Dans mon billet, intitulé "capitalisme et libéralisme : ou comment s'enrichir", j'ai essayé de clarifier le sens de ces mots dont on abuse sans en savoir exactement la signification. A cette occasion, j'ai hésité à parler d'une autre expression, beaucoup employée aussi, celle d'"économie de marché". J'ai finalement évité de le faire, parce qu'il m'a semblé que ce terme était encore plus ambiguë et risquait de compliquer les choses. J'avais donc décidé d'en remettre l'examen à plus tard, et, oserais-je l'avouer, cela m'était ensuite sorti de la tête.
Cet oubli me fut rappelé ce matin, lorsqu'en écoutant une chaine de radio qui monte, l'une des intervenantes, selon son habitude, rappela l'argument décisif contre les anticapitalistes : "on ne peut pas être sérieusement anticapitaliste : ce serait remettre en cause l'économie de marché, ce serait totalement absurde, et on a déjà vu ce que ça donne." (Si les mots ne furent pas exactement ceux-là, l'esprit y est).
Si l'on en croit donc cette honorable intervenante, on ne peut pas être anticapitaliste, sans remettre en cause l'économie de marché; cela revient à dire que cette économie est, sinon la même chose, du moins impliquée par l'idée même de capitalisme.
Pourtant, d'autres définiront l'économie de marché comme une économie où le marché est libre et régulateur. En ce cas, cette économie est assimilée au libéralisme. Et, dans le billet susnommé, nous avons vu que le libéralisme n'était pas la même chose que le capitalisme. Nous avons donc là encore une expression dont le sens parait pour le moins variable selon celui qui l'emploie.
Il faut reconnaitre qu'au sens propre, l'expression est assez étonnante : "économie de marché". Qu'est-ce que le marché? C'est, par définition, le lieu des échanges. Mais peut-il y avoir une économie sans échanges? Evidemment non. Prise littéralement, l'expression "économie de marché" est donc une sorte de pléonasme : c'est l'économie des échanges. Et comme il n'y en a pas d'autres possibles, par définition, en effet, l'économie de marché est une chose qui va de soi.
Mais lorsque les libéraux l'utilisent, ils veulent évidemment dire quelque chose de plus précis : ils entendent une économie dirigée par le marché, par la loi de la libre concurrence, c.-à-d. celle de l'offre et de la demande, sans interventions extérieures.
Et lorsque les capitalistes emploient la même expression pour l'associer étroitement au capitalisme, ils n'entendent pas seulement "l'économie des échanges" ni même l'économie libérale, parce que sinon toute économie capitaliste serait forcément libérale. Mais, comme nous l'avions précisé, le capitalisme consiste à faire de l'argent avec de l'argent : en plaçant judicieusement son capital. L'expression "économie de marché, pour désigner le capitalisme, signifie donc une économie dans laquelle il est possible d'investir son argent pour en retirer des bénéfices. C'est donc une économie qui, en un sens, instrumentalise le marché dans le but d'accroître son capital.
Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit donc pas du tout du seul exercice des échanges.
Remarquons cependant qu'à cause de cette polysémie, l'expression peut faire l'effet d'une formule magique aux oreilles impressionnables, et elle a pour cela une très grande utilité rhétorique : vous ne pouvez pas être antilibéral ou anticapitaliste, puisqu'alors vous seriez contre l'économie de marché (au sens 2 ou 3), mais vous ne pouvez pas être contre l'économie de marché, parce que c'est un choix absurde : il va de soi que toute économie bien comprise est une "économie de marché" (au sens 1). Par glissement de sens, on réduit ainsi son adversaire à l'absurdité; et il semble que l'on ne puisse pas établir de véritable économie en dehors du capitalisme ou du libéralisme. C'est un procédé purement sophistique, évidemment, mais qui a un fort succès.
Je ne prétends d'ailleurs pas que tous ceux qui emploient ainsi l'expression soient de malveillants manipulateurs : je pense plutôt qu'ils sont eux-mêmes les victimes de cette ambigüité; ils sombrent, comme l'écrivait Platon, dans "l'océan de la dissemblance".
Mais je ne suis pas bien sûr que cela soit à leur avantage.