En 2012 les missions locales fêtent leur trentième anniversaire. Depuis 2007, leur relation avec l'Etat est entièrement placée sous le signe de la performance, en d'autres termes le financement au résultat. Pour ma part, j'estime que cette logique sert à légitimer une vision gestionnaire du travail social. C'est ce que j'entends démontrer.
Les missions locales et l'approche globale
En mars 1982, suite au rapport Schwartz1, le gouvernement crée les missions locales par ordonnance afin d'apporter une réponse politique au chômage des jeunes2. Elles prendront la forme d'associations présidées par un élu local et dotée d'équipes professionnelles. Les missions locales agissent dans le cadre d'une approche globale telle que l'intervention des missions locales ne se réduit pas à l'accès à l'emploi ni à la qualification professionnelle mais elle doit englober l'ensemble des problèmes (logement, santé, protection sociale, justice, accès aux droits, culture, loisirs, etc.) que les jeunes sont susceptibles de rencontrer dans leur vie quotidienne.
Pour ce faire, les missions locales, leurs professionnels accueillants, reçoivent les jeunes dans le cadre d'entretiens individuels afin de les écouter, de les informer et quand besoin est les orienter vers des partenaires compétents. Fondées à titre temporaire et expérimental, les missions locales se sont installées dans le paysage institutionnel au fil des trois dernières décennies si bien que leur rôle a fini par être inscrit dans le droit du travail à l'article L5314-2 en 20053 et les partenaires sociaux ont conclu une convention collective nationale en 20014.
Circulaires, conventions et approche gestionnaire
Cependant, les missions locales sont confrontées à l'approche gestionnaire sous-tendue par la loi organique votée en 2001. La loi organique justifie son approche gestionnaire – la recherche de l'équilibre budgétaire – par la mise en œuvre d'une logique de performance basée sur le financement des services publics au résultat. Elle s'applique au champ des missions locales par une circulaire de 2007 émise par la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP)5. Par cette circulaire, la DGEFP, administration centrale de l’État, diffuse vers ses services déconcentrés (les DIRECCTE et leurs Unités territoriales) la description et la prescription d'un nouveau rapport de force entre l’État et les missions locales :
en redéfinissant les rôles des deux parties, le premier sera à la fois le financeur et l'évaluateur tandis que le second sera le financé et l'évalué,
en imposant un référentiel d'évaluation comportant une liste d'objectifs quantitatifs à atteindre dont la vocation serait de prendre en compte l'activité de chaque mission locale dans sa « globalité » (nombre de jeunes accueillis, nombre de jeunes ayant signé un contrat d'accompagnement, nombre de jeunes en emploi, en formation, etc.),
en édictant des règles de correspondances entre financement et résultat, résultat comme écart par rapport à l'objectif à atteindre,
en réduisant le rôle de chaque mission locale évaluée à l'attribution ou si l'on peut dire à la négociation de valeurs numériques aux différents objectifs prédéfinis dans le cadre du référentiel d'évaluation. C'est ce dernier point que la circulaire semble désigner par l'expression « dialogue de gestion ».
Ainsi, pourrait-on dire, de même que l'ordonnance fait la mission locale, la circulaire fait la convention de financement. Et au-delà, par la circulaire, nous trouvons un signe qui en cache un autre, celui de l'hégémonie de Bercy (et de ces principes d'action et de communication politiques) sur l'ensemble des sections des champs politique et bureaucratique de l’État, c'est-à-dire en ce qui concerne les missions locales, la prédominance de l'approche gestionnaire sur l'approche globale et l'indépendance des associations.
Analyse du nouveau rapport de force
Pourtant, les missions locales se sont constituées en champ professionnel autonome par rapport au champ politique qui les a légalement instituées. Cette autonomie tient au statut associatif, qui est le statut dominant parmi les missions locales (421 associations sur 451 structures au total en 2012 selon le CNML). En effet, ni l'Etat ni les collectivités locales n'exercent un contrôle total sur les missions locales, bien qu'ils siègent dans leur conseil d'administration. Or, ce dernier est généralement présidé par un élu local qui confie son pouvoir à un professionnel sous contrat. Le mandat de ce dirigeant consiste à diriger l'équipe des professionnels chargés de l'accueil des jeunes.
