Je suis professeur de philosophie. J’enseigne dans le 93. J’accompagne depuis trois ans la mise en place de la réforme du Bac 2021 contre laquelle je me suis battu aux côtés de mes collègues. La loi une fois votée, il a bien fallu l’imposer aux élèves et les aider autant que nécessaire à se sortir de la jungle.
Le bac 2021 est une de ces réformes techniques dont l’enjeu est d’enrober sous un discours apparemment indiscutable la mise en coupe réglée du service public, et après l’hôpital le tour de l’Éducation nationale est venu en 2017. Son héraut vient d’être battu à Montargis. À l’insu de tous, il est parvenu à instaurer au lycée un système concurrentiel ravageur. L’histoire récente a montré combien de telles réformes sont difficiles à contester, elles ont un aspect lisse et bienveillant, leur logique naïve les rend invincibles, des discours lénifiants l’entourent, les médias assurent à volonté le service après-vente. Quel air de bon père de famille, quel accent de bon sens avait le vaincu de Montargis quand il louait la disparition des filières au lycée, la fin de l’hégémonie des maths, le règne de la liberté. Ceux qui alors s’y opposaient étaient invariablement taxés de conservatisme, de corporatisme ; ils étaient considérés comme des ennemis du bien ; ils méprisaient les heureux enfants qui bientôt allaient choisir les dominantes de « leur » bac dans un panel d’une douzaine de Spécialités : un triplet en première, un doublet en terminale. Les effets de ce bonheur auront été passagers et gravement délétères.
Dans les faits on aura vu l’instauration de classes-groupes à géométrie variable au fil de la journée et de la semaine, dévastatrices à l’heure du Covid ; d’emplois du temps à trous dans des lycées pauvres en salles d’étude pour les élèves comme les profs ; de conseils de classe à trente participants, généralement désertés. S’il prenait la fantaisie à un enseignant de Spécialité qui recrute sur trois, quatre, voire sept classes, d’assister scrupuleusement à ses conseils, il verrait son horaire hebdomadaire exploser sans même faire cours. La conséquence : un suivi des élèves à vau-l’eau par défaut de dialogue et de concertation. Sans parler des enseignants qui ont vu éclater leur service, digne d’une caissière à temps partiel, et augmenter leurs charges de gestion, sans proportion avec les indemnités censées les couvrir. Après trois années d’usage, dont une première de fonctionnement quasi normal (au moins sur le plan formel, les épreuves de Spé ayant été repoussées de deux mois cette année encore), le bac s’est vidé de substance sans disparaître complètement ; il demeure, mais illisible et plus encore inopérant. Disparition des E3C (ne demandez pas ce que c’est, une usine à gaz que tout le monde a déjà oublié) ; extension d’un contrôle continu anarchique et ingérable ; création d’une option de Maths experts pour augmenter le niveau, et une autre de Maths complémentaires pour les élèves qui abandonnent la Spécialité en terminale ; et hier le rétablissement d’une option Maths en classe de première en attendant la suite. Oubli des maths ? Reconstitution de la filière S dissoute ? Bricolage bâtard ? Sans doute un peu des trois.
Bac opaque aux élèves, aux parents, à pas mal de collègues qui n’y sont pas directement impliqués à travers les enseignements de Spécialité ou le professorat principal.
Mais tout ça n’est que la partie émergée du Bac 2021, un marronnier qui dans le creux de l’actualité fournit aux journalistes son lot d’inepties, comme cette année de terminale dont on déplorait tous les ans le raccourcissement (la faute au bac, bien sûr), et que le bac 2021 achève en queue de poisson après les épreuves écrites de Spécialités (à la rentrée de Pâques cette année, et normalement la mi-mars !). C’est là, semblant de rien, qu’on touche au cœur du mensonge, le seul que les élèves ont perçu et dont ils tirent bénéfice en s’éclipsant en masse des cours bien avant la fin de l’année scolaire.
Le baccalauréat est en effet devenu un exeat, du nom de ce bon de sortie délivré aux jeunes bacheliers, indispensable à l’inscription dans l’enseignement supérieur. Un bon de sortie ! le premier grade universitaire, comment cela est-il possible ? Un nouvel exemple du « en même temps » qu’il faudrait danser pour oublier sa peine, car le bac a son partenaire. Un jumeau premier né qui lui a tout pris, l’a mis à poil. N'a laissé de l’examen républicain qu'un cache-sexe à l’heure de Parcoursup. Voilà l’aîné, né trois ans avant le Bac 2021, qui aura finalement dicté son calendrier au vieux bac républicain, l’achevant pour de bon.
