Café des Sports d’une petite ville dynamique de province. 10H23.
A ma gauche, un homme d’une soixantaine d’années, penché sur son téléphone qu’il tient à deux mains. Il n’a pas retiré sa veste.
A mon extrême droite, un groupe de trois messieurs, environ 140 ans à eux tous, discutant à voix forte de tout et de rien.
Un peu plus proche, deux hommes, chacun à leur table, même génération que les autres, seuls et mutiques. L’un parcourt la salle de son regard un peu vague. Son visage est marqué par la tristesse, et peut-être aussi par les difficultés de la vie qui rendent insurmontable le maintien d’une hygiène de vie correcte.
L’autre est plus fringant. Il porte la moustache bien taillée et les cheveux en brosse. Il regarde fixement la table, et ne semble pas plus gai que le premier. Je me demande si ces hommes sont réellement moroses ou malheureux, ou si c’est simplement le poids des années qui affaissent les visages, comme si elles s’étaient suspendues aux chairs et tiraient le coin des lèvres vers le bas.
Un autre homme, soixante-dix ans environ, scrolle.
Je me demande, si ces hommes en ont, ce que font leurs épouses pendant qu’eux semblent attendre devant un café que le temps s’étire sans plus de sens. Est-ce qu’elles sont en train, elles, au contraire d’eux, de s’agiter ? Faire le ménage ? Quelques courses de Noël pour les petit-enfants ? Aller rendre visite à la très vieille mère qui ne se lève plus de sa chaise ?
Et puis en face de moi, un homme plus jeune. Peut-être mon âge, du genre de ceux qui ont connu l’arrivée du portable dans nos vies vers leurs treize ou quatorze ans. Il n’a pas levé la tête lorsque je suis entrée dans la brasserie. Il est penché au-dessus d’un livre. Un stylo Bic bleu à la main, il recopie, sur la 1ère page blanche du bouquin, un brouillon qu’il a posé bien en vue à sa gauche.
Après un long moment, il a terminé. Il insère soigneusement le bouquin neuf dans une enveloppe tout juste à sa taille et déjà adressée en grosses lettres au feutre noir. Il range ses affaires, règle son allongé et s’en va sans un regard.
Je me demande qui est ce type. Un intellectuel ? Un poète ? Un nostalgique du papier et de La Poste ?
Je pense aux petits-enfants et arrière-petits-enfants du destinataire de l’objet. Ils auront peut-être le plaisir de retrouver, bien après la mort du grand-père, ce vieux livre un peu jauni, qu’ils ouvriront avec précaution. Peut-être auront-ils la chance de découvrir le petit mot précautionneusement écrit par… quelle est cette signature ? Il me semble entendre d’ici les voix de ces différentes générations qui s’interrogent et se répondent, tentant ensemble de reconstituer le puzzle de la grande et de la petite histoire entremêlées : « Ah ! Mais c’est peut-être Nicolas, tu sais, le copain de Papi qui habitait près de Montpellier. Ah mais oui il m’avait parlé d’un ami qui avait fini en prison pour s’être enchaîné à un arbre. Il était entré en résistance contre la construction d’un barrage illégitime et destructeur d’une zone naturelle protégée. Déjà à cette époque, les « écolos » comme on disait, étaient assimilés à des terroristes. Maman, c’est quoi une zone naturelle protégée ? Ma chérie, autrefois, il restait encore des espaces où la nature était encore toute grouillante d’une vie riche et diverse. Certains l’avaient compris et voyant qu’elle était en train de disparaître, ils avaient mis dans la loi des règles pour les protéger. Malheureusement, cela n’a pas suffi... ».
Combien de nos arrière-petits enfants auront la chance de retrouver dans une vieille boite Ikea, rescapée des déménagements et recompositions familiales successives, quelques vieux papiers et les écritures singulières de leurs ascendants ? Combien auront la chance de tomber comme cela sur une trace écrite du passé occasion de discussions sur le sens de l'histoire, les rôles tenus par les uns et les autres, le "et si j'avais été à sa place"? Les historiens parviendront-ils à faire leur travail de collecte de matériau dans les immenses serveurs informatiques qui auront peut-être sauvegardé nos mails, nos photos et autres documents, totalement échappés au contrôle individuel et familial de nos archives personnelles?
Je reprends une gorgée de café et me remets à écrire mon journal personnel. C’est ma petite résistance à moi au délitement de notre histoire dans les méandres d’internet. C’est aussi, plus égoïstement, ma façon de laisser des traces et de prétendre à l’immortalité.
Et puis quand j’aurai 70 ans, je le relirai et me rappellerai que non, je n’ai rien à regretter. Je me serai peut-être trompée. J’aurai peut-être aussi brillé. Ce qui est sûr, c’est que j’aurai fait de mon mieux, ni plus, ni moins, et, peut-être qu’au milieu de mes chairs tombantes, mes yeux s’illumineront de quelques pétillements de félicité et d’espérance.