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Billet de blog 27 octobre 2022

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Revue Réparations — Rose mon amour ma fille 21 juin 2021 — Sofi Hémon

Prière pour une mère. Prière pour un père et deux mères. Prière et présence pour et avec une morte ou un mort pas encore morte. Mémoire et amour et réconciliation, à l'épreuve de leurs possibilités.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

[Artiste sortie des cadres institutionnels par choix, Sofi Hémon a un travail de recherche qui se traduit parfois sous forme plastique. À la temporalité de la recherche, longue, précise, labyrinthique, jamais exhaustive tant les chemins suivis sont méandres nombreuses, et à l’accumulation de matériaux, documents ou fragments (poteries, cailloux, papiers, objets…), autant d’archives classées dans son atelier-hangar, répondent des installations brèves, une seule photographie, ou encore des performances où, si l’écoute du présent est centrale, le temps s’écoule et dure. La tension entre ce qui est, ce qui a été, ce qui sera, est permanente. La préhistoire, ce qui y a été réalisé, rencontre le souvenir d’un arte povera, brutal, sec, et la joie du montage. Faire sens, visuellement, avec ce qui semble si peu, alors même que le si peu, quand il est décrit, a la densité d’une vie entière. Depuis ses œuvres, Sofi Hémon raconte, bondissante, ses recherches qui aujourd’hui questionne les rapports quotidiens, éphémères, rituels, personnels… que les femmes entretiennent depuis une certaine nuit des temps à la matérialité, vie et mort mêlées. Ici, dans ce texte, c’est prière pour une mère. Prière pour un père et deux mères. Prière et présence pour et avec une morte ou un mort pas encore morte. C’est mémoire et amour et réconciliation — à l’épreuve de leurs possibilités.]

Illustration 1

Elle dit je rêve de Marguerite vivante dans la cuisine la louche à la main. Je ne sais pas si je l’ai rêvé. Je ne fais pas et plus la différence. Je dis je t’aime. Elle répond je n’entends pas. Je dis je t’aime. Elle répond OUI je sais. Je ne dis rien. Je ne parle plus. Elle dit j’ai faim. Elle parle des abeilles de leur capacité à faire du miel. Elle dit on a eu une fois du miel du très bon miel on en a jamais eu à nouveau. Aujourd’hui elle dit c’est bien la première fois. Elle dit je ne comprends pas. Je reste peu de temps. Je m’enfuis au dehors de cette banlieue. J’ai remarqué des cerisiers en fleur. Elle dit je ne comprends pas. Elle veut que je lui parle de cette femme. Cela fait 50 ans qu’elle est morte. Mimie ? Elle a oublié Betty. Mais Mimie je ne me souviens plus d’elle. Que veut-elle que je lui dise ? Je ne me souviens de rien. Elle ne se souvient de rien. C’est ce qu’elle dit. Je veux rentrer chez moi. Elle dit là tout sera différent. C’est ce qu’elle dit. Elle dit tu ne trouveras pas ce livre tu ne comprends pas ce qu’est ma bibliothèque. Aujourd’hui elle a faim. Elle mange le pain entier le couscous entier. Elle se tient assise sur son lit long temps. Elle ne dit rien. Elle s’affaisse. Elle dit je vais dormir pars. Elle veut écrire. Elle a toujours écrit sur des carnets. Je lui ai amené un carnet rempli et un carnet vide. Elle veut son carnet d’adresse. Mais ou est-il passé son carnet d’adresse ? Elle ne se souvient plus des noms. Elle menace. Elle menace de se jeter par-dessus bord. Elle n’a aucun endroit ou s’accrocher. Elle dit cela comme elle dit je veux rentrer chez moi. Elle dit je vais rentrer chez moi je serai avec toi. Elle n’est déjà plus là. Elle s’accroche comme elle peut. Elle marche à peine. Elle marche encore. Elle mange le pain entier la brioche entière. Elle ne parle jamais quand elle mange. Elle ne sait pas quel anneau elle a autour du doigt. Quelque chose est écrit sur son anneau. Quelque chose comme montagne colline. Quelque chose comme ça. Elle sait qui c’est montagne mais elle ne sait pas comment l’anneau est arrivé à son doigt. Elle a abandonné 4 sœurs. Elle ne se souvient ni de l’une ni des autres. Elle ne se sou- vient pas d tu e sa mère. Elle ne se souvient d’aucune femme. Elle ne s’émeut pas quand on lui parle de ses enfants. Elle n’a pas d’enfant. Elle en avait avant. Plus tard elle dit qu’elle ne veut recevoir de message que de ses enfants. Le jour d’après elle demande le téléphone de sa mère. Elle qui n’a pas de fille pas de mère. Elle est assise à sa table. Elle va de sa table à son lit de son lit à sa table.

