Taylorisme : Système d'organisation scientifique du travail et du contrôle des temps d'exécution établi par Taylor. (Dictionnaire Larousse)
Le monde aujourd'hui a un coté à la fois confortable et désespérant. Cela dépend où et d'où nous regardons, pour peu bien-sûr que nous ayons la chance d'échapper à certains calamités bien décrites dans les médias. Nous sommes témoin, par écrans interposés, de nombre de malheurs plus horrifiants les uns que les autres et nous sommes informés de maint menaces à court ou moyen termes qui semblent autant de supra-phénomènes sur lesquels nous n'avons pas prise. Et pourtant, qu'il s'agisse de guerres, de menaces terroristes ou de dégâts environnementaux, rien de tout cela n'est totalement sans rapport avec les choix politiques, commerciaux, économiques, touristiques ou sportifs de nos sociétés (pourquoi les choix sportifs demanderez-vous ? Eh bien, outre l'exemple néfaste pour la jeunesse qu'est devenu le sport, cette école de corruption et de tricherie à l'échelle internationale, essayez d'imaginer ce que représentent, en terme de gaspillage environnemental et social, ces raouts globaux appelés coupe du monde ou jeux olympiques).
La société actuelle a atteint un niveau de division extrême où le citoyen n'existe plus mais a été remplacé par le consommateur. La taylorisation des esprits a opéré à merveille. Or, rappelons que la république, et plus généralement la démocratie, est une construction politique basée sur la notion de volonté d'un peuple de citoyens. Nous sommes préoccupés aujourd'hui par les droits de l'individu mais le citoyen, c'est encore autre chose ! La volonté citoyenne commune est censée dépasser la somme des intérêts particuliers pour contribuer à cet idéal : l'intérêt général. La compartimentation mentale de la vie personnelle et professionnelle est-elle encore compatible avec l'intérêt général ?
En ces temps de crise des prix des produits agricoles, où la grande distribution impose aux fournisseurs ses prix et autres conditions drastiques, interrogeons-nous sur celui qui est placé au bout de la chaine : le consommateur. Pourquoi le consommateur ne pourrait-il pas jouer le rôle d'arbitre et par ses choix, moraliser la filière agro-alimentaire et éventuellement faire preuve de solidarité avec les producteurs et salariés, à l'autre bout de la chaine ? (ne parlons pas ici de l'horrible condition des pauvres animaux d'élevage)
Le consommateur fréquente le supermarché (ou la supérette du coin où il trouve les mêmes produits) et il a une idée plus ou moins précise du prix habituel de ce qu'il achète. Ce prix n'est rien d'autre pour lui qu'un nombre courant à partir duquel il va juger si un produit est cher, très cher, ou au contraire bon marché. Il va avoir une idée très subjective de la qualité (et aujourd'hui la qualité est de plus en plus une notion sanitaire, la conformité à des normes), mais ce que le consommateur perd de plus en plus, c'est l'idée du "d'où ça vient ?". On peut voir éventuellement sur l'image d'un emballage une vache dans un prés, une poule dans une basse-cour, mais cela est une tromperie et tout le discours écrit sur le produit ou sa publicité est plus ou moins une tromperie, à part quelques données techniques de composition.
Personne n'est sans doute tout à fait dupe des nombreuses falsifications qui sont présentées mais on finit par les accepter et peu sont ceux qui cherchent des alternatives.
Le lien avec l'origine du produit est irrémédiablement perdu. Le consommateur a des magasins pleins, c'est ce qu'il attend. Sait-il encore que la viande provient d'un animal ? Il préfère ne pas y penser, et il faut une loi pour rappeler que l'animal est un être sensible. Cela, semble-t-il, n'était donc pas une évidence pour tout le monde. Et puis, c'était tellement arrangeant de penser que la « viande sur patte » ne ressent rien de ses conditions de vie, de même qu'il est bien évident à certain que le gavage des canards ne représente en rien une souffrance.
Cela ne concerne pas que les produits agricoles. En occident nous pensons peu aux ouvriers qui ont travaillé à la fabrication de nos ordinateurs (des moins que moins que rien), ni aux enfants qui un jour brûleront les éléments de ces ordinateurs dans le but d'y récupérer quelques métaux, ces enfants, là-bas, très loin, ces moins que moins que moins que rien.
Discutez avec vos amis, membres de famille, collègues, et vous constaterez combien les gens ont accepté et intériorisé ce système qu'on leur propose. C'est une chose incroyable d'entendre aussi beaucoup des gens en apparence très critiques, même jusqu'à une sorte de cynisme radical, mais qui de suite annihilent dans leur « analyse » toute idée d'une alternative. Par exemple le « bio » est forcément une tromperie également et combien de ces gens ne sont-ils pas voisins d'agriculteurs bio qu'ils ont bien vus, eux, éprendre des produits sur leurs cultures. Où alors, disent-ils, l'épandage vient du champ de l'agriculteur voisin et le bio, en réalité, ne saurait exister.
