[Élodie Petit grandit en hlm, d’un milieu modeste aux racines prolo, elle rejoint des études en école d’art où elle côtoie et acquiert quelques richesses, symboliques, se confrontant aussi à la précarité du milieu de l’art, et éprouvant ce qu’une expérience transclasse véhicule de combats pour affirmer sa propre légitimité. Milieu de l’art et partout, l’hétéropatriarcat règne à tout va : Élodie Petit s’extrait de cette domination et chiantise par la pratique d’un lesbianisme politique, et ses textes véhiculent toute la charge des violences traversées et des joies conquises, de drogue et de baise, d’amours et de relations et des aliénations possibles qu’elles entraînent. Combats et hommages sont écrits avec et pour celles et ceux qu’elle aime – grand-père Dédé Coco, amantes... – et sont nourris de la puissance de ses allié·e·s devenant alors autant de personnages, parmi lesquelles Arthur Rimbaud la gouine, Kathy Acker et Paul Preciado. Dire encore que depuis la précarité, il y a eu sous forme de fanzines l’auto-édition, de ses textes et de ceux de Marguerin Le Louvier, aux éditions douteuses qu’elle & il ont cofondées, textes aujourd’hui réunis et publiés par Rotolux Press (Anthologie des éditions douteuses). D’elle a paru cette année Fiévreuse plébéienne aux éditions du commun.]

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Malgré l’été avancé et la chaleur qui colle les vêtements à la peau, Paul Preciado ne porte que des vêtements de couleurs noires et surtout pas de short. Il écoute trop fort la musique au casque et porte du vernis noir la plupart du temps écaillé. Il a toujours été rêveur et romantique, ce qui le rend profondément maladroit et touchant. Dans une démence quotidienne de vouloir rendre compte du monde cramé qui l’entoure, il entreprend une sorte de compte rendu des événements qu’il traverse.
MOMENTS DE CRISE DANS LE COURS ORDINAIRE DE LA VIE
Tout existait ainsi sur sa lancée quotidienne abatârdisante de courses et les verres qu’on boit à la sortie du travail, les happy hours et les pintes de kro à trois euros où il faut en boire au moins 5 pour toucher à l’ivresse, alors qu’on veut consommer toujours plus, dans sa bouche mettre des trucs et s’enfiler la culture et l’apéro, on veut raconter sa dernière expo en donnant bien son opinion et reprendre une pinte. Ce n’était pas encore le changement d’heure, c’est comme dit plus tôt, la continuité de ce qui, connu par cœur au préalable, se mouvoir à l’extérieur, faire ses courses et s’acheter des vêtements alors qu’on en a déjà trop. Personne n’était prête à voir s’écrouler sa routine du jour au lendemain et advenue comme telle, ceci paraissait être une mascarade indigeste. N’ayant pas connu la guerre on pouvait enfin se représenter ce que c’était de perdre le contrôle sur tout et voir tout bouleversé, le cours des choses innées niquées avec en plus la menace de la mort qui vient faucher au hasard. La peur au-dedans de voir s’effondrer, se décimer sa famille et celles que tu aimes, comme cette famille d’américains toute morte de la grand-mère au père à son fils et cette jeune fille de seize ans tombée en vingt-quatre heures et ce prof de karaté pourtant en bonne santé et sûrement non-fumeur ON COMPREND RIEN ET MORTE D’INQUIÉTUDE ON NE SAVAIT PAS QUOI FAIRE ON PLEURAIT EN SILENCE POUR PAS TROP S’INQUIÉTER SOI-MÊME ET COULER SUR LES AUTRES POUR PAS PLOMBER L’AMBIANCE DÉJÀ PLOMBÉE. Alors faisant un footing dans les bois, libre, le vent sur son visage rosé d’effort Paul Preciado se souvient qu’il est une personne à part entière encore vivante et sereine de ses mouvements pendant qu’iels sont enfermé·e·s mais également dans une crise individuelle permanente de la cuisine à la salle de bain au salon et surtout dans la chambre entièrement au sein d’une crise globale et mondiale qui anéantit une grande partie de la population et pas seulement les vieux. Il portait un sweat noir trop large agréable à traîner et une inquiétude immuable indépassable, il ne pouvait rien déplacer de toute cette merde étalée sur la face du monde et devant ses yeux.