Elle retourne chaque jour à sa lecture. Chaque jour elle retourne à la même phrase au même passage dans le livre. Elle vit dans un espace-temps suspendu. Elle est en colère permanente. Elle élève la voix. Elle tyrannise qui elle peut. Elle se fout des autres. Elle évoque vaguement le monde. Je dis nous faisons partie de grand tout ou chaque centre se referme. Elle ne parle jamais des matins gris perle. Elle ne s’intéresse plus à la lumière qui garde son indépendance de la forme la lumière pure. Elle ne dit pas que ce qui la ronge c’est l’idée qu’elle a raté sa vie. Dans le grand tout mourir c’est peu de chose. Écrire avant de partir au front elle ne l’a pas fait. Elle n’a pas fait la guerre. Elle était enfant pendant la guerre. Sa mère est restée cachée. Elle n’a pas vu sa mère pendant la guerre. Elle pose ses livres sur la table de nuit. Elle se détourne. Elle s’endort. Elle dort maintenant vert sillon fourche paille. Elle dort maintenant. Elle dort ment vocifère écume de rage. Elle n’a plus la force de se lever. Elle pointe le doigt en accusant. Elle accuse qui ? Elle dit je ne peux pas tenir mon dos aujourd’hui ce matin il y avait des gens devant l’arbre je ne sais pas pourquoi je ne peux pas tenir mon dos. Elle s’affaisse. Des gens circulent.

Allées venues. Personne ne lui dit rien ! Quoi ? Qu’elle est morte. Qui ? Elle ? Elles avaient des relations orageuses. J’appréhende sa méchanceté. Elle parle. Je ne pense rien. Je tente de ne rien penser si ce n’est sa voracité. Je tente de lui laisser place qu’elle libère de l’air. Elle n’écrira pas. Ça lui permettait de passer le temps. Il faut repenser ce qu’est le dialogue. Repenser ce qu’est le langage. Repenser ce qu’est l’écriture. Repenser. Elle n’écoute personne. Puisqu’elle est là ne bouge plus et pense jour et nuit dans l’insomnie perpétuelle. Qui nous parlera de celles qui sont si vivantes ? Elle ne se souvient de rien. Il faut que je m’en souvienne. Elle ne se souvient de rien du monde. Sa rage vient de là. Elle n’entend pas que ça n’existe plus chez elle. Je le comprends un jour. As-tu quelque chose à me dire je lui demande elle dit comment ? 3 fois NON elle dit j’ai compris on s’arrête là. OUI chérie à demain désir de vivre désir d’exister capter aide à la vie souffle esprit elle m’a raccroché au nez. Quel est son nom ? Je ne sais pas elle est sûrement désespérée. Elle humilie ce qu’elle peut. Elle construit des stratégies de survie. Elle cherche à blesser. Elle blesse. Je ne reviendrai pas la voir. Elle dit quand j’irai mieux je te raconterai je te dirai pourquoi il a un double jeu. Elle a grandi pleine de ressentiment. Elle étouffe. Elle imagine parler après depuis toujours. Il n’y aura pas de après. Reine vilaine tu ressembles à ton père. Ton père est ton idole. Elle dit ta laideur. Tu dénonces la sienne. 3 fois collaboratrice quand j’irai mieux je t’expliquerai pas maintenant plus tard là je ne peux pas j’ai pas le temps j’ai trop de travail. Trop de travail. Parle-moi de toi. Elle noue une ficelle pour tenir son gilet. Elle ne tient pas debout.

Elle dit j’ai des vertiges elle ne veut pas s’asseoir au soleil. Elle crie merde j’ai frappé sur le carreau. Elle n’est pas sortie. Elle dit depuis que ma sœur est morte j’ai pris un coup de vieille. Elle a fait raser son jardin. Elle dit ça fait drôle. Qui paiera plus tard ? Elle sourit. Elle dit ces iris-là sont d’un noir profond. Elle est debout dans son jardin. Elle s’avance. Je lui apporte des pommes de terre. Des œillets rose ont envahi la terre. Elle dit les ancolies recouvrent les courgettes. Pas de courgette. Pas d’eau. Elle dit avec ce sourire je la reconnaîtrai entre toutes il ne faut pas vieillir. Elle dit pendant la guerre j’allais au lait je m’attardais sur les chemins. On jouait sur les tas de sable dans les trous que construisaient les poètes. Elle dit il y a des pommes de terre des navets des carottes ce qu’il faut. Elle apparaît curieuse et dressée. Elle me voit ne fait aucun commentaire si ce n’est si je pouvais je me tuerais j’ai pas de quoi tu peux pas comprendre. Tu ne peux pas comprendre.

Tu ne peux pas comprendre. J’ai perdu 2 femmes la première la deuxième. Je la remercie d’être venue au rendez-vous. Quand elle dit je n’entends pas je prends un papier j’écris je te remercie d’être venue au rendez-vous. Elle dit les livres ça n’aide pas. Elle dit j’aime le parfum des greniers j’aime traîner entre les boites poussiéreuses. Elle est assise sur le sol à trier les conques. Elle a 4 ans. Elle aime être seule. Elle vole rarement quelque chose à sa grand-mère. Peut-être un fragment de corail rouge brique. Elle dit je veux retrouver la femme 1 la femme 2 deux de perdues c’est trop tu peux pas comprendre. Elle éclate ça finit quand la comédie ? Je demande aussi quand ça finit la comédie. La cadre dit je suis là moi madame je ne suis pas dans une comédie ! Il faut se faire respecter. Elle est sèche perdue dans l’infini. Elle ne sait pas qu’elle pourrait dire simplement.

