[Claire Baglin explore les liens qui s’établissent entre enfance et travail. Ces deux domaines, qui pourraient sembler à première vue éloignés, Claire Baglin les a rapprochés par le souvenir de l’écoute, enfant, de ses parents qui le soir, rentrant de leur travail, en parlaient. L’écoute encore, lors du travail salarié dans une chaîne de fast-food, l’écoute de cette oralité que supérieurs et clients ne cessent de développer vis-à-vis des employés, comme « une apostrophe perpétuelle ». Mené en parallèle de deux années de master en création littéraire, au Havre, ce travail en fast-food, avec la caisse enregistreuse du jeu de la marchande qui te rentre dans le ventre, à toutes vitesses, a été pour Claire Baglin une matière dense à appréhender, ce qu’elle ne soupçonnait pas en commençant ce travail alimentaire. Son ambition, écrivant, serait de lever des monuments comme autant de pierres dressées pour signifier quelque chose, un événement, autant de pierres dressées dont on oublie parfois pourquoi elles ont été dressées mais qui sont signifiantes. Dans le texte ici publié, nous sommes face à un jeune homme qui effectue son stage au fast food, jeune homme qui se soustrait plusieurs fois par heure aux regards des managers. Claire Baglin fait paraître en septembre 2022 En salle aux éditions de Minuit.]

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Il a des lunettes carrées, il a écrit son rapport. La supérieure fait passer le papier à tous pour que la blague circule, les mots malhabiles de celui qu’on met à la plonge. Lisez, lisez tous. Les sourires s’allongent et il faut aller le chercher. Courir, il est où, traverser la salle, la cuisine, il est où, il doit nettoyer des tomates, il faut le chercher, le papier à la main, les mots tracés avec difficulté, raillés les mots, le chercher et incruster dans le papier une tâche de graisse de frites. Travail de cochon, il doit nettoyer des tomates, non il est pas là, il est où, celui à qui on a dit non il faut pas boire devant les clients du restaurant, cache-toi enfin cache-toi. Celui qu’ils cherchent après l’avoir enfoui et il ne comprend pas le français, il ne sait pas se cacher, il baisse son masque, il est dans les pattes, reste pas dans mes pattes, il avance doucement, reste pas dans mes pattes putain, il dit oh pardon pardon, et après il doit laver des tomates, à la plonge au moins il sera caché, et puis certains jours ils ne savent pas où le mettre, on le met où, ah non moi j’en veux pas, personne n’en veut, ici, non pas ici il a déjà fait et puis il doit laver les tomates, il veut aller aux toilettes et la supérieure lui donne les consignes, tu regardes pas ton téléphone sinon, lui donne les consignes, dix minutes pas plus sinon, et puis elle va voir les autres, pour dire regardez tous vos montres, dans dix minutes il faut aller le chercher, il faut ouvrir la porte en grand, dans dix minutes il faut le sortir de là, pantalon baissé, lui mettre un chiffon entre les mains et tant pis si ses pouces deviennent blancs.
On a soudain besoin de lui, dans dix minutes s’il n’a pas vidé sa vessie je frappe à la porte, toc toc toc, et il ne répondra pas entrez, il dira j’ai pas fini, toc toc toc, les tomates t’attendent, il dira mais pas assez fort et la supérieure frappera encore et encore, si dans trente secondes tu n’es pas là, si dans trente secondes je te préviens, et quand il sort, toujours, il est où il est où, tu l’as pas vu toi, tu l’as pas vu, non, ils le cherchent avec le papier, il écrit mal le français, il faut que je te le montre, qui ça, lui là, ça fait quelques semaines qu’il travaille ici, il va tout le temps pisser, si dans trente secondes tu n’es pas là, je te préviens je te préviens je dirai que tu n’étais pas là, que tu n’arrivais pas à l’heure, que tu ne mettais pas bien la chemise dans le pantalon, que tu ne te cachais jamais pour boire et qu’on voyait ta bouche, ta grosse bouche, tes grosses lèvres, je dirai il pissait sans cesse, il pissait toute la journée, le client commandait un coca et il pissait, tu te rends compte, c’est qu’il devait beaucoup boire pour autant pisser mais quand, tu sais toi quand, il lave les tomates et trois heures après, il dit je veux aller pisser mais d’où il sort toute cette eau, est-ce qu’il ment, est-ce qu’il met le jet dans sa bouche plutôt que de laver les tomates avec, la supérieure le regarde, lui dit non pas maintenant, non tu iras aux toilettes plus tard, la commission dans une heure, le petit pipi, mais pourtant, alors qu’il est sous les yeux, qu’on sait ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense, il disparaît trois fois par service, il va pisser.
