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Billet de blog 2 décembre 2014

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Exhibit B censurée à Paris au nom d'un anti-racisme dénié à son auteur.

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Exhibit B censurée à Paris au nom d'un anti-racisme dénié à son auteur.

M.Maire / 28.11.2014

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 Toutes les oeuvres d'art ne sont pas directement accessibles, encore moins  à tous. Elles nécessitent effectivement un temps de maturation de leur réception, de discussion et de partage d'émotions, de leur  critique, de leur médiation, car elles peuvent toujours être interprétées dans un sens restrictif négatif, ce qui semble être le cas par le mouvement pour la censure d'Exhibit B. Or l'oeuvre d'art en général, est "ouverte" (cf. le livre d'Umberto Eco " L'oeuvre ouverte"), car elle porte en elle un potentiel  plus ou moins élargi de significations plus ou moins variées. Il n'est pas nouveau qu’une œuvre d'art ne s'adresse pas à toute la diversité sociétale: après tout, les concerts ne sont pas prévus pour les sourds, ni les expositions pour les aveugles, et cela ne choque pas grand monde. En l'occurrence, le tarif d'entrée ne permet pas l'accès à tous, mais ceci relève d'un élitisme de la culture (déjà pointé en son temps par Pierre Bourdieu dans son livre "L'amour de l'art"), dont l'oeuvre de Brett Bailey n'a pas à faire les frais. Alors pourquoi cette indignation contre une oeuvre d'art, dont les pouvoirs publics devraient pour l' assouvir, faire taire l'existence   ?

L'artiste anti-raciste doit-il montrer "patte noire" ?

Exhibit  signifie à la fois pièces à conviction et exposition. C'est précisément cette ambivalence sémantique qui traduit le procédé artistique que Brett Bailey met en oeuvre  pour montrer et dénoncer aujourd'hui aux yeux des citoyens des anciennes puissances esclavagistes et/ou coloniales européennes, non seulement la barbarie de l'époque, mais aussi le racisme, la discrimination et la condition inhumaine des immigrés clandestins contemporains. Le propre d'un artiste n'est pas de se justifier, ni de montrer "patte noire" ! Il n'a pas à être son propre critique. Il crée et instaure une oeuvre pour la faire fonctionner selon des modalités qui peuvent être représentationnelles mais plus seulement depuis les modernes et les avant-gardes, puis exister selon son parti-pris comme celui de chacun de ses récepteurs,  et la livrer finalement en pâture à la critique de ses contemporains. C'est à chacun des utilisateurs de s'en faire une idée, en tout cas de l'expérimenter,  l'oeuvre n'appartenant plus à l'artiste et acquérant son propre fonctionnement . Eut-il fallu interdire des oeuvres telles que "Roots" ou "Kunta Kinté"  et accuser leurs auteurs de racisme parce qu'elles montrent la barbarie de l'esclavage, des corps noirs nus et fouettés, donc chosifiés ? Exhibit B existe depuis plusieurs années après Exhibit A, et a fait son chemin en suscitant déjà des réactions négatives telles que celles d'aujourd'hui, mais surtout et majoritairement des commentaires très positifs. Il est symptomatique que les critiques les plus vindicatives ont été géographiquement différentes. En Allemagne, c'est principalement un syndicat de défense des droits des comédiens qui avait allumé la mèche, en Grande Bretagne, ce sont des associations communautaristes noires.

Exhibit B n'est pas un zoo humain.