Et par un paradoxe qui peut paraître ironique, c'est cette autonomie relative qui constitue la source de l'isolement des missions locales face aux services de l’État chargés d'appliquer l'approche gestionnaire dans la mise en œuvre des conventions d'objectifs. À mon sens, l'isolement des missions locales s'ajoute au poids de l’État dans le rapport de force qui s'installe entre les deux protagonistes du « dialogue de gestion ». Il s'organise et s'articule selon trois plans du plus évident (présent sur le terrain) au plus discret :
le plan technique : chaque direction va négocier, se faire évaluer, et signer seule sa convention pluriannuelle d'objectifs auprès de l'Unité territoriale de la DIRECCTE compétente,
le plan financier : le poids financier de l’État est aussi un facteur (pré)pondérant le rapport de force, à savoir selon le Comité national des missions locales, la contribution de l’État représente 38% du budget total des missions locales à l'échelle nationale, entre 28 et 79% selon la région ; de surcroît, il devient prépondérant par rapport aux autres financeurs : notamment par rapport aux collectivités territoriales (régions, communes et structures intercommunales) dont le poids relatif s'est réduit au fil des quinze années passées6,
le plan politique : l'élaboration du référentiel d'évaluation a été isolée de la mise en œuvre des conventions pluriannuelles d'objectifs ; selon la circulaire, le référentiel d'évaluation aurait été conçu dans le cadre de réunions de concertation entre l’État représenté par la DGEFP et le CNML d'une part et des organisations censées représenter les missions locales comme champ professionnel institué à l'échelle nationale, c'est-à-dire par l' UNML et l' ANDML7.
Polarisation, moralisation et réduction
Or, la circulaire de 2007 est encore en vigueur en 2015. Les dirigeants des missions locales ne se sont donc pas contentés d'accepter l'approche gestionnaire par laquelle l’État gère le dialogue ; ils l'ont incorporée. De plus, l'approche gestionnaire en tant que forme de domination fait système : elle touche non seulement les dirigeants mais l'ensemble des agents impliqués dans les relations inhérentes aux conventions d'objectifs, c'est-à-dire depuis les auteurs des circulaires jusqu'aux professionnels accueillant les jeunes et les jeunes accueillis eux-mêmes8. J'analyserais ce système selon trois dynamiques relationnelles qui résultent des dimensions du rapport de force Etat / missions locales :
La sur-polarisation hiérarchique de la relation évaluateur-évalué : Lorsque dans un processus d'évaluation l'évaluateur monopolise le pouvoir de nommer toutes les catégories opérantes du référentiel d'évaluation, il génère un dialogue à sens unique avec l'évalué et coupe court à toute possibilité de remontée d'information (qui n'intègre pas le référentiel officiel) depuis l'évalué jusqu'à l'évaluateur.
La vision moralisatrice des rapports financiers comme forme de légitimation et de domination : Et lorsque l'évaluateur se trouve être le financeur, il se fait juge et parti, il se pose en équation de son propre pouvoir discrétionnaire d’État-pourvoyeur néolibéral, soit une forme d'auto-légitimation dans l'univers des auto-légitimations d’État. Au-delà des règles de correspondances entre résultat et financement, la circulaire de 2007 rappelle le plafonnement programmé sur trois ans de l'enveloppe attribuée aux missions locales9. Partant, le « dialogue de gestion » est le théâtre d'une remise en cause permanente par laquelle le résultat de chaque mission locale fait l'objet d'une moralisation – comme processus moralisateur – qui conduit à une sanction financière conséquente10 (sanctionnant un « bon » ou un « mauvais » résultat dénotant une « bonne pratique » ou une « mauvaise »). La magie de la justification du financement par l'évaluation, ou ce qui revient au même la moralisation des rapports financiers, fonctionne lorsqu'elle parvient à légitimer, c'est-à-dire en définitive à dissimuler le plafonnement programmé du financement de l’État et donc lorsqu'elle parvient à faire oublier le fait que quels que soient les résultats, le montant du financement est déjà arrêté à l'échelle nationale.