Il dépose ses lunettes carrées à côté de la chasse d’eau, il pose ses deux mains sur le visage intact. La lumière automatique vacille légèrement et il sait qu’elle s’éteindra sans activité de sa part mais il ne se lèvera pas, il ne gesticulera pas devant le capteur rouge, il laissera ses pieds, restera assis dans le noir sans lunettes. D’abord il descendra doucement, il se glissera au-dessous et au-dessous il courra. C’est pour ça que sa chemise n’est jamais rentrée quand il ressort, sa cravate jamais bien mise, comment ça tu sais pas faire le nœud tu retournes dans le vestiaire c’est pas possible quelle plaie putain, tu le prends ce midi, mais non je l’ai déjà eu hier, t’es sûr ouais mais pas longtemps faut bien que tu le reprennes sinon on le redonne à Steph on le file à Gab on le met là ici là, c’est pour ça qu’il n’est jamais bien mis : dans les toilettes il se fait la malle.
Au-dessous, il court de façon effrénée comme le loup pris en chasse sous la grêle, non, il court en sautillant comme le chevreuil repu au petit matin non il court comme celui qui veut danser entre deux foulées, tourner trois fois sur lui-même avant de retomber non il court comme celui dont le pas est libéré, jouit de l’adhérence et de la dureté du sol, il court comme si plus jamais il ne glisserait sur les tomates. Il a perdu ses lunettes, il a cassé trois boutons, il essuie sa bouche avec les doigts, celle d’où perlaient quelques gouttes de transpiration quand toc toc toc.
Il a oublié qu’il courait mais il poursuit, ils ne le retrouveront pas. D’ailleurs ils ne se souviendront pas de son prénom, ils diront, rien, il était là et puis un jour plus, il lavait les tomates et il a fondu, il nettoyait une vitre, il faisait le tour des poubelles, non pas que celle-là, non toutes, tu sors tu vas sur le parking tu ramasses les mégots les merdes non pas ça bon écoute tu vois la voiture noire là-bas, celle tout au bout, voilà, tu vas jusque là et tu récupères même les chewing-gums, et quand tu auras fini tu feras le tour des tables le tour des chiffons le tour des postes tu feras le tour du monde des choses à laver ramasser.
Les obstacles s’écartent sur son passage, le chemin est lisse. Il jette ses surchaussures, ses survêtements, il jette sa surcravate, son surfilet, son surprénom. Il lâche le reste à bout de bras, le lait sur les pieds des autres, le lait trop lourd comment c’est possible, sur les pieds des autres toc toc toc. Et il pense, il le pense si fort, plus que deux semaines, plus que deux semaines et le stage sera fini toc toc toc.
Elle est là, elle dit dix minutes dix minutes, il remet sa chemise, ses lunettes carrées mais la lumière automatique ne se rallume pas, il dit j’arrive j’arrive. Derrière la porte, elle dit sinon sinon, t’as intérêt, portable, poubelle, il referme les sept boutons du pantalon, produit violet, broyeur deux boutons, lavette et vite. Puis distinctement, il l’entend, ça fait vraiment chier qu’il soit mineur, il peut pas tout faire.
Isaac balaye la poussière de son pantalon avant de sortir des toilettes.
Claire Baglin — Revue Réparations, numéro zéro — Juillet 2022