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Billet de blog 28 mai 2009

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La « pensée de derrière » de l’adhésion de la Turquie à l’Europe

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » (Pascal, Pensées, 336 [231])

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La Turquie est-elle légitime à demander son adhésion à l’Europe ?

La question, qui mérite d’être posée, ne l’est pourtant jamais dans ces termes. On se contente de remarquer que la Turquie est dans un processus d’adhésion, et que, pour le moment, elle ne remplit pas les conditions pour adhérer.

Mais en réalité, procéder ainsi revient déjà à supposer que l’adhésion de la Turquie, si elle n’est pas encore réalisable, est du moins une possibilité envisageable ; et que cette revendication est donc bel et bien légitime.

La question de la légitimité est donc de fait supposée résolue, et ne sera très certainement jamais posée aux peuples.

La meilleure preuve en est que ceux-là même qui déclarent, pour l’évacuer, que de toute façon, ce n’est pas le moment de se poser la question, parce que le processus n’est pas achevé, sont les mêmes qui affirment qu’après tant d’années d’effort et de négociation, on ne peut plus se contenter de lui refermer la porte. Comment donc peut-on imaginer qu’après encore plus d’années de négociations les mêmes viendront nous expliquer que, cette fois, il est possible de dire non ?

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Dès lors une autre question surgit : pourquoi ne pas vouloir poser la question de cette légitimité ?

La réponse est assez simple : c’est que cette légitimité est en elle-même très faible, et que ceux qui la défendent pourtant le savent bien. Il n’y a quasiment aucune raison pour qu’une organisation politique et économique qui s’intitule l’Europe intègre en son sein un pays du Proche Orient (et ceci vaudrait tout aussi bien pour Israël).

A cette constatation d’évidence, on oppose parfois le fait que l’Europe est moins une organisation à fondement géographique qu’à fondement idéologique : pour en être membre, il faut remplir des critères d’ordre économique, social et politique. Rien de plus.

L’ennui est qu’en ce cas, on ne voit pas très bien pourquoi cela s’appelle l’Europe, et pourquoi on n’envisage pas comme une possibilité légitime que des pays d’Extrême-Orient ou d’Afrique du Sud puissent demander à être membre de cette organisation.

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On est alors en droit de s’interroger à nouveau sur les raisons qui justifient une apparente exception turque.

Parmi les raisons qui sont présentées, il y en a deux qui reviennent très souvent :

- L’espérance d’intégrer l’Europe, et sa promesse de prospérité, oblige la Turquie à se moderniser. On ne peut donc pas cesser les négociations parce qu’alors nous serions coupables de renvoyer ce pays à son « moyen-âge ».

- La Turquie a une petite partie de son territoire en Europe, mais joue un très grand rôle au Proche Orient. En l’intégrant à l’Europe démocratique et moderne, on peut espérer pacifier toute la zone, par jeu d’influences.

Ces raisons ne me paraissent pas fondamentales. De tels arguments me semblent même tout à fait artificiels et en tout cas fortement insuffisants : ainsi, s’il est vrai que la Turquie cesserait ses progrès sans ses négociations avec l’Europe, on peut se demander dans quelle mesure sa « modernisation » n’est pas de simple apparat. En tous les cas, si c’est vrai, elle ne peut être que très superficielle. Ce qui n’est donc pas, en réalité, très rassurant. Ensuite, on devrait savoir que l’on ne pacifie pas le Proche-Orient en y « prenant » une « base avancée ». Il n’y a pas de raison que l’Europe soit plus efficace que les Etats-Unis de ce point de vue.

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Il doit donc y avoir une autre raison : il y a en réalité comme une pensée de derrière dans la volonté d'intégrer la Turquie à l'Europe. Et cette pensée se dévoile quelque peu si l’on remarque que, traduites correctement, les deux raisons que nous avons mentionnées ne sont jamais que deux formulations d’une nouvelle manière d’impérialisme.

