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Billet de blog 24 octobre 2024

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La politique de la sobrieté

À côté de l’idée directrice ambivalente qu’est l’efficience, émerge aujourd’hui en science politique l’idée de suffisance, synonyme de « bien vivre dans des limites acceptées ». Cette idée va à l’encontre de l’intensité avec laquelle le marketing, les médias et les élites économiques et politiques incitent à toujours plus augmenter notre consommation.

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Illustration 1
Raphaël, Allegorie de la Temperance, 1511 © Proprietarie Wikipedia

Confiné à la sphère philosophique pendant des millénaires, un ancien précepte fait de plus en plus son apparition sur la scène scientifique et politique européenne : la suffisance (sufficiency en anglais, Suffizienz en allemand), synonyme de sobriété, de modération, ou, comme le disaient les anciens, de tempérance. « Sans la suffisance, la révolution de l’efficience est sans direction; rien n’est plus dangereux que d’avancer avec une efficience maximale dans la mauvaise direction », avertit le philosophe Wolfgang Sachs, du Wuppertal Institut. « L’efficience, observe Sachs, signifie faire les choses correctement. La suffisance signifie faire les bonnes choses ». Cela vaut-il vraiment la peine de poursuivre à tout prix l’efficience maximale pour exporter, par exemple, l’eau minérale San Pellegrino de l’Italie vers l’Australie ?

Une histoire d’efficience

L’histoire de l’humanité est une histoire d’efficience. Grâce à son ingéniosité, l’humanité augmente depuis des millénaires la quantité de choses utiles qu’elle est capable d’extraire d’une seule unité de ressources naturelles et de travail. C’est précisément cette « marche de l’efficience » qui a permis à l’humanité d’augmenter de façon exponentielle sa consommation globale de ressources. En effet, l’efficience croissante a rendu possible l’augmentation de la population, de la durée de vie et de l’utilisation des produits manufacturés, ainsi que le développement de moyens permettant de prélever de plus en plus de matériaux dans la nature et de les transformer rapidement en produits, en déchets et en émissions.

Pourtant, malgré cette évidence historique, le principal remède invoqué pour faire face à notre consommation de la nature est une ultérieure augmentation de l’efficience, sans réaliser que c’est justement notre « marche de l’efficience » qui nous a donné le pouvoir de saper l’équilibre écologique de la planète et d’établir une nouvelle ère géologique : l’anthropocène.

Le « rebond de l’efficience »

Citons l’exemple du trafic de personnes et de marchandises qui a explosé au fil des années. Cela a été rendu possible grâce à des équipements et systèmes de plus en plus performants qui ont permis de réduire le coût des transports et de mobiliser toujours plus de personnes et de marchandises. Ce phénomène, c’est-à-dire l’augmentation de la consommation globale due à une efficience unitaire accrue, a été bien étudié par les économistes, qui l’ont appelé l’effet rebond. Pourtant, l’effet rebond est toujours négligé par les politiques économiques qui continuent à poursuivre la croissance exponentielle et infinie de l’économie sans se soucier de ses conséquences délétères.

L’émergence de la suffisance comme idée directrice

À côté de l’idée directrice ambivalente qu’est l’efficience, émerge aujourd’hui en science politique l’idée de suffisance, synonyme de « bien vivre dans des limites acceptées ». Cette idée va à l’encontre de l’intensité avec laquelle le marketing, les médias et les élites économiques et politiques incitent à toujours plus augmenter notre consommation. Le concept de suffisance a été jusqu’à présent un tabou politique car il n’est pas compatible avec le précepte de la croissance économique exponentielle et infinie. Cependant, depuis quelques années, de grandes institutions internationales recommandent également une politique de suffisance, ou de sobriété, comme par exemple l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans son programme Behavioural Changes (changements de comportement), ou le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ce dernier décrit la sobriété comme « un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui évitent la demande en énergie, matériaux, sols et eau tout en garantissant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires ».