Contrairement à une affirmation de la contestation, et même si elle y fait référence (seulement visuellement), Exhibit B n'est pas un zoo humain ! Une exposition récente au Musée du Quai Branly dont Lilian Thuram fut l'un des commissaires, a largement fait état de ce phénomène qui eut cours aux USA, au Japon, et jusqu'à très récemment en Europe. Plusieurs ouvrages érudits en ont également rendu compte, notamment par la plume de Pascal Blanchard, l'un des chercheurs les plus prolixes par ailleurs pour dénoncer  les méfaits de la Françafrique, comme pour expliquer pertinemment les causes du racisme et de son déni récurrent par l'Etat français. Les personnes plus ou moins dénudées qui sont visibles dans Exhibit B, sont toutes volontaires, sélectionnées de surcroît sur gage d'un engagement pour la révélation, la dénonciation ou la mise en accusation, et entraînées pour devenir des performeurs par un travail de répétitions de plusieurs jours avec l'artiste et ses assistants. Il ne s'agit donc absolument pas d'une chosification réductrice de la personne noire, bien au contraire ! Ou alors, tout le cinéma, le théâtre et les genres littéraires qui utilisent la nudité et la violence pour représenter et dénoncer l'aliénation à l'encontre d'un groupe humain devraient être censurés. Bien au-delà d'une esthétique formelle alimentée par un plaisir visuel, lui-même procuré par le dispositif des tableaux vivants, celle piégeuse d'Exhibit B consiste bien plus en l'effet ravageur de nature psychique produit par une expérience individuelle désagréable à l'extrême et sous la contrainte; dans un sas d'entrée, chaque visiteur est isolé et se voit réduit à un numéro avant d'être autorisé à pénétrer dans l'oeuvre. Privée d'échappatoire par l'évitement du regard ou  la fuite, c'est une immersion forcée, un vis à vis contrait avec l'intime du soi, une confrontation brutale avec l'état de sa propre relation du Nous à l'Autre pour tous les expérimentateurs, qu'ils soient noirs ou blancs, visiteurs ou performeurs. Hélas, les censeurs d'Exhibit B se sont engouffrés dans un contre-sens pour en produire des accusations complètement fallacieuses, incapables de se déprendre de la logique racialiste. Contrairement à l'accusation d'absence de volonté de débat par Bailey, celui-ci  a rencontré le public en juillet 2013 entouré de quelques uns des performeurs dans un espace du Festival d'Avignon spécialement dédié à l'interpellation des auteurs. (NB: J'ai parcouru, vu, subi, expérimenté cette oeuvre, in situ comme après coup (c'est le cas de le dire !), et eu l'opportunité de discuter avec Bailey, plus longuement encore avec tout son casting). Pas un des performeurs n'est pas sorti grandi et fier de cette expérience, qui consistait pour eux en un véritable engagement personnel et politique au sens premier du terme. Car Bailey effectue un travail préparatoire très particulier avec eux, basé sur l'immobilisme, le mutisme et l'exclusivité du soutien sans faille du regard fixe face à celui du visiteur, visant à un regain de confiance et d'estime de soi. 

La censure en réponse à un déni d'égalité.

Il est atterrant de constater les effets d'une prise de position unilatérale et très minoritaire contre la monstration de cette oeuvre d'art, qui ont conduit à  des violences tant physiques que matérielles tout à fait lamentables. La demande d'annulation ne contribue-t-elle pas ainsi à l'autocensure de la liberté de critique par la société civile toute entière ? Non convaincants étaient déjà les éléments de l'argumentaire  déployé tous azimuts en faisant feu de tout bois, pour tenter de faire interdire  par l' autorité publique , une oeuvre d'art dont le statut permet précisément de faire au moins un travail cognitif éludé par l'histoire officielle et les manuels scolaires. Ne serait-ce que pour cette fonction, Exhibit B est une oeuvre de salut public, car un visiteur est renseigné par la narration écrite et visuellement illustrée d'événements qui pouvaient lui être complètement inconnus jusqu'alors. L'horreur de leur teneur ne peut que le stupéfier, par son degré de cruauté d'une part, et à cause de son ignorance d'autre part. Quelque soit l'image qu'il pouvait avoir du négro-africain avant d'avoir vu Exhibit B, il est absolument certain que ce visiteur ne pourra jamais oublier ce que l'Apartheid, le colonialisme doublé de racialisme et de racisme, l'esclavagisme historique et moderne ont produit, tel " le poison instillé dans les veines de l'Europe" selon Aimé Césaire, ni le traitement actuel réservé aux clandestins sur le vieux continent. Ce qui est le plus choquant, c'est lorsque la couleur de peau et l'identité afrikaner de l'artiste sont stigmatisées pour en disqualifier l'oeuvre. En faisant de la sorte, c'est  la même  pratique à l'inverse de ce qui est dénoncé et qui se retourne contre leurs auteurs: du racisme ! Sur ce processus, à consulter la lecture du psychiatre Franz Fanon qui a bien décrit cette réaction dans son lumineux "Peau noire, masque blanc". Que d'aucuns reprochent à l'artiste, peut-être avec raison, un procédé de repentance ou de rachat d'une culpabilité qu'il porte certainement en lui, peu importe finalement, c'est son affaire. Ce qu'il faut retenir notamment d'Exhibit B, c'est son efficacité auprès des performeurs qui ressortent plus solides d'avoir vu dans le regard des visiteurs, gêne, honte, effroi et même sanglots, fragilité en somme, ce qui n'arrive jamais dans la vie courante. Ce qu'il faut retenir aussi et finalement, c'est le pouvoir informatif et interrogateur des consciences de tous ceux qui sont dans l'ignorance de ce passé si peu glorieux de l'esclavage, de la colonisation, et du racisme contemporain persistant à l'égard de l'Autre. Et il faut savoir faire fi du penchant  "cabot"de Bailey tellement répandu  dans le monde de l'art,  notamment quand il est en public, et de son identité sud-africaine blanche. A "jouer" avec la culpabilisation du regardeur, son oeuvre eut-elle été plus complète ou plus aboutie selon un anti-raciste noir, si Bailey s'était lui-même exposé dans un tableau vivant de la série Exhibit , par exemple en représentant en situation un geôlier afrikaner conditionné par l'Apartheid ? Cela lui aurait-il évité les accusations dont il est l'objet ?