La réduction du champ de perception d'un champ professionnel : Or, les catégories du référentiel d'évaluation constituent une mesure d'économie des échanges symboliques en ceci qu'elles consacrent la réduction du champ de perception que l'évaluateur a du champ professionnel évalué – ce qui correspond à ce que les gouvernants dénomment dans leur jargon médiatique la « simplification des procédures administratives » – c'est-à-dire, en l'occurrence, la réduction de l'approche globale à une logique de placement, la subordination de l'insertion sociale à l'insertion professionnelle11, l'imposition d'une démarche quantitative au détriment d'une approche qualitative, etc. ; elles contribuent à imposer le champ de vision ainsi réduit comme étant la définition légitime du champ professionnel concerné12.
Au-delà de la moralisation et de la communication politique
Pour autant que je sache, depuis que je suis conseiller auprès de jeunes – c'est-à-dire en l'an 2 avant l'ère ouverte par la loi organique, nous – les accueillants des missions locales – devions déjà remplir des objectifs et pour ce faire saisir une multitude de données informatiques pour qu'elles « remontent » jusqu'au financeur. Ce qui a changé avec la circulaire de 2007 est que les objectifs ne concernent pas qu'un seul aspect mais qu'ils prétendent les concerner tous tout en ce concentrant sur la mesure du placement en emploi. Cet aspect de l'approche gestionnaire avait été abordé dans cet article de Mediapart.
Pendant ce temps, pendant que les gestionnaires appliquent leur grille d'évaluation, nous sommes amenés à accueillir les jeunes, à les écouter et à répondre à toutes les demandes y compris celles qui ne rentrent pas dans la moulinette d'évaluation du financeur. Et ils sont nombreux les problèmes qui sont non seulement « hors catégorie évaluée », mais aussi qui frôlent les limites de notre propre compétence, de notre compétence comme pouvoir d'agir – les cas limites ne manquent pas qui constituent des barrages à l'intégration d'un individu : rupture familiale, rupture conjugale, rupture d'hébergement, problèmes de justice, de droit du travail, avec les administrations, dont problèmes de papiers, de santé …
Tout ce passe comme s'il y avait deux mondes en rupture consommée. D'un côté, le monde créé par l'évaluation, prêt à l'emploi pour nourrir les discours officiels (« la lutte contre le chômage », « la bataille pour l'emploi », « inverser la courbe du chômage »). D'un autre côté, le monde censé être évalué, celui-ci demeure relégué, bouillonnant dans l'ombre grise des projecteurs médiatiques et politiques. Et en fin de compte, l'ordre social – son cortège d'inégalités sociales – édicté par le libéralisme économique continue à être justifié comme s'il était de « nature naturelle »13. Car, ce qui demeure méconnu, c'est non seulement les problèmes des jeunes, mais aussi les problèmes que les missions locales parviennent à résoudre et le fait que ces problèmes puissent être résolus. Et surtout le fait que cela ne suffise pas, puisque les problèmes résolus ne le sont qu'au cas par cas. Tant que nous en resterons à des modes d'intervention essentiellement individuels, nous resterons impuissants, condamnés tel Sisyphe par les dieux de l'Olympe à d'interminables travaux (je dois ce parallèle mythologique aux Métamorphoses de Robert Castel)14. Et pour quoi Sisyphe est-il puni si cela n'est à seule fin de rétablir l'ordre cosmique ?
Si nous ne voulons pas que les missions locales – et l'insertion en général – restent la nouvelle lune perpétuelle des politiques publiques, il serait bon de les réfléchir, entre autres, dans l'onde des sources du rapport Schwartz. Considéré comme le rapport fondateur des missions locales, il préconisait au demeurant la mise en œuvre d'un « mode d'intervention globale » qui prenne en compte les dimensions individuelles et institutionnelles des causes du chômage des jeunes. Car selon Bertrand Schwartz, le chômage des jeunes ne touchaient pas tous les jeunes, mais surtout ceux qui sont privés de capital scolaire, informationnel et relationnel. Et comme il n'existait pas d'institution qui soit capable de combler cette lacune globale, il aurait fallu créer une dynamique telle qu'elle puisse transformer les institutions existantes afin qu'elles contribuent à intégrer tous les jeunes.