Or, cette définition ne précise pas que la particularité de la suffisance est de réduire la consommation matérielle non pas par des solutions techniques (efficience) mais par des solutions qui impliquent de s’abstenir d’une partie des services et des biens, en particulier ceux qui dépassent un seuil de raisonnabilité. Qui plus est, l’objectif d’assurer « le bien-être de tous dans les limites planétaires » soulève deux autres questions délicates : jusqu’à quel niveau la consommation la plus élevée de certains doit-elle être légitimée par le principe du « bien-être de tous » ? Et quel niveau d’incertitude scientifique est acceptable pour que la société se mette d’accord sur le niveau à ne pas dépasser au regard des limites planétaires (par exemple, le fameux niveau de réchauffement climatique de 1,5 °C mentionné en 2015 par l’Accord de Paris sur le climat) ?

La tempérance écologique

Depuis des millénaires, la vertu de tempérance est invoquée pour des raisons philosophiques. Aujourd’hui, cependant, ce sont les connaissances scientifiques qui amènent de plus en plus de scientifiques à recommander aux élites dirigeantes et aux citoyens d’orienter leurs actions vers l’idée directrice de la suffisance, qui est un synonyme moderne de l’ancienne vertu cardinale de la tempérance. Dans la communauté scientifique, par exemple, le concept de limites planétaires est établi depuis 2009. Il s’agit de neuf paramètres écologiques de la planète (le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’acidification des océans, les perturbations des cycles de l’azote et du phosphore, par exemple) dont les niveaux actuels sont proches des seuils d’alerte écologique ou les ont dépassés. On sait que les effets de la surconsommation sur l’augmentation du niveau des atteintes à l’environnement dans le monde sont causés de manière disproportionnée par le niveau de vie d’une minorité. Si l’ensemble de l’humanité pratiquait ce niveau de vie, comme elle pourrait légitimement le souhaiter, le dépassement des limites écologiques planétaires serait encore plus préjudiciable. Dans ce contexte de disproportion choquante, une redistribution des niveaux de consommation matérielle entre ceux qui consomment trop et ceux qui ne consomment pas assez est nécessaire pour éviter à la fois des perturbations écologiques plus graves et les conflits croissants liés aux ressources naturelles. L’urgence de cette redistribution est proclamée par des voix ayant autorité : non seulement par le pape François au chapitre 193 de son « encyclique écologique » Laudato si’, mais aussi par des scientifiques qualifiés dans leur très récente étude A just world on a safe planet (Un monde juste sur une planète sûre, cf. earthcommission.org ).

Initiatives européennes pour promouvoir des politiques de suffisance

En 2020, un groupe de scientifiques a publié dans la revue Nature une étude pertinente pointant la non-durabilité de l’inégalité actuelle du niveau de consommation dans le monde :  Scientists’ warning on affluence (Mise en garde des scientifiques contre l'abondance). Peu après, un consortium de huit associations et instituts européens, financé par le programme Horizon 2020 de l’Union européenne, a lancé le vaste projet Fulfill Sufficiency. Son objectif est de cerner les raisons pour lesquelles l’idée directrice de la suffisance devrait devenir une des pierres angulaires des politiques au sein de l’Union européenne. Le consortium comprend l’Institut Jacques Delors, l’Association négaWatt, le Wuppertal Institut, le Politecnico di Milano, l’Institut Fraunhofer pour la recherche sur les systèmes et l’innovation, le Réseau international pour l’énergie durable en Europe, l’EURAC et Zala Green Liberty. Nombre de ces instituts font également partie de vingt organisations européennes qui ont formulé le scénario de transition écologique CLEVER, présenté en juin 2024. Celui-ci préfigure, à l’horizon 2050, une Europe à 30 pays qui aura réduit sa consommation d’énergie de 55 % et atteint à la fois la neutralité climatique et l’indépendance vis-à-vis des importations d’énergie. Le projet Fulfill Sufficiency et le scénario CLEVER reposent sur trois grands principes : Sufficiency, Efficiency, Renewables (SER : Suffisance, Efficience, Énergies renouvelables).

