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Billet de blog 26 janvier 2009

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Du bon usage de la mauvaise foi

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans le monde terne qui nous entoure, soumis aux intempéries naturelles et économiques, les occasions de se distraire sainement sont devenues trop rares. Aussi voudrais-je attirer l'attention sur un spectacle dont le comique sera peut-être passé inaperçu.

Ces derniers temps, il n'est rien de plus distrayant que d'assister aux contorsions médiatiques auxquelles les capitalistes libéraux sont obligés de se prêter.

C'est que des libéraux aux micros, il y en a encore, toujours et beaucoup.

S'il est assez inquiétant de les voir reprendre peu à peu les mêmes discours et les mêmes postures, les voir s'énerver lorsqu'on leur rappelle que l'Etat a dû intervenir pour remettre de l'argent dans l'économie et sauver ainsi leur système suscite en moi une certaine délectation perverse.

Chez tout citoyen moyen, qui se demande bien ce dont il est coupable pour avoir à payer la note aujourd'hui, une question toute bête se pose : pourquoi ce qui n'était pas possible pour la sécurité sociale, pour les services publics, pour les salaires l'est devenu tout à coup pour les banques et certaines grandes entreprises? Et pourquoi ce qui est devenu possible pour elles ne l'est toujours pas pour les autres?

Alors, comme il a l'esprit mal tourné et, pour tout dire, qu'il est un peu simplet, dans certains moment de faiblesse, il se prend à penser qu'il s'agirait peut-être d'une politique de classe : les plus riches s'aident sur le dos des moins riches.

Evidemment, lorsqu'une telle théorie ose pointer le début du commencement de son affirmation, aussitôt, on voit les libéraux capitalistes s'étrangler de rage. On les voit s'exclamer que cette intervention était nécessaire pour sauver tout simplement nos comptes et qu'il était impossible de faire autrement. On les surprend à s'échauffer en assurant que l'Etat a surtout garanti les banques, mais n'a donc pas déboursé l'argent. On les entend grommeler que ce n'est pas un cadeau de l'Etat, mais un prêt.

Il n'empêche : l'Etat a donné de l'argent aux riches structures qui ont causé sur le long terme la paupérisation des classes moyennes (en rémunérant davantage le capital que le travail) et qui ont provoqué directement la crise actuelle. Et cet argent, ce sont les victimes qui le paieront.

Bref, les coupables gagnent, les victimes payent. C'est, en un sens, ce qu'on appelle la "loi naturelle". Evidemment, c'est une conception toute particulière de la justice.

Il serait tout de même dommage qu'en plus de l'argent les acteurs de ce système conservent leur bonne conscience.

J'invite donc tous les hommes de sensibilité économique plutôt de gauche à rappeler sans cesse à leurs compatriotes du bord adverse les sommes considérables qui ont dû être mobilisées par l'Etat pour faire face à cette crise, quitte à faire preuve de mauvaise foi.

Peut-être me direz-vous : mais pourquoi aller jusqu'à la mauvaise foi? N'est-ce pas se décrédibiliser?

S'il y a une chose à retenir de ce qui se passe, c'est que ce n'est pas la mauvaise foi qui décrédibilise. Sinon les "meilleurs" experts économiques - qui n'avaient pas prévenu de la crise mais l'expliquent maintenant parfaitement et connaissent très bien toutes les solutions - seraient décrédibilisés depuis longtemps.

Et pour ce qui est de la mauvaise foi, il y en a un bon usage.

Sur ce point délicat, nous avons pour nous l'assurance que nous donne Schopenhauer : "cette malhonnêteté même, l'obstination à défendre la thèse qui nous semble déjà fausse à nous-mêmes, peut-être excusable : souvent, nous sommes d'abord fermement convaincus de la vérité de notre affirmation, mais voila que l'argument de notre adversaire semble la renverser; si nous renonçons aussitôt à la défendre, nous découvrons souvent après coup que nous avions tout de même raison; notre preuve était fausse, mais notre affirmation pouvait être étayée par une bonne preuve. L'argument salvateur ne nous était pas immédiatement venu à l'esprit. De ce fait, il se forme en nous la maxime selon laquelle, même quand l'argument de l'adversaire semble juste et concluant, nous devons l'attaquer, certains que sa justesse n'est qu'apparente et qu'au cours de la controverse nous trouverons un argument qui viendra renverser ou confirmer notre vérité d'une façon ou d'une autre. Ainsi nous sommes quasi obligés d'être malhonnêtes lors de la controverse, ou tout du moins légèrement tentés de l'être." (L'art d'avoir toujours raison)

Alors, chers amis, puisque c'est pour la bonne cause, celle de la justice, laissons-nous tenter.

Et nous trouverons peut-être que cette injustice est bien réelle : car quoi? Telle petite entreprise n'aimerait-elle pas que l'Etat la garantisse contre tout dépôt de bilan? N'aimerait-elle pas que l'Etat lui prête de l'argent? Ou qu'il mette en place un plan du type "prime à la casse"? Ou mieux encore qu'il lui donne de l'argent? Mais évidemment, cette petite entreprise n'a jamais provoqué de crise, elle, et elle ne risque pas de faire s'effondrer l'économie nationale, elle... donc elle n'a pas droit à cette récompense!

Et voilà, je les entends s'écrier à nouveau : mais justement, l'Etat n'avait pas le choix! Il fallait sauver les banques, c'est notre argent!

Rendez-vous compte : ce sont les mêmes qui crient à la prise d'otage lorsque quelques grévistes empêchent des trains de rouler ou des écoles d'ouvrir. Mais si, ça, c'est une prise d'otage, alors que devrions-nous dire maintenant? Nous devrions avoir le droit de hurler à la figure des défenseurs du libéralisme : "à l'esclavage, à la torture!" Trouvez-moi une seule grève qui a coûté plus que cette crise!

Malgré tout, la crise aura été pour certains bénéfique : les banquiers français peuvent être tranquilles, ils savent désormais qu'ils possèdent une entreprise qui ne pourra jamais faire faillite. Et c'est vrai que c'est normal : l'Etat ne doit pas permettre que ses citoyens perdent ainsi , malgré eux, leur argent. Dès qu'une banque est en difficulté, il faut donc que l'Etat intervienne par tous les moyens nécessaires.

Autrement dit, parce que l'argent n'est pas un bien comme les autres, mais d'intérêt général, posséder une banque ne peut plus être un investissement risqué.

Dans ces conditions j'ose me demander quelle justification idéologique, et quel intérêt pratique, il peut y avoir à les laisser au privé. Si la banque gagne de l'argent, elle s'enrichit. Si elle en perd, l'Etat s'endette. Bref, le seul intérêt est au privé qui est ainsi assuré de gagner de l'argent.

A l'heure où l'on ne cesse de nous dire que les caisses sont vides et les déficits records et que c'est pour cela "que l'on ne peut rien faire pour vous, mon pauv' monsieur, circulez, y a rien à voir", continuer à faire vivre un système qui n'enrichit pas l'Etat, mais au contraire le ponctionne, est sans doute la marque la plus visible de l'idéologie au pouvoir.

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