[Il y a des fantômes, et la question de la mémoire qui le travaille, quand il écrit — et aussi quand il n’écrit pas, probablement. Depuis la parution d’un livre titré Les paysages avalent presque tout, puis d’un autre, Ibrahim Qashoush, ses textes, composés en relations variables avec son quotidien, sont moins régulièrement publiés sur son blog je personne, mais Maxime Actis y écrit encore. Il vient d'ouvrit un nouveau site, aussi : si on lance de la poussière c'est pour que ça retombe sur quelqu'un. Jamais tout seul, il fait des tas des trucs plus ou moins littéraires. Et vient d’ouvrir un site : si on lance de la poussière c’est pour qu’elle retombe sur quelqu’un. Les textes que Maxime Actis publie ici essayent d’approcher la grosse masse noire des papas, qu’il tente en tant que père de faire plus claire et plus légère. It’s a long way…]
Agrandissement : Illustration 1
—
une fois qu’on a dit ça on n’a rien dit du tout
toutes les entreprises sont remplies de papa, toutes
les littératures écrites sont remplies de papa, toutes les cosmogonies
sont remplies de papa, tout le cinéma est
rempli de papa, la peinture est remplie de papa, les
religions sont remplies de papa, toutes les organisations
sont remplies de papa, toutes les choses, même inertes sont
remplies de papa
c’est vrai
—
bonjour
bonjour
je suis un être humain
oui
je suis le fils de ma mère et de mon père
elle est ma génitrice
il est à ce que je sache mon géniteur
mais je crois par ailleurs qu’il a choisi d’être mon père
c’est une petite description
maintenant
je vais écrire des poèmes remplis de papas et de mamans
c’est pas super deleuze like tout ça mais
faut que je creuse un peu
première moitié du film
Billy sèche les cours de boxe
à la place il va au cours de danse
50 shillings
son père ne sait pas mais ce qu’il sait
c’est que la danse c’est pour les pd
c’est comme ça
alors une suite de plans se succèdent
des ouvriers de la mine se battent
contre les flics de Margaret Thatcher
tandis que Billy apprend à danser
comme une ballerine
au milieu d’une vingtaine de fillettes
ça n’a l’air de rien
mais c’est la même chose
année de sortie du film 2000
—
discussion dans la cuisine
le père a découvert que son gosse danse
il lui a crié dessus au milieu des fillettes qui rigolent
faut s’expliquer
père-fils arrière plan papier-peint motifs floraux
les yeux dans les yeux
c’est évident que c’est pas possible de danser
c’est un garçon, faut boxer, faut catcher
faut taper dans le ballon mais putain faut pas danser
Billy dit que danser c’est normal
le père dit que pour sa grand-mère c’est OK
mais c’est une femme, c’est évident
Billy demande des explications
le père s’énerve, il n’a pas de mots
il n’arrive pas à parler mais pour lui
c’est évident, c’est tellement évident
qu’aucun mot ne sort de sa bouche
il s’énerve, le garçon veut que son père
ouvre la bouche, non, c’est fermé, il ne peut
pas aller au fond voir ce qui crépite comme feu
alors il promet une rouste à Billy si ça continue
la grand-mère dit un truc
le père demande à la grand-mère de la fermer
Billy dit à son père qu’il est un pauvre connard
il se prend une rouste
—
masse noire
mon père me court après
il a très mal au dos et j’ai fait un truc qui ne lui plaît pas
je me retrouve acculé dans un coin du lit, sous l’escalier
je me cache le visage et je crois qu’il me frappe, une ou deux fois
une masse noire
je crois que les châtiments corporels c’est très rare
mais j’ai lu 28 pages d’un livre de Alice Miller dans lequel
elle dit que les souvenirs prennent des couleurs
différentes pour garantir l’unité du groupe familial
elle dit qu’on suit le commandement qui dit qu’on doit
honorer notre père et notre mère
alors ce souvenir de conte de fées un peu cheap reste
j’en parle à ma mère
elle me dit qu’elle ne se souvient pas
elle pense que je l’ai inventé
je fabule peut-être
mais c’est la grosse masse noire
je suis aussi une grosse masse noire
je n’ai pas des problèmes de dos
pas besoin pour être une grosse masse noire
pas besoin de mettre une claque à mes filles
je suis comme le personnage de Steinbeck qui écrase la petite souris
il la trouve pourtant si mignonne
il tue aussi une jeune femme qu’il aime bien
des paragraphes de Sciences Humaines n’y viennent pas à bout
c’est la grosse masse noire
c’est peut-être ça un père effrayant
t’en penses quoi ?
—
la fiche wikipedia dit que
c’est une comédie dramatique
parfois c’est ce qu’on peut
penser de nos existences
alors
on écoute de la musique
on saute
on voltige sur le plus gros matelas du monde
au ralenti
les ressorts couinent
—
t’es sûr ?
je monte des gros murs en béton autour de mon cœur
métaphore bien virile
ouais
faut pas s’offusquer
mur en béton
pas terrible, pas friable
je ne sais pas
pour le béton faut doser
le ciment, le granulat, le sable et l’eau
tout ça se lie
lisse et indivisible
c’est bien plus compliqué
qu’une question d’image
—
dans le conte du Graal, Chrétien de Troyes, vers 1180
la mère de Perceval ne veut pas qu’il devienne chevalier
elle l’élève dans un château un peu isolé, grosse forêt et beaux arbres
c’était sans compter sur sa rencontre dans la forêt avec
d’étincelantes armures qui appellent le garçon
vers son grand destin
il veut partir, il va partir, il arrache sa mère à ses sentiments
elle lui raconte des histoires liées à son père, un salaud
mais il s’en moque
il veut partir, il va partir, elle se résigne
avant son départ elle veut lui donner des conseils
ils concernent une conduite que le garçon doit avoir avec les
femmes qu’il va rencontrer
elle lui dit de les respecter
de les chérir en prenant soin de les laisser exprimer leur consentement
ce sont des précautions
mais il s’en fout
il n’écoute pas, il part à l’aventure
c’est l’aventure qui compte
à son départ sa mère meurt de tristesse
il le voit
ne se retourne pas
ne s’en rend compte que des semaines plus tard
puis il viole la première fille venue
c’est l’aventure qui compte
—
on l’invite à la piscine
mais au dernier moment elle ne veut pas y aller
je demande pourquoi
elle se met à pleurer
je ne sais pas pourquoi
je crois que j’ai besoin de mots
masse noire contre mur en béton
alors qu’elle pleure et son corps tremble
j’ai envie de gueuler, de la remuer
mais elle pleure
je vais dehors
je cogne le mur en béton
c’est comme ça
le mur ne se fissure pas assez vite
pas assez vite
—
scène finale
Billy part étudier à l’École Royale de Ballet
il a été accepté
faut prendre le bus (DURHAM → LONDRES)
son père pleure et le porte dans ses bras
décor gris
et le bus démarre alors Billy monte dedans
caméra derrière Billy de dos, le grand frère est à l’extérieur
il fait une blague, ils ne peuvent pas parler, ils ne s’entendent pas
puis il regarde son petit frère
et il lui dit quelque chose
Billy ne lit pas sur les lèvres
les sous-titres disent « tu vas me manquer »
le grand frère dit que son petit frère va lui manquer
il ne l’a pas dit avant
Billy veut entendre cette phrase
le frère la répète mais Billy ne l’entend pas
pour qui l’a-t-il dit ?
Billy devient fou et suit son frère dans les allées du bus
le bus se barre
Billy furieux tape contre la fenêtre arrière
Maxime Actis — Réparations, numéro zéro — Juillet 2022.