Cette triade est également la base des scénarios et du logo de négaWatt, une association française et européenne d’experts en politique énergétique. Le principe de sobriété a également été inscrit dans la loi française de transition énergétique de 2015. Le Manifeste de la suffisance publié en 2023 par 75 organisations et instituts de recherche européens exhorte également l’Union européenne à faire de l’idée directrice de la suffisance une des pierres angulaires de ses politiques. Enfin, le très récent rapport pour l’ONU Eradicating poverty beyond growth  (Éradiquer la pauvreté au-delà de la croissance) recommande de « réduire la production de ce qui n’est pas nécessaire » en se basant sur l’idée directrice de la suffisance et des droits humains et non pas sur celle du « croissancisme » (growthism).

La suffisance : nécessaire, possible, souhaitable

Les résultats du programme Fulfill Sufficiency sont basés sur une étude approfondie de la littérature scientifique en la matière et sur des exemples de pratiques individuelles et de politiques publiques de suffisance. Ils ont été présentés à Bruxelles le 18 septembre dernier et se résument en trois arguments : la politique de suffisance, ou de sobriété, est nécessaire, elle est possible et elle est souhaitable.

Premièrement : la suffisance est de plus en plus nécessaire parce que, malgré les progrès réalisés, le découplage absolu souhaité entre croissance économique et croissance de la consommation de la nature et de combustibles fossiles ne se produit pas dans les pays les plus industrialisés ni dans le monde. Malgré l’augmentation de l’utilisation des énergies renouvelables, celles-ci s’ajoutent en réalité aux énergies fossiles au lieu de les remplacer, et de nombreux scénarios prévoient que la consommation mondiale d’énergie et l’utilisation de combustibles fossiles continueront d’augmenter dans les prochaines décennies. Par ailleurs, le taux de perte de biodiversité est probablement la limite planétaire la plus importante à ne pas franchir, mais son ampleur est difficile à déterminer et la prudence s’impose dans l’estimation des limites à ne pas dépasser.

Deuxièmement : la suffisance est possible si son principe est appliqué à trois niveaux : le comportement individuel, la mise en œuvre d’infrastructures matérielles et immatérielles qui permettent et encouragent un comportement individuel sobre, et enfin l’application de lois et de politiques publiques nationales et supranationales qui favorisent ou encouragent à la fois un comportement individuel sobre et la mise en œuvre d’infrastructures propices à la sobriété. Ces trois niveaux sont liés: le choix d’utiliser plus souvent le vélo, par exemple, est rendu possible par l’existence d’infrastructures adéquates telles que des pistes cyclables, des parkings à vélos, des vélos en libre-service et des emplacements de stationnement pour vélos dans les bâtiments et les gares. À son tour, la mise en œuvre systématique de ces installations est plus probable si les réglementations et directives nationales et supranationales la promeuvent et la financent. Par exemple, la récente Directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments impose aux États membres de prévoir dans leur législation l’installation obligatoire de places pour vélos dans les projets de construction de nouveaux bâtiments et de rénovation.

Troisièmement : la suffisance est souhaitable. Outre la réduction des dommages écologiques, l’application de la suffisance est souvent bénéfique pour la santé physique et mentale, car elle contribue à encourager l’activité physique, à réduire le stress qui accompagne souvent le travail et à réduire le nombre d’heures de travail nécessaires pour financer des niveaux élevés de consommation. La santé publique s’en porte mieux et les dépenses de santé diminuent.

Le principe de suffisance n’est pas une alternative à celui d’efficience technique. Cette dernière doit bien être poursuivie, mais il faut éviter les effets de rebond d’une efficience croissante sur l’augmentation de la consommation totale. Cela exige de nouveaux comportements et de nouvelles politiques qui tiennent prudemment compte des limites écologiques planétaires et de l’impossibilité écologique et morale d’étendre à l’ensemble de la population mondiale les niveaux de nombreuses consommations matérielles que le progrès technique permet aujourd’hui à la minorité la plus aisée.

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