L'anti-racisme contre l'art

Face aux censeurs, une cohorte d'intellectuels, de personnalités de la culture et d'organisations syndicales et politiques anti-racistes elles aussi, est montée en ligne de front pour sauver le soldat Bailey et son oeuvre, raidissant un conflit qui, si l'on n'y regarde pas de plus près, opposerait les nantis de culture blanche aux racisés incultes noirs, et dont on ne peut imaginer quel profit pourrait tirer l'un ou l'autre camp vainqueur, sans creuser un peu plus une fracture à la fois sociale et communautaire déjà profonde. A ce stade, il convient de proposer d'autres arguments que ceux qui participent à l'inflation d'un dialogue de sourds. Exhibit B est une oeuvre ultra-violente mais pourtant salut-public ici. Il faut peut-être accepter d'en passer par cette extrême violence visuelle particulièrement au pays de la Françafrique, où le passé esclavagiste et colonial est complètement passé sous silence, refoulé dans l'arrière boutique de la vitrine des droits de l'homme. Exhibit B révèle brutalement la schizophrénie d'un civilisateur à la fois chantre d'un humanisme universel, et capable de la pire ignominie. On ne peut croire en une quelconque efficacité de la censure sociétale d'où qu'elle vienne, contre une oeuvre d'art pour résoudre les problèmes de reconnaissance identitaire, de discrimination, d'intégration et de racisme. Au contraire, initiée selon des arguments racialistes, elle apparaît comme le repli communautaire d'une identité fondée sur la couleur de peau noire et qui se trompe de cible. La taxonomie communautariste séparatiste qui distingue les européo-descendants des afro-descendants prête à sourire, car on se demande bien où elle pourrait ranger les métis mulâtres (ce terme racialiste n'a toujours pas été éliminé des dictionnaires). D'autre part et à l'insu de leurs pratiquants, elle fait le jeu des tenants de la stigmatisation et de la xénophobie, par un procédé d'exclusion de l'art pour ce qu'il n'a jamais eu l'intention de produire. S'il suscite une réaction aussi vive et insupportable au point que d'aucuns en réclament l'occultation , alors  il faut plutôt en chercher l'origine et les causes au tréfonds de l'impensé. On le voit bien, le mouvement de contestation cristallise toutes les frustrations de victimes actuelles de l'ostracisme et du racisme, en faisant de l'oeuvre d'art Exhibit B un bouc émissaire. Mais il se trompe de coupable ! Cette oeuvre remplit parfaitement sa fonction selon sa vocation et à sa manière, en servant de révélateur d'une situation intenable dont elle ne peut être tenue pour complice ou responsable. Si elle résulte de l'imaginaire d'un blanc imprégné par le passé  de l'Apartheid puis aujourd'hui dépris, il est sûr que son parti-pris est propre à cet imaginaire auctorial. Si l'artiste avait appartenu à la communauté lésée par la ségrégation sud-africaine, Exhibit X avec les mêmes procédés artistiques, aurait certainement produit des tableaux vivants différents montrant des blancs immobiles, et qui auraient aussi certainement suscité la critique de personnes "atteintes dans leur dignité humaine, en tant que descendants de personnes chosifiées". En fin de compte, eut-il fallu  pour échapper à une vindicte communautaire, que l'artiste fut un métis mulâtre ? Ce raisonnement fait apparaître que selon  un  modèle racialiste, il ne surprendra personne qu'un artiste Blanc et qu’un artiste Noir ne peuvent pas traiter du racisme de la même manière, et qu'en toute logique, la réception de leur parti-pris par des publics communautarisés ne pourra  être univoque.  Mais ce n'est certainement pas par la censure de l'art que l'on pourra faire progresser la situation, parce que ses oeuvres ne peuvent jamais faire consensus des interprétations et des ressentis;   ce n'est pas pour autant qu'il faut les accuser d' effets d'intention ou de complicité qui ne sont pas délibérées. "Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ! " a (bien) dit Marcel Duchamp !