Puis assis, comme ça, le regard dans le vide, il eût envie de baiser un entrelacs, un trésor de nœuds soudés, confondus, tandis qu’hier ressemblait à demain et qu’aujourd’hui serait pareil, il avait constamment froid.
« Il faudrait juste ne pas devenir las, se dit-il à voix basse, et ne pas confondre l’anxiété et la peur de la mort qui arrive par paliers et par cercles de plus en plus proches autour de nous. »
Il se sentit vide et quotidien, et écrivit à nouveau dans son journal de téléphone portable :
« On s’était mise à boire beaucoup plus d’alcool qu’à l’ordinaire, on vidait les cubis et on brûlait les cartons. C’est sûr que c’était moins perturbant pour des artistes chômeuses comme nous de se retrouver enfermées sans but et sans argent ou sans emploi du temps inscrit dans les reliefs sociaux du monde salarial et le patronat. La vie était la même d’apparence décousue avec l’attente de la drogue. C’était malgré tout impossible d’imaginer que c’était une résidence d’artistes parce qu’alors que nous en rêvions toujours et que là où on n’avait même pas été obligée de remplir un dossier et d’attendre la réponse, l’inquiétude de ne pas savoir à propos du lendemain nous rendait infertile et misérablement démunie. Alors le soleil encore caché d’aujourd’hui disparaissait au fil des jours pour nous laisser dans l’ombre du truc qui grossissait et comment se souvenir de la sédition trouble, le regard perdu dans le vide de ce que deviendrait le paysage pandémique de ces prochains mois ? »
FATIGUE À L’APÉRO
Assises au bord du feu, on observait le monde libéral s’effondrer et Amazon construisait un empire. Bientôt il nous embaucherait toutes et les gens désespérés dans leur dépression neurologique et sad iront se fournir à même leur boîte aux lettres pour continuer d’accumuler des objets inutiles dans leurs intérieurs déjà encombrés. Je ne voyais pas d’issues à notre chute de libido et pornhub qui gentiment devenait accessible pour chacune d’entre nous, nous livrait gratuitement du porno hétérosexuel avec des bites partout et des chattes qui coulent blanc. Il était quinze heures et c’était déjà l’heure de l’apéro.
On s’asseyait donc comme d’habitude à la table du salon et moi je prenais la même place que les jours précédents, mais je sentais que ce n’était pas pareil et que quelque chose avait changé.
C’était comme un ennui palpable et très encombrant qui me poussa à côté de ma chaise et je m’asseyai alors seul par terre malgré le fait que toute le monde continuait de boire à table.
C’était hyper chiant parce que j’étais venu me confiner avec seulement un pantalon, je ne me changeais jamais et je portais toujours les mêmes fringues.
Comme toute le monde faisait des allers-retours permanents avec l’extérieur tandis que le sol se cradait plus et plus, je me posais là à côté du groupe, incapable de m’intégrer.
Assis en tailleur dans les miettes à côté de la table à côté des autres et de la sociabilité je buvais dans un mug le vin merlot du cubis Intermarché de la Croix des Pins.
Alors Michelle Foucault dit tout haut en se marrant, les dents violettes de rouge : « chaque pandémie entraîne automatiquement un resserrement autoritaire, en tous les cas donnera l’autorisation de contrôler encore plus le peuple !! »
Elle avait raison, déjà que personne n’avait oublié comment ça se passait avant que ça tombe. Toutes dans la rue criaient à une volonté de mort de la police et voulaient abattre ce système de prison et d’enfer. Beaucoup avaient arrêté le travail pendant des mois pour signifier leur mécontentement et dénoncer ce système de chien qui ne fonctionne que pour les riches. Chaque moment de mondialisation capitaliste, y compris la phase actuelle qui nous plombe, s’accompagne de l’avilissement des femmes.
Silvia Federici reprit un verre de Chardonnay et précisa : « Si le capitalisme a été en mesure de se reproduire, c’est seulement grâce aux inégalités dont il a tissé le corps du prolétariat mondial et grâce à sa capacité à mondialiser l’exploitation. Ce processus se déroule toujours sous nos yeux, comme il le fait depuis cinq cents ans. La différence c’est qu’aujourd’hui la résistance à ce processus est aussi parvenue à une dimension mondiale.