Parcoursup est le nom d’une réforme technique censée rationaliser l’accès à l’enseignement supérieur. C’est en vérité l’indiscutable examen de la terminale, qui de surcroît n’est même pas un examen, c’est un concours. Une myriade de concours dissimulés sous leurs multiples reflets. Un concours sur titres et sur épreuves, sésame de formations à jauge limitée avec liste d’attente. Il inclut le contrôle continu des classes de première et la note de Français, les deux premiers trimestres de terminale et les notes de Spécialités : les trois quarts du bac ficelés dès le mois de mars. Résultats anticipés sur lesquels les élèves sont mis en concurrence, triés sur pièces à coups de performances chiffrées, à commencer par leur « ticket » de sortie (les 2 Spé, quasi un tiers de leur bac) qui à la dernière minute se révèle cohérent ou incohérent avec leurs vœux d’avenir. Pour s’y retrouver dans un bazar pareil des informations, beaucoup d’informations, sont nécessaires ; un sens aigu de l’anticipation est également requis car le génie de la dilution a placé des décisions cruciales dès le mois de janvier de la classe de seconde, et malheur aux élèves qui croiraient une réorientation possible avec le bac ou après lui ; ajoutez-y pas mal de maturité et d’abnégation de la part d’adolescents qui doivent renoncer à des enseignements qui leur font envie pour se plier au bon sens et à la rentabilité d’une stratégie (« Quand même, une Spé Histoire des arts pour médecine, ça fait mauvais genre »). Une stratégie à long terme qui exige pour s’en sortir une expertise précoce, soumet la réussite à une vision bien en amont et largement en aval du bac ; à quoi s’ajoute une détermination digne d’une classe préparatoire, la santé physique et psychique qui vont avec, sans compter les ressources matérielles, notamment informatiques, la stabilité, l’encadrement affectif requis et compris pour tous ! Le bac 2021 est de ce fait une course où l’on a rajouté des handicaps invisibles à nombre d’élèves. J’avoue qu’aux miens je résume cyniquement la situation en disant : pour le bac une moyenne de 10/20 est suffisante. Ce qui est la stricte vérité. Mais pour la place que vous souhaitez dans l’enseignement supérieur le meilleur dossier est absolument nécessaire.
Et lorsque fin mai début juin tombent les premiers résultats de Parcoursup j’ai la désagréable impression que mes élèves ont concouru avec un boulet au pied, ou un dossard qui porte le chiffre de leur département sur les épaules. Le Ministère éclaire peu la question, se refusant jusqu’ici à donner toute statistique qualitative de Parcoursup ; elles permettraient pourtant de mesurer la satisfaction réelle des élèves à l’issue de la procédure. Dans ces conditions, pour quoi les élèves travaillent-ils ? Le bac ? Tout démontre que c’est prendre des vessies pour des lanternes. Non, ils travaillent pour enjamber l’invisible barrière derrière la moyenne dérisoire de l’examen. Ils travaillent sans le savoir pour franchir le mur des concours ; à défaut de quoi ils se retrouveront au sol, ou sur une voie de garage, titulaire d’une affectation par défaut, et peut-être rien, avec pour bagage l’amertume, l’ennui, l’échec. Une vie avec seulement le bac, aujourd’hui c’est un destin de working poor, une existence de crédits. Voilà ce qui attend un.e. bachelier.e sans formation supérieure. Et personne à qui se plaindre, sinon soi, car rien n’est nommé, explicite. Rien n’est expliqué, lisible. Tout est impeccablement propre. Sur Parcoursup la réussite a l’apparence immaculée du don ou de la magie, et l’échec la violence d’une responsabilité sans appel, d’où le désarroi de plus en plus précoce et profond chez certains élèves qui, dégoûtés d’eux-mêmes, ne se présentent même pas aux épreuves de Spé. Avec le bac 2021 la République a trahi sa devise d’égalité, et une grande partie de la jeunesse, et cela doit être dit à Montargis. Nos élèves ayant le plus souvent pour repère la réussite de grands frères ou de grandes sœurs qui ont passé un bac qui n’a rien à voir avec le leur sont désemparés et ne peuvent même pas comprendre et faire comprendre que leur seul capital a été du jour au lendemain démonétisé. On voudrait leur dire : Ouvrez les yeux ! Vous êtes des enfants de la Macronie, des enfants maudits d’une Éducation nationale qui ne dispense plus les Lumières mais joue la compétition libérale à votre détriment. On essaie bien d’informer, mais la résistance est d’autant plus grande que rien n’est facile à expliquer. Par-dessus le marché, tout est pris dans un rythme sans pause qui sert d’œillères. Impossible de comprendre que le bac est une escroquerie, et que la seule chose qui vaille c’est le concours sur titres. Si l’on est assez bon pour Parcoursup, on aura tout bon au bac. Mention Assez bien. Bien. Et même Très bien. Personne ne nous croit. Et de fait on a aucune raison de nous croire, la réforme ayant réussi à sauver les apparences. À berner son monde avