La fessée serait-elle le symptôme d'une république qui se cherche dans le miroir de ses défaillances supposées ? Ou l'agitation d'une ombre dans la caverne vide et sombre des idées des gouvernants, vide et sombre des idées gouvernantes ?
À la lumière d'un billet d'Alexandra Basset par lequel cette dernière prend appui sur un extrait de Rousseau, j'ai ressenti la puissance évocatrice des souvenirs d'enfance … Et à la croisées des chemins d'évocation, m'est revenue à l'esprit une (re)lecture récente, Langage et pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu, le chapitre intitulé « Les rites d'institution ».
Bourdieu considère les rites d'institution comme le principe actif de ce que les anthropologues classiques nomment plus volontiers les rites de passage … Aux yeux de Bourdieu, le rite d'institution sépare plus qu'il ne relie, il sépare des individus en les rangeant dans des catégories sociales distinctes : la circoncision par exemple consacre plus la différence homme / femme qu'elle entérine le passage de l'enfance à l'âge adulte.
Partant, les rites d'institution comportent des injonctions à être et à faire qui intiment les individus concernés à se comporter conformément aux usages de la catégorie instituée. Ils se traduisent par des actes de communication visant une efficacité telle que les mots, les gestes qu'ils véhiculent, à condition qu'ils soient réalisés par les « personnes autorisées » (investies du pouvoir idoine, expression empruntée à Bourdieu), se transforment en actes normés, attendus, prévisibles.
Ainsi la fessée n'est-elle pas un rite d'institution par excellence ? Celui qui l'administre en l'administrant réalise d'emblée la séparation entre lui-même et celui qui la subit, c'est-à-dire la séparation entre le détenteur de l'autorité parentale et celui qui y est soumis, le parent (ou son substitut dans le cas de Rousseau) et l'enfant, celui qui a et celui qui n'a pas, dans le but non seulement de sanctionner mais aussi d'intimer à « revenir dans le droit chemin » : arrêter de braver l'autorité parentale, obéir, se taire, être docile, etc.
Toutefois, il me semble que la fessée est une sorte abcès de fixation politique et médiatique – elle révulse les uns pendant qu'elle fascine les autres ; certains la prescrivent tandis que les autres la proscrivent. Pendant que nous avons les yeux rivés sur la fessée, nous pourrions oublier qu'il existe d'autres formes de châtiments physiques encore pratiqués, non seulement dans les familles mais aussi à l'école, et que ces derniers ne se réalisent pas nécessairement par des coups physiques.
Envoyer au coin, dans la chambre, est une forme de restriction de liberté (sans parler de restriction alimentaire …) Ces sanctions touchent tant au corps qu'à l'esprit de ceux qu'elles condamnent. Elles ne nécessitent pas l'usage de la force physique, une injonction verbale voire gestuelle peut suffire pour qu'elles soient suivies d'effet. Elles instituent aussi une séparation radicale, radicale dans son asymétrie entre celui qui détient l'autorité et celui qui y est soumis, car celui qui prive l'autre de liberté le fait en le bannissant à l'intérieur de l'espace où s'exerce l'autorité (la société, la résidence familiale, la résidence de garde, le foyer éducatif, la classe, l'établissement scolaire, etc.), dans un endroit employé et parfois réservé à cet effet (la prison, la chambre, le coin, l'antichambre, le couloir, le bureau de la/du CPE, la salle de colle, etc.), un espace privatif, en somme.
Et puis il existe encore une autre forme de châtiment, beaucoup plus insidieux mais non moins efficace, qui laisse toute sa place au pouvoir symbolique, par la force d'intimidation qu'il comporte et pour ainsi dire par ce qu'il cache. Certains l'appellent le pouvoir des mots, ceux-ci, a-t-on coutume d'entendre, blesseraient plus que les coups … j'ajouterais, la violence symbolique portée par les mots est encore plus efficace lorsque ces mots sont prononcés par des « personnes autorisées », des professeurs, des politiciens, des journalistes, bref ceux qui ont et font autorité et pour le coup mettent leur autorité au service de la sanction.
Certaines formes d'exclusions punitives sont mises en œuvre par nos institutions éducatives à l'endroit de ceux qu'elles sont censées éduquer. Elles peuvent aller jusqu'à l'exclusion définitive d'un établissement scolaire donné, voire jusqu'à l'exclusion du système scolaire lui-même. Et tout cela se fait sans aucune violence physique. Au demeurant, elles peuvent affecter la vie d'un individu pendant des années quand ce n'est pas jusqu'à la fin de ces jours.
Pour revenir à l'amendement contre l'usage du châtiment corporel dans la famille, il s'inscrit (s'inscrivait) dans le prolongement d'un processus historique de lutte séculaire contre la violence perpétrée dans le cadre d'une relation éducative. Amorcé par les humanistes du 16ème siècle en Occident, cette lutte accompagne l'élaboration de méthodes pédagogiques qui encouragent la créativité dans la relation enseignant / apprenant, non seulement dans un but social mais aussi afin de servir leur bien-être individuel : cultiver le rapport à l'autre, préparer à l'éclosion amoureuse, préparer à la mort (la violence ultime et fatale ?), etc.
Ces méthodes deviennent des pistes par lesquelles l'individu émerge et s'émancipe des contraintes sociales et naturelles, s'extirpe des déterminismes qui enjoignent l'individu à faire corps avec son groupe (genre, classe d'âge, famille, clan, corporation, classe sociale) … Cependant, j'ai le sentiment que nos institutions, notamment les institutions éducatives, ne visent pas une véritable émancipation de l'individu, peut-être en partie parce qu'il n'existe pas de réflexion sur le rapport entre l'individu et la société.
Les institutions dites républicaines, notamment scolaires, semblent plutôt être au service de l'inculcation des principes du libéralisme économique qui se fondent sur la concentration du pouvoir économique entre les mains d'une élite possédante d'une part et la concentration du pouvoir politique entre les mains de l'exécutif et notamment du chef de l’État et du gouvernement. Ces principes loin d'être remis en cause par l'enseignement sont souvent transmis comme des évidences naturelles auxquelles nombres de citoyens se soumettent sans qu'il y ait besoin d'avoir recours à la force physique. En revanche, que de formes d'intimidation qui sont autant de forme de violence symbolique – de castration politique – depuis le simple dénigrement (irresponsable, utopiste, gauchiste, faiseur d'angélisme), jusqu'à la menace de l'exclusion, du licenciement (si on ne réalise pas ses objectifs par exemple), de la faillite, ou qui sait encore … de l'apocalypse, peut-être ?
Partant, afin de parvenir à combattre la violence, il faudrait tenter de comprendre toutes les formes de violence de la moins physique à la plus symbolique, et engager contre elles toutes les formes de luttes, depuis la réflexion jusqu'à la loi en passant par une action pédagogique réflexive (autocritique) et permanente. Car, il est difficile de concevoir une éducation sans autorité, une autorité sans violence, de telle sorte que l'éduquant se doit de mettre son autorité au service de l'éduqué et ce faisant engager une lutte permanente contre cette tendance qu'ont les groupes de personnes autorisées à dissimuler les fondements arbitraires de leur propre autorité.