Alors, comment on résiste ? »
LA FAMILIARITÉ AVEC LA MORT SAPE LA DISCIPLINE SOCIALE
Au fur et à mesure que les jours se ressemblent, Paul se rend compte qu’il développe une peur du retour à la normale. Il est évident que l’alcool le rend feignant et qu’il regarde trop l’actualité. Il s’est abonné dernièrement à trois médias en ligne qui faisaient des réductions et il lit chaque jour toujours plus d’articles, exacerbant son anxiété.
Puis le stress en ouvrant Instagram de toutes ces personnes qui font parties de projets en ligne pendant qu’il ne fait partie de rien et qu’il s’isole avec son travail sans le partager.
On était dimanche matin, le PIB chutait et les femmes et les enfants battu·e·s étaient enfermé·e·s avec leurs bourreaux. Une partie du monde la plus précaire devait s’arrêter de travailler sans désir de grève et sans syndicat assez puissant pour exiger de ne pas devenir encore plus pauvre, alors que le peuple passe sa vie à travailler et qu’il n’a jamais pu se poser la question de ce qu’il aimerait faire d’autre.
Au même moment, des parisiennes libertaires et intellectuelles se posaient encore les mêmes questions en remettant sans cesse en cause leurs privilèges et en culpabilisant d’être si bien loties et blanches. L’intelligentsia de gauche française s’exprimait par le biais du média lundimatin faisant circuler gratuitement sa théorie du complot et son racisme anti-chinois les accusant ouvertement d’être au moyen-âge et d’avoir mangé les chauves-souris qui créaient notre perte.
Les cuisses serrées autour de son vibro et le cerveau plein de la lucidité imposée par la nuit, Paul Preciado aimerait passer à l’action. Il descend dans la salle commune et inscrit sur le tableau collectif : « TOUTE LE MONDE EN A RAS LE BOL ET VEUT JUSTE BAISER ET FAIRE TOUTES LES CHOSES QU’ELLE S’EST TOUJOURS EMPÊCHÉE DE FAIRE PAR NÉGLIGENCE OU PAR PEUR. »
Michelle, Silvia et Le petit chien blanc et vieux sont là et boivent des bouchons de rhum. Elles n’ont pas fermé l’œil de la nuit et sont en train de refaire le monde. C’est vrai que la situation est pourrie et nous renvoie sans cesse à notre mauvaise utilisation de l’existence.
Silvia Federici : YEAH Paul !! C’est vrai !! On s’enferme dans nos crânes et on ne prend pas la mesure de ce qui se passe à l’extérieur !!
Michelle Foucault, écarlate : Le pouvoir doit se donner l’instrument d’une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible. On fait confiance aveuglément parce qu’on a la flemme de considérer la totalité de tout ce qui est mis en place pour nous cerner, on ne réalise pas tout ce qui va changer, très vite, de manière diffuse et sournoise. Sans s’en rendre compte et parce qu’on ne connaît rien aux nouvelles technologies, on se retrouve enfermées dans un monde de citoyennes à bons points, propice à la délation et aux voisines vigilantes.
Paul Preciado, en mode bon élève un peu insupportable, pose très bien sa voix quand il parle : Dans notre état d’exception, nous nous auto-disciplinons dans l’art de gouverner nos corps libres ! Nous domestiquons nous-mêmes nos affects et laissons à la porte nos espoirs ! Nous sommes juste dans nos appartements sans trop savoir quoi faire à part partager des vidéos absurdes et hilarantes d’animaux, pendant qu’ils vident les trottoirs des indésirables, des anormaux, des marginaux ! ANTI ANTI ANTI CAPITALISTE AHAN.
Silvia Federici, au bord de la crise de nerf : Chacun·e en profite pour faire sa pub et nourrir son site alors que toute le monde veut niquer les conventions et que c’est comme ça que tout a toujours commencé <3. Le capitalisme isole et sépare alors que nos corps sont résistantes et puissantes, et on croit qu’on est juste des merdes.
Au loin, Le petit chien blanc et vieux fume sa cigarette et les regarde s’exciter. Au fond de lui, il sait comme le savait Gramsci, que la seule révolution viendra d’une volonté collective de l’élaboration des savoirs communs et de l’accession au pouvoir de la classe populaire.
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Élodie Petit — Réparations, numéro zéro — Juillet 2022