Censurer la censure au nom de l'art ?

Exhibit B participe-t-elle d'une forme d'art marchand et unilatéralement  bien-pensant, dans la veine du discours "humanitariste" répandu ailleurs sous d'autres formes ? Le parti-pris de l'artiste est-il  beaucoup trop littéral en s'adonnant à une surenchère par un mélange trop violent de clichés et de pathos seulement racoleurs de bonne conscience bourgeoise blanche et de repentance judéo-chrétienne  pour dénoncer des évidences historiques et contemporaines oblitérées par les médias de masse et le système éducatif ? Le "monde de l'art" n'obéit-il pas à la logique marchande quand AREVA et TOTAL, sociétés bien connues pour leur exploitation pilleuse de pétrole et uranium africains, faisaient partie du mécénat qui a permis la diffusion d'Exhibit B en France en 2013 ? Qu'en est-il de son financement cette année ? Est ce seulement à ce prix que Brett Bailey peut faire valoir son oeuvre en France ? L'art et l'artiste peuvent-il se dédouaner d'une responsabilité quant à ces questions ? Ne doivent-ils pas plutôt concentrer leur focale plus particulièrement et "contemporainement" sur l'actualité des effets du colonialisme économique  persistant en Afrique qui ne dit pas son nom tout en se drapant dans les oripeaux de la Francophonie ou d'une "amitié préférentielle" suintant le paternalisme, et plombe notamment le développement de la zone CFA (Lire à ce sujet "Le Franc CFA et l'Euro contre l'Afrique" de Grégoire Biyogo) ? D'autre part, n'est-il pas choquant aux yeux de tous ceux qui n'ont pas accès à l'art pour cause d'élitisme et d'indigence de l'éducation artistique, de proposer au regard d'un public communautarisé peu féru ni adepte des expositions d'art contemporain, des individus noirs dénudés pour certains, pouvant être perçus a priori comme des personnes avilies ou même des objets ? Sait-on assez qu'au moins la plupart de ces derniers ont été stigmatisés ou racisés dans leur vie en France et acceptent le job parce qu'ils sont pauvres et/ou en situation périlleuse de séjour  ? Leur vie en sera-t-elle véritablement meilleure après l'exposition-performance, leur situation étant considérée comme un dommage collatéral de l'histoire et de la géopolitique mondiale ?

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Tous les gouvernements successifs s'évertuent à maintenir sous le boisseau, le colonialisme français historique et actuel. Exhibit B est une opportunité pour faire émerger une histoire passée ainsi qu' une situation et des conditions actuelles ignorées, afin d' en informer ses visiteurs et changer pas à pas les stéréotypes et les mentalités. Exhibit B n'est qu'une grenade offensive contre l'arme de destruction massive que représente la télévision déversant quotidiennement des reportages ineptes qui stigmatisent l'impossibilité d'intégration de l'Autre. A la fin du parcours déambulatoire cathartique dans l'oeuvre, l'artiste a pris soin d'aménager un temps et un espace de réconciliation, à la fois personnelle et du visiteur avec les performeurs, qui n'est pas sans rappeler une phase de processus psychanalytique: des portraits photographiques de chacun d'eux et un témoignage écrit de leur expérience de racisé-e sont affichés dans un "sas de décompression" qui précède la sortie de l'exposition. Chaque visiteur peut alors lui aussi faire part du sien sur un livre d'or.

Cette oeuvre certes brutale dont l'esthétique va jusqu'à user de la catharsis, et pour les performeurs , et pour les visiteurs, ne constitue certainement pas la meilleure manière de permettre en toute sérénité, l' accalmie des tensions larvées ou exacerbées, ni la déconstruction des stéréotypes qui se sont échafaudés dans les esprits de part et d'autre en dépit de la cécité sociétale. Mais elle a le mérite  de transgresser l'omerta et de révéler une tâche aveugle par l'art de son auteur en sa qualité singulière d'artiste sud-africain  blanc de passage, ne pouvant être tenu pour responsable du sentiment d'un Apartheid latent et non dit en France.

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