Pourquoi vouloir la Turquie ? Pour reformer un empire. Et pas n’importe quel empire, tout bêtement l’Empire Romain, qui allait de la Grande Bretagne aux rives de l’Euphrate.

La Turquie n’est donc qu’une étape : on sait déjà que certains, comme DSK, souhaiteraient que, peu à peu, l’Afrique du nord soit également concernée. Israël déjà participe à des célébrations européennes (comme l’Eurovision).

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Reconstituer l’empire, tel est le projet, qui n’est que très rarement présenté comme tel, et dans lequel les peuples sont embarqués et que l'on informe toujours après coup. D'ailleurs, l’organisation institutionnelle de l’Europe est faite de telle sorte que son mouvement ne puisse pas être empêché par les gouvernants nationaux, sauf cas tout à fait exceptionnel d’un accord de tous ou de la rupture de l’un d’entre eux.

On semble ne pas s’apercevoir de la manière dont se développe un tel projet : l’Europe séduit par l’argent qu’elle promet. En un sens, elle achète ses nouveaux membres, auxquels elle impose durablement une certaine ligne de conduite. Et la façon dont on a critiqué vertement les Irlandais pour ne pas avoir voté oui à la Constitution alors qu’ils avaient reçu de l’argent est bien révélatrice.

Certes, les décisions prises par l’Europe sont essentiellement économiques ; parfois elles font référence aux droits de l’homme. Mais sous ces deux motifs (et surtout le premier), elle en arrive en fait à intervenir dans des domaines très précis, très variés et très concret de la vie et même des traditions des peuples.

Pensez que, sans la lutte acharnée de quelques-uns, le fromage au lait cru était condamné ! Etes-vous bien certain que c’est anecdotique ? C’est au contraire tout à fait révélateur : l’Europe demande de se conformer à un modèle, lequel est déterminé par l’exigence d’une certaine conception idéologique de l’efficacité économique – et elle intervient pour cela dans les détails de notre vie, puisque, finalement, tout a un impact économique. Seul est préservé ce qui relève directement des droits universels. Mais entre l’universalité et l’individu, tout devient un domaine de prescriptions économiques, qui doivent conduire progressivement à une uniformisation.

Il ne s’agit donc certes pas d’un impérialisme qui repose sur la division ou la discrimination entre les altérités, mais d’un impérialisme qui cherche à mélanger toutes les altérités, qui croit en l’idéologie du métissage. Avec la meilleure intention du monde, l’amour de l’autre, il en vient à dénigrer toute altérité: celui qui cherche à préserver ses traditions n'est-il pas un ringard qui n'a rien compris au sens de l'histoire?

Pourtant il n’y a pas d’altérité sans dualité.

Et il y a donc en fait deux façons de lutter « contre l’autre » : soit en lui imposant à lui seul de changer (rejet de l'altérité fondé sur le particularisme), soit s’unissant à lui de sorte que de deux nous ne fassions plus qu’un (rejet de l'altérité fondé sur l'universalisme). Cette dernière manière est plus "généreuse", en ce qu'elle est également "sacrificielle" : on change avec l'autre. Mais, en réalité, elle revient au même : le refus de l'altérité. Dans les deux cas, la dualité, et donc l'altérité, est éliminée.

Il faut bien y réfléchir, car nous identifions trop rapidement la xénophobie à l’excès du particularisme ; ce qui peut nous porter à l’excès inverse, et, du coup, au même résultat. Il n’y a plus d’altérité possible lorsque l’unicité est la règle.

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Certes, me direz-vous peut-être, je fais porter à l’Europe une responsabilité bien lourde. Après tout, l’Europe n’est pas seule : elle n’est en somme qu’une extension, à forme nouvelle, des E.U. C’est sans doute exact ; mais je ne suis pas sûr que ce soit plus rassurant.

A certains égards, donc, je me demande parfois (lorsque ma pensée pousse trop loin ses ailes) dans quelle mesure ce qui se fait actuellement ne prépare pas le totalitarisme « cool et branché » de la post-modernité…

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