Marcelle Defiga

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Billet de blog 29 mai 2024

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Carte postale d'une AESH en cours d'Éducation Morale et Civique

Vue imprenable sur le déroulement de ce huis-clos particulier et si commun entre prof et élèves. Huis-clos certes, mais évidemment poreux et souvent témoin et lieu d'expression de ce qui se passe en dehors des murs du collège, dans la société. Cette fois, c'est une carte postale depuis un cours d'Education Morale et Civique (EMC). Vous la voyez, là, l'irruption de l'atmosphère ambiante du pays dans la salle de classe ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hier, cours d'éducation morale et civique pour les 5ème4. M. Moirat1 travaille avec ses élèves sur la notion d'identité. Il leur propose d'abord, individuellement, dans leur cahier, de former un nuage avec les mots qui leur évoque leur identité. La démarche est presque philosophique. Les élèves sont bizarrement un peu perdus. C'est peut-être que leur identité, justement, n'est pas encore bien formée ?

Le cours se poursuit, avec beaucoup d’interactions. Le prof introduit la notion d'identité légale, explicite l'expression « avoir des papiers » et illustre avec un exemple personnel « le visa ».

Il raconte alors longuement que jeune homme, il voulait rendre visite à son père qui travaillait à New York :

― « D'abord, il a fallu que je fasse faire mon passeport. Eh oui… on ne peut pas décider du jour au lendemain de partir ! Ça prend des mois, de faire faire son passeport. Une fois qu'on a son passeport, c'est pas fini. Il faut l'envoyer à l'ambassade des Etats-Unis pour obtenir un visa. Un visa, c'est un coup de tampon qui vous autorise à entrer dans le pays. Attention ! Pour obtenir le visa, il faut montrer patte blanche : il faut fournir tout un tas de paperasse dont un relevé de compte bancaire pour montrer que vous aurez suffisamment d'argent pour vivre lors de votre séjour aux États-Unis et une attestation d'hébergement de la personne à qui vous allez rendre visite. Celle-ci devait vous l'envoyer par voie postale car évidemment, à l'époque, tout se faisait par courrier donc il fallait anticiper cela aussi, car le courrier pouvait mettre un moment à faire le trajet New York-Thorée-les-Pins.

Une fois le visa obtenu et le billet d'avion acheté, cela va sans dire, vous vous dîtes : « ça y est ! C'est parti ! ». Mais le contrôle des frontières et de l'identité ne se termine pas avec l'obtention du visa. Dans l'avion, avant d'atterrir aux Etats-Unis, vous recevez un questionnaire. On vous demande si vous prenez de la drogue, si vous avez le SIDA, si vous êtes communiste, si vous transportez des denrées alimentaires (type camembert, dont l'importation est interdite aux USA) etc, etc. il y en a deux pages. Il faut répondre « non » partout, sinon, vous rentrez chez vous beaucoup plus vite que prévu ! »

Les élèves, ahuris :

― « Ouaaaah tout ça M'sieur !

Et on n'a pas le droit d'emmener du camembert aux Etats-Unis ??? »

Etonnement. Pendant quelques minutes, M. Moirat laisse les élèves exprimer spontanément dans un brouhaha joyeux.

Le prof, sorte de gros nounours barbu, plutôt jovial, flegmatique et avec sa ronde et grasse voix qui ne nécessite pas de s'élever pour se faire entendre :

― « Bon alors, tout ça, c'était une longue digression. On va revenir au cours et à notre notion d…. »

― « mais M'sieur, pourquoi on fait pas pareil, nous avec les étrangers qui veulent venir en France ?Pourquoi on leur demande pas tout un tas de trucs pour pas qu'il y ait n'importe qui qui vienne ?» l’interrompt Lilou qui lève le doigt sans attendre qu'on l'interroge et parle d'une voix forte.

(Aparté : vous voyez où je veux en venir avec la question que je rapporte de cette élève ? Vous la voyez, là, l'irruption de l'atmosphère ambiante du pays dans la salle de classe ?)

Et c'est là que je n'ai plus suivi le prof. Il a répondu… Je ne sais pas, en fait, ce qu'il a répondu. Rien de consistant. Rien qui puisse être retranscrit. Une espèce de réponse en forme de « très bonne question, Lilou, mais changeons de sujet » mais en beaucoup plus vague. En tous cas, ce qui est sûr, c'est qu'il a changé de sujet sans répondre clairement. A ce moment-là, c'est-à-dire le temps d'un tout petit instant, je suis tellement stimulée par cette question de l'élève que je ne peux m'empêcher de souffler vivement dans sa direction, sortant très clairement de mon rôle de simple « accompagnante d'élève en situation de handicap » :

― « Mais bien sûr que si, les étrangers qui veulent venir en France subissent le même genre de contrôle!!! ».

Révoltée de l'absence d'une réaction rétablissant la vérité, sans équivoque, de Monsieur le Professeur (avec qui par ailleurs je n'ai aucun problème relationnel, au contraire, soulignons-le) et embêtée d'être sortie de mon devoir de discrétion pendant 3 secondes intenses, je suis sortie déboussolée de ce cours d'éducation « morale » et « civique ».

Simple maladresse du professeur qui voulait passer à la suite du cours ? Souhait d'éviter les questions dont le ton renvoie à un discours plus politique ? Mais la politique est partout, non ? Même en physique-chimie le prof est amené à parler de sujets qui font l'objet de discordances politiques !

Et ces jeunes, qui grandissent dans une défiance ambiante pour la différence et l'étranger, comment pourront-ils se sentir libre et responsable dans leur vie d'adulte ? Comment comprendront-ils notre devise devenue presque subversive par les temps qui courent : « Liberté – Egalité - Fraternité » ? et le débat, dans tout ça ?

1Les noms ont été modifiés

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