La difficulté même de trouver des alternatives ou l'effort de devoir chercher par soi-même, effort de plus en plus impensable dans une société aux esprits taylorisés, ou encore la gène de participer à un système qui va dans le mur, tout en offrant, à court terme, un confort dont le consommateur occidental n'est pas du tout prêt à se passer, ces éléments expliquent certainement le cynisme de certains consommateurs, parmi ceux qui sont conscients des problèmes.
Hélas, il semble que cette dichotomie consommateur vs citoyen soit encore plus marquée dans le monde professionnel. Là, le consommateur se transforme en salarié et travaille à la tâche qu'on lui a assignée en se dégageant mentalement de l'utilité de cette tâche et des répercutions qu'elle pourrait avoir sur le reste de la société ou sur l'environnement.
On peut être chercheur dans une institution prétendant, à tour de plaquettes sur papier glacé, travailler pour « l'homme et la société » et dépenser de l'argent public ou privé et maintes ressources humaines ou matérielles sans se sentir pour le moins concerné par l'impact global réel de son activité. Par exemple la surconsommation de matériel informatique aujourd'hui est impressionnante, le rythme de renouvellement de ces matériels s'étant accru régulièrement. Se pose-t-on la question des effets de cette consommation à outrance et des déchets qu'elle engendre en terme d'impact sur « l'homme et la société » ? Et si l'on est employé par un organisme public, se pose-t-on assez la question de savoir s'il est raisonnable de verser tant d'argent à l'achat de matériels et logiciels propriétaires comme ceux des sociétés Apple ou Microsoft, sociétés parmi les plus bénéficiaires au monde et pratiquant massivement l'évitement fiscal.
Bien que les députés français se soient récemment penchés sur cette dernière question, une visite sur le terrain révélerait la réalité du salarié qui, à quelque niveau qu'il soit et particulièrement à celui des hauts cadres, ne s'intéresse pas à ces problèmes. Le salarié ne s'intéresse le plus souvent qu'à la tâche qu'on lui a assigné et à sa progression de carrière dans le strict cadre de son institution ou de son entreprise. Celui qui voudrait dévier de cet esprit serait remis rapidement dans le droit chemin par un supérieur hiérarchique ; on lui dirait par exemple qu'il n'est pas là pour « faire de la philosophie ».
Parmi les exemples marquants, quand cet état d'esprit est poussé à outrance, sont sans doute les mensonges de l'industrie du tabac concernant les méfaits de leur produit sur la santé humaine – en 1994, sept dirigeants de l'industrie du tabac américaine prétendirent devant une commission du
congrès que la nicotine n'était pas une substance addictive, alors que des recherches secrètes menées par leurs propres compagnies prouvaient le contraire - ou de la même manière, les mensonges des compagnies pétrolières américaines qui ont étouffé les conclusions des premiers résultats de leurs recherches sur le changement climatique lié à la combustion des hydrocarbures – voir la révélation récente de documents internes à la compagnie ExxonMobil montrant la dissimulation des résultats d'études menées dès les années 1970. Plus récemment, grâce aux révélations sur le trucage des tests de pollution, on sait que le prix que l'industrie automobile accorde à la santé des populations est moins élevé que les montants de ses bénéfices.
Dans ces derniers exemples, le conflit d'intérêt entre bénéfice attendu et bien-être collectif est saillant mais quand les conséquences d'une activité ne sont pas aussi évidemment néfastes, la taylorisation de l'esprit est un axe d'analyse permettant, dès lors qu'on l'a expérimenté, de douter qu'une activité professionnelle puisse se réaliser spontanément pour le bien commun, sans quelques effets pervers notoires.
Comment expliquer que les gens n'aient pas en majorité plus d'implication personnelle dans les enjeux de société ? C'est précisément la caractéristique de cette division mentale, reproduisant le principe strict de la division du travail, c'est l'application quasiment totale de cette maxime populaire : chacun son métier et les vaches seront bien gardées. Ainsi, pour les questions d'ordre supérieur à ses tâches quotidiennes, on se repose sur la responsabilité et, on espère, l'action des gens plus hauts placés. On attend de ceux-ci qu'ils trouvent le sens, la bonne jointure entre toutes les activités disparates des différents acteurs de la société.
Et si ces gens, les responsables sur qui l'on se repose, n'avaient pas vraiment l'idée de ce qui maintiendra la cohérence du système. Si eux aussi s'en remettaient à la croyance obscure que tout finira bien par aller, qu'il y a bien quelqu'un quelque part qui veille, un responsable local ou global qui sait ce qu'il fait et pourquoi ?
Faudra-t-il un jour constater que finalement, ce qui guidait l'ensemble du système, c'était l'inertie, c'était la croyance qu'il suffisait de faire ce qu'on avait toujours fait, d'aller toujours plus vite dans la même direction ?
En attendant on avance, on avance, c'est une évidence.