Elle veut faire payer la note. De qui ? De quoi ? De la guerre. Elle a été la seule à connaître la guerre. Tu ne peux pas comprendre. Elle a perdue toutes ses amies. Pas à la guerre NON certaines sont entrées dans des usines. Elles ont fabriqué des obus. Elle regarde des papiers posés sur la table. Elle veut toujours tout vérifier. Elle perd le langage. Elle dit je perds le langage. Elle perd le langage et le poids du corps. Elle est allongée. Elle dit regarde mes mains c’est extraordinaire je préfère ma main droite. Sous morphine elle reconnaît ses enfants. Elle aime être entourée de blouses blanches. Elle aime que l’on prenne soin d’elle. Elle est couchée. Elle gémit elle dit attention nous allons préparer la grande soupe il y a des légumes ? OUI tu sais bien qui c’est ? C’est elle ! C’est ma fille. Hier elle a demandé sa mère ta mère ? Ma grand- mère ? Elle n’est plus là. Elle s’est mise à pleurer. Elle ne savait pas qu’elle était morte sa mère. Aujourd’hui elle a parlé de sa grand-mère. Elle dit mamie elle est là ? Elle n’a pas pu venir je dis mamie c’est sa grand-mère et Ema c’est qui ? Ema c’est Edma. Elle dit je me suis trompée. Elle le redit. Elle dit aussi je veux de la soupe de la soupe je me suis trompée de la soupe de la soupe de chez nous du bortsch.

Elle dit je suis fatiguée allongée sous morphine elle dit je me suis trompée. Elle ne peut plus bouger je veux dormir je suis épuisée. Elle ne marche plus achète-moi du flanc j’ai faim toi tu es libre je n’ai plus de jambe j’ai faim achète-moi du flanc achète-moi du flanc. Elle aimerait avoir une arme. Elle me montre le geste qu’elle ferait si elle avait une arme. Je suis revenue la voir après longtemps. J’avais arrêté de la voir pendant quelques temps. Elle est devenue si violente. Ne l’était-elle pas déjà ? Je suis revenue la voir. Elle est moins gloutonne. Elle s’intéresse peu à ma visite. Elle demande si je vais dans son appartement. Elle dit ce qui m’ennuie c’est que je ne peux pas lire. Elle ne répond pas aux questions. Elle est derrière une vitre. Une femme l’a amenée. Je suis de l’autre côté de la vitre.

Elle ne me regarde pas. Nous allons parler comme ça sans le regard. Ce qui m’embête elle dit c’est. Je ne me souviens pas de ce qu’elle a dit. Je la regarde intensément quand est-ce que ça va finir tout ça ? Tout ça ? C’est pas mal ici dans ma chambre c’est moche. Ce qui m’embête c’est que je n’ai pas de nouvelle de ma sœur. Je ne sais pas comment va ma sœur. Je dis tu veux que je te dise comment va ta sœur ? Elle hausse les épaules ta sœur ne va pas bien. Ma sœur est la seule. Ta sœur ne va pas bien elle hausse les épaules. Je t’ai amené une lampe tu voudrais un calendrier ? Oui ça c’est bien ce qui m’embête c’est que je fais tomber mon crayon. C’est la fin de l’entretien. Elle dit qu’elle me reconnaît. Elle ne prononce jamais mon prénom. Elle dit rien n’a changé. Après minuit elle ne dort pas. Elle ne ferme pas les volets. Elle n’aime pas les volets fermés. Autour c’est le vide. Après minuit elle ne peut pas dormir. Elle a ce sourire autour duquel je me love encore celui autour duquel je me niche. Elle teint ses cheveux. Je la prends dans mes bras. Je pose ma tête sur son dos. Elle traîne les pieds. Elle fait de petits pas. Elle vocifère. Elle crie. Elle hurle. Une histoire lui remonte par la gorge. Elle a cassé ses lunettes. Elle ne peut pas bouger. Je ne viendrai plus. Je ne vais plus la voir. Je suis retournée la voir. Elle est amaigrie. Elle intercale j’ai faim c’est de ta faute tu peux pas comprendre. Elle perd tout. Elle casse tout. Elle ne veut pas entendre. Elle veut voir ! Où sont ses lunettes ? Elles sont brisées. Les nazis les ont brisées t’as pas connu casse-toi va me chercher à manger personne ne vient me voir j’ai froid. Elle ne dit jamais j’ai peur. Mère je t’ai volé un galet ovale et lisse couleur prune et je me suis échappée à toutes jambes.

Sofi Hémon — Réparations, numéro zéro — Juillet 2022

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