compris. Mais chacun a ses défauts : un discours "mythique" peut n'être en réalité qu'une fantaisie, qui nous induira en erreur. Et le logos est d'une pratique malaisée, et, par sa manière analytique d'appréhender les choses, il rend plus difficile la compréhension d'ensemble.
C'est la raison pour laquelle, même si c'est une idée fort reçue, il est quelque peu caricatural de prétendre que Platon s'oppose à l'art et au mythe. Il y a de l'intelligence dans le mythe. Ce n'est pas une oeuvre de pure détente, de distraction ou de simple fantaisie. C'est d'ailleurs aussi ce que devrait être toute production de l'art. Et il arrive à Platon de se servir de mythes, et même d'employer des procédés artistiques. La tradition nous rapporte même qu'il était, dans sa jeunesse, très prometteur de ce point de vue, mais qu'il brula toutes ses oeuvres après sa rencontre avec Socrate. Mais s'il les détruisit, ce n'était pas par opposition brutale à l'art, ce n'était pas par rejet sans appel du mythe, mais parce qu'il s'était rendu compte qu'il avait lui aussi donné crédit à des interprétations fallacieuses, à des fables, à de pures inventions qui, à la fois séduisaient et trompaient leur auditoire, et qu'il avait lui-même produit de telles oeuvres. Or, en un sens, tout cela n'est pour lui que du faux art, du faux mythe, des mythes travestis et détournés de leur usage, comme ils doivent forcément l'être lorsqu'ils sont transmis et modifiés par des hommes qui, n'étant ni dans le "secret des dieux" ni à quelque degré philosophes, ne sont pas capables de faire la part du vrai et du faux.
Mythe et raison peuvent porter l'un et l'autre à une vérité, mais par des voies différentes; et lorsqu'il y a de l'incertitude, la voie la meilleure pour s'assurer du vrai est celle qui a été développé pour cela : la voie rationnelle, c.-à-d. l'approche philosophique.
Peu à peu, cette voie s'est developpée. Et c'est dans ce développement que la personne de Socrate est tout à fait marquante, en tous les cas pour l'Occident. Il généralisa le questionnement à tous les domaines de l'existence, au "mythe" général de notre vie.
Hélas, l'histoire de la philosophie nous montre également que, pour plus assurée que soit cette voie, il n'est pas impossible de s'y perdre, loin de là!
Mais il est arrivé parfois que la découverte d'une vérité et de sa justification, et même d'un méthode sérieuse pour en obtenir d'autres dans le même domaine se produise, et suscite ainsi l'apparition d'une science organisée.
Et c'est la manière dont les sciences naissent de la philosophie, et se rendent ensuite indépendants d'elle, qui fera l'objet de notre prochain billet : "des enfants prodigues... et trop souvent ingrats" (2ième chapitre de cette étude).