Des enfants prodigues... et trop souvent ingrats.
Le mythe, de même que l'apparence du monde et de la société, suscitent en nous des opinions diverses sur l'existence, sur notre place en son sein, et sur ce que nous pouvons espérer. Mais ces opinions sont-elles vraies? Et, si on le pense, peut-on du moins réellement en être sûr? Il serait bon de pouvoir répondre à ces questions; et s'y efforcer est la fonction première de la philosophie.
Elle ouvre ainsi la voie au discours rationnel, mais pas à n'importe lequel : un discours conscient de lui-même en ce qu'il se connait en recherche et qu'il se doit donc d'être vigilant, "sur ses gardes", pour ne pas recevoir ce qui aura été mal éprouvé, ce qui n'aura pas été bien purifié par la flamme du doute.
"Penser, c'est dire non", écrivit Alain, dans Propos sur les pouvoirs. Mais ce n'est pas dire "non" aux autres, c'est surtout dire "non" à la facilité avec laquelle nous sommes naturellement prêts à croire ce que nous pensons. C'est dire "non" au soi-même qui pense que la pensée va de soi (et ce "soi-même" peut, accessoirement, se trouver dans l'autre).
Comme je l'ai expliqué dans un précédent billet ("vérité et logique"), la philosophie se manifeste de manière toute particulière par l'effort de réfutation. Car il ne suffit pas de dire un simple "non", il ne suffit pas d'être incrédule. Il faut surtout en présenter les raisons. Sans cela, l'incrédulité ne serait qu'une forme de crédulité inversée : une position soutenue de manière inconséquente, une simple posture de rebellion, une recherche simpliste d'originalité. Autant de poses qui se donnent parfois pour de la philosophie mais qui n'en sont pas. C'est qu'il y a aussi du conformisme dans l'habitude de la provocation.
A cause de cette première phase d'apparence plutôt "destructrice", le discours philosophique est souvent considéré comme contradictoire avec celui du mythe, qu'il met à l'épreuve, et comme purement négatif : il se contenterait de poser des questions, de soulever des problèmes et de montrer des difficultés. Mais ce n'est que la moitié de la philosophie. Si elle soulève des problèmes, c'est pour sortir de la fausse évidence, et si elle veut sortir de la fausse évidence, c'est pour chercher la vérité que cachait cette apparence trompeuse.
La philosophie commence par dire "non", mais dans l'espoir de pouvoir enfin trouver le repos dans un "oui" stable et solide. Et elle dit "non" aussi à cette réponse trop tentante, face à la difficulté de l'entreprise, qui consisterait à baisser les bras en la déclarant impossible : elle dit "non" à cela aussi, car elle veut des preuves.
Elle entend bien ce qu'on lui dit et dont elle a fait l'amère expérience, que derrière l'affirmation de l'existence d'une vérité absolue, il peut y avoir la tentation d'imposer cette vérité de force.
Mais elle sait aussi, parce qu'elle a bonne mémoire et qu'elle a rencontré ce discours chez des sophistes, tel Gorgias, que derrière la tolérance qu'affiche l'idée qu'il n'existe pas de vérité absolue, il y a la possibilité offerte pour chacun de rester sur ses positions, de continuer à être persuadé d'avoir raison, et de s'en remettre, en réalité, à autre chose que la raison pour répandre sa vision du monde. Il peut y avoir là aussi une tyrannie en puissance.
Alors elle se méfie : on veut l'embarquer à gauche, à droite... Elle s'efforce de résister aux emportements d'actualité, pour continuer à tracer son difficile sillon.
Elle se tourne sans cesse vers son idéal : permettre à l'homme de pénétrer le mystère de son existence et de celui du monde, découvrir "le fin mot de l'histoire".
Et voilà qu'on insinue que la philosophie est dépassée. Et, à vrai dire, dès sa naissance, la philosophie était dépassée, si l'on avait dû en croire ses détracteurs : car elle en eût aussitôt, pour expliquer qu'elle ne servait plus à rien puisque ce "fin mot" était connu ou qu'il le serait bientôt, mais autrement que par elle.
Toute époque et toute société ont leur mythes : aujourd'hui, pour beaucoup, c'est qu'il n'y en a pas, que ce "fin mot" est désormais connu : tout est absurde et relatif. Alors, laissons les sciences mathématiques, les sciences expérimentales et humaines, bref, les recherches sérieuses, éclairer ce qu'il reste à connaitre du peu de vérité que l'on ne pourra jamais approcher que de loin. Mais, de grâce, oublions l'entreprise philosophique, c'est une vieille dame qui radote et qui ne veut pas comprendre que son temps est passé.
La philosophie fut sans doute ingrate avec le mythe. Juste retour des choses, direz-vous peut-être, qu'elle soit à son tour victime d'ingratitude. Mais on ne peut tout de même prétendre réparer une injustice en en commettant une nouvelle.
Car qu'elle soit congédiée par les représentants du mythe, cela peut se comprendre. Mais qu'elle le soit par ceux-là même à qui elle a donné le sein doit faire réfléchir.
C'est qu'à mesure qu'elle s'est développé, la philosophie a connu des succès : elle a élaboré des méthodes, elle les a corrigé, modifié, etc. pour aborder les différentes recherches qui étaient à son vaste programme. Elle en a tiré les premiers résultats : ainsi se développèrent la logique, la philosophie de la nature, l'éthique et la métaphysique. Tout ce qui ne relevait pas du discours mythique était une partie de l'entreprise philosophique.
Mais voila, les réussites formidables des méthodes scientifiques modernes conduisirent certains savants spécialisés en chacune des branches concernées à proclamer, mine de rien, leur indépendance, à affirmer, par exemple, que la philosophie de la nature n'était plus une philosophie, mais bel et bien une science établie, et même un ensemble de sciences (physique, biologie, chimie, etc.).
La philosophie, bonne mère, a souvent regardé cette revendication d'indépendance avec un peu de tristesse et de nostalgie, mais ne s'y est guère opposée : n'est-il pas normal que les enfants sortent du foyer? N'est-il pas normal que, pour approfondir la recherche, on forme des savants toujours plus spécialisés et qui, de fait, n'auront plus nécessairement pour objectif de réfléchir à un savoir unifié?
Mais, périodiquemen, ces enfants, forts de leurs réussites, sont venus retrouver leur mère. Et ils lui montrèrent leurs richesses : "moi, j'ai réussi à éradiquer des maladies!" "moi, j'ai réussi à marcher sur la lune!" "moi, j'ai réussi à produire de l'énergie nucléaire!" "moi, je défends les droits de l'homme!" "moi, je forme les lois et assure le juste fonctionnement des gouvernements!" "moi, je pourrais assurer la prospérité économiques des peuples!" "moi, je pourrais éradiquer la famine!" etc.. La philosophie avait de quoi être fière. Elle savait, bien sûr, que la prétention de certains n'était pas aussi bien fondée qu'ils voulaient le faire croire. Et elle leur disait parfois. Mais ils ne s'en tinrent pas là. Ils se mirent à la considérer avec plus de sévérité, certains, plus que d'autres, alors qu'ils n'étaient pas forcément les mieux placés pour cela, et lui demandèrent : "Et toi? Qu'as-tu fait depuis le temps que tu existes? C'est bien beau de discourir de tout et de rien, mais à quoi aboutis-tu? Crois-tu que ton attitude est digne de ton âge? Tu devrais enfin te mettre à faire des choses utiles, plutôt que de bâtir des empires en pensée que tu t'empresses de démolir ensuite! Il arrive un temps où ces occupations puérils doivent cesser sous peine de paraître définitivement ridicule!"
La philosophie est choquée, évidemment, d'entendre de tels propos : "Qu'ai-je fait? Mais je vous ai mis au monde, je vous ai élevés, et je vous ai même couvé de mon regard aimant mais vigilant! Et je me demande désormais si je ne me suis pas trompé du tout au tout, à voire l'engeance que j'ai devant moi!" Et il est bien vrai que la philosophie n'a pas toujours fait du très bon travail...
Mais les autres de reprendre : "Nous savons bien que nous te devons d'exister. Mais, précisément, puisque nous sommes là maintenant, ne vois-tu pas que ton ancien rôle est terminé? Nous comprenons le monde bien mieux que tu ne l'as jamais compris. Tu gagnerais donc à te faire l'élève de tes filles et à oublier tes vieilles lubies. Ou si tu préfères, prends donc une retraite bien méritée : et cesse de tourmenter l'esprit des hommes de tes questions et théories sans fin ni raison. Nous avons déjà bien assez de travail à leur fournir."
La philosophie est, hélas, obstinée. Elle leur parle alors de son grand projet, de l'unité de la connaissance, du sens général du monde et de l'existence humaine, qu'il faut trouver. Mais ses enfants la raillent et se détournent d'elle, tristes malgré tout de la voir devenue si folle. "Elle qui espérait devenir si sage... Je crois qu'elle a décidément perdu tout sens de la mesure. Mais, après tout, conclurent-ils, libre à elle! Il faut bien un peu de fantaisie et de distraction dans la vie. Si elle veut s'occuper de ces loisirs, pourquoi pas? Mais il ne faudrait tout de même pas qu'elle monte trop à la tête des gens!"
Et pourtant, c'est la philosophie, mère des sciences, qui conserve précieusement les "secrets de famille". Elle garde à l'esprit la manière dont nait la science physique moderne, et comment nait la psychanalyse, et d'où vient la sociologie... Elle ne l'oublie pas, et elle se souvient des douleurs qui accompagnent chacun de ces enfantements, des malformations qu'elle a trouvées ici et là, et qu'elle a essayé de compenser et de guérir de son mieux. Elle se souvient que chacune de ces sciences n'est qu'un de ces "empires" en pensée qu'on lui reproche, simplement un "empire" qui a mieux survécu que les autres, pour le moment, mais dont elle connait et recherche les faiblesses.
Evidemment, ses filles ont du mal à la comprendre, car chaque science n'est par définition spécialisée que dans ce dont elle est la science.
Le pire est peut-être que ces mêmes enfants qui la critiquent ainsi se retournent bien vite vers elle lorsqu'ils prennent conscience qu'ils ont un peu rapidement "dilapidés" leur "capital de certitude", par leur excès de confiance : c'est la biologie qui s'inquiète du clonage, la physique et la technique qui s'inquiètent des conséquences environnementales de leurs progrès, la politique qui se demande si les modèles autrefois célébrés sont bien les meilleurs, la science économique triomphante qui, après le communisme et le libéralisme, essaie de masquer ses malformations, en se parant à nouveau de l'habit des vieux discours philosophiques, lambeaux arrachés au vêtement honni, ce sont enfin les "sciences morales", que l'on voit poindre devant toutes ces questions, et qui, encore proches des jupons maternels, se demandent tout de même sur quel fondement on peut porter un jugement éthique correct.
La science, pourtant, n'est bien sûr pas une pratique désincarnée : et il suffit que ceux qui l'exercent ne soit pas trop enfermés dans leur propre recherche, pour qu'ils comprennent combien tous les reproches habituels que l'on fait à la philosophie sont déplacés.
On trouve ainsi, parfois, des scientifiques qui sont aussi des philosophes avisés. Mais ils sont, il faut bien l'admettre, assez rares parmi la foule des scientifiques. Et il est d'ailleurs intéressant de constater que, parmi eux, un grand nombre furent des adeptes des mathématiques, qui est pourtant la science la mieux fondée de toutes celles que nous pratiquons. Il est à croire que c'est à proportion de leurs faiblesses que celles-ci se détournent de la philosophie qui les leur rappelle.
C'est qu'en réalité les sciences n'en sont pas encore; et la philosophie n'a pas cessé de les enfanter : elle continue aujourd'hui à traiter ces "secrets de famille", elle continue à s'assurer des fondements de chacune et à traquer les problèmes qui s'y trouvent. En même temps qu'on lui reproche son inutilité, sa "vieillesse", sa "vanité", elle travaille à consolider la santé de ses contradicteurs et la valeur de leurs oeuvres. Et surtout, même si cela apparaît moins, elle cherche encore à préserver le "lien familial" qui permet de penser l'idéal d'une unité du savoir.
Bref, les sciences sont des parties du discours philosophique qui essaient de l'ignorer.
Ces enfants myopes et souvent oublieux ont conservé cependant en mémoire deux interrogations qu'ils entendaient souvent leur mère répéter : "que pouvons-nous savoir de la réalité? Et y a-t-il une science reine, une science première, qui pourrait donner la clef de toutes les autres?" Et comme des enfants qui désirent satisfaire les attentes de leurs parents, ils s'examinent à l'aune de ses questions, ils cherchent, plus ou moins longtemps, et voici qu'à tour de rôle, chacun prétend être cette science maitresse, capable sinon de commander toutes les autres, du moins d'en gouverner la plus grande partie.
Et c'est bientôt à un pugilat que l'on assiste, où chaque science tente d'assurer sa prédominance et son influence sur ses soeurs.
C'est ainsi qu'elles semblèrent tomber chacune, de manière transitoire, dans une erreur profonde sur leur rôle et leur valeur.
Formulation générale de cette erreur : le particularisme
En terme anthropologique, on désignerait cette erreur sous l'appellation d'ethnocentrisme. On pourrait, sur cet exemple, le nommer "sciento-centrisme", mais le terme le plus convenable, peut-être, parce que moins barbare, serait tout simplement "particularisme". En effet, cette erreur consiste à vouloir étendre au général ce qui ne vaut que pour un domaine particulier.
Chaque science est assez fortement particularisée, dans le sens où, par définition, il n'étudie que son propre objet. Or cet objet réclame souvent des procédés de recheche particuliers, et appelle des méthodes explicatives en conséquence, et tout aussi particulières.
Parce que ces procédés, cette méthode donnent des résultats dans le domaine qui lui est réservé, on est ensuite tenté d'en généraliser l'usage.
En outre, l'objet étant ainsi expliqué et étudié dans ses relations avec son environnement, on peut être conduit à chercher à expliquer ensuite par l'intermédiaire de cet objet, et donc encore une fois sous le filtre de la science qui lui est consacrée, tout ce qui peut lui être lié, de près ou de loin - ce qui conduit finalement à prétendre rendre compte de la totalité du réel et englober ainsi toutes les autres sciences sous la seule direction de cette science de départ.
Il y a donc deux erreurs possibles, qui mènent à la même prétention fausse : la première généralise la méthode particulière; la seconde cherche à voir le tout à travers le prisme de la partie.
Ainsi, les sciences rejoignent de manière maladroite et erronée l'idéel d'unité. Mais l'on aurait tort de rejetter pour cela cet idéal lui-même. Ce qui pose problème ici, ce n'est pas lui, c'est la manière dont on prétend y parvenir, qui est forcément réductrice : car l'unité de la partie n'est pas celle du tout, et ne peut pas s'étendre à ce tout.
Pour mieux faire comprendre la manière dont les sciences luttent entre elles et avec la philosophie, en commettant l'erreur susdite, il sera intéressant de donner quelques illustrations. Et c'est à cela que sera réservé le prochain billet de cette série : "Les sciences sur le champ de bataille" (2ième et dernière partie de ce chapitre).