Il faut croire que ni les politiques ni les bureaucrates ni les professionnels dirigeants des missions locales n'ont souhaité ou n'ont voulu savoir que l'action des missions locales puissent s'inscrire dans une dynamique de transformation institutionnelle d'envergure. Pourtant, à mes yeux, une véritable approche globale devrait procéder d'une réforme structurelle des institutions entendue au sens multidimensionnel (sociologique, psychologique, historique, économique, juridique, politique, etc.) et relationnel (au sens de la sociologie relationnelle de Bourdieu) : institutions scolaires, économiques, structures sanitaires, s'occupant du logement, au niveau national et local, l'implication de tous les acteurs et donc la déconstruction des catégories officielles qui fragmentent les citoyens en publics spécifiques, c'est-à-dire « tenter d'établir une articulation entre tout ce qui constitue le monde dans lequel vivent, apprennent et travaillent les jeunes, en cherchant à sortir des juxtapositions, des sectorisations, des cloisonnements » (Schwartz, p. 40) …
Mais, poser un pied ans sur ce plan implique de transformer pour ne pas dire révolutionner notre modèle social et politique actuel, révolutionner le rapport entre citoyens et institutions et de passer de la Cinquième république à une alter-république, une république où l'autre dans tous les sens du terme (personne, corps, collectif, idée, phénomène …) est le bienvenu …
1 Bertrand Schwartz, Rapport sur l'insertion professionnelle et sociale des jeunes, Éditions Apogée, 2007.
2 Ordonnance n°82-273 du 26 mars 1982 relatives aux mesures à assurer aux jeunes de 16 à 18 ans une qualification professionnelle et à faciliter leur insertion sociale. La définition du public sera étendue aux 18-25 ans par la loi n°84-130 du 24 février 1984.
3 http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000021343126&cidTexte=LEGITEXT000006072050&dateTexte=20141225
4 http://www.legifrance.gouv.fr/affichIDCC.do?idConvention=KALICONT000005635091
5 La circulaire DGEFP n°2007-26 du 12/10/2007 par le lien suivant : http://travail-emploi.gouv.fr/publications/picts/bo/30112007/TRE_20070011_0110_0002.pdf
6 Les bilans d'activité annuels du Comité national des missions locales (CNML) sont disponibles à la page internet suivante : http://www.emploi.gouv.fr/cnml/publications
7 Le CNML : Comité national des missions locales est un organisme fondé par l’État, composé de présidents de missions locales choisis par l’État ; l'Union nationale des missions locales (UNML) représente les intérêts des employeurs, cosignataires de la convention collective de la branche concernée et … composée de présidents de missions locales ; l'Association nationale des directeurs de missions locales (ANDML) est constituée de directeurs, c'est-à-dire des professionnels mandatés par des présidents.
8 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001, p. 202.
9 Circulaire DGEFP n°2007-26, p. 3 : « Vous veillez naturellement aux conditions et modalités de ces redéploiements qui s’effectuent à enveloppe constante. Par exemple, pour 2008, la construction budgétaire pour le réseau des missions locales est identique à celle de 2007, soit 162 M€. »
10 Circulaire DGEFP n°2007-26, p. 4 : « J’appelle votre attention sur le fait qu’aucune de ces variations au titre de la présente section, qui n’envisage que les principaux cas de figure, ne sauraient avoir de caractère mécanique ou automatique. »
11 Circulaire DGEFP n°2007-26, p. 10 : « L'objectif final est l'insertion professionnelle et sociale dans une perspective d'accès à l'emploi des jeunes de 16 à 25 ans sortis du système scolaire du territoire de leur compétence. Cet objectif final se décline en cinq objectifs opérationnels qui correspondent à autant de mission de service public décrites dans l'offre de service. »
12 Circulaire DGEFP n°2007-26, p. 4 : « Il va de soi que leurs fondements objectifs ne sauraient être sujets à contestation ; la CPO vous dote en effet de tous les indicateurs nécessaires à fonder votre décision. »
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, 2001, p. 177.
14 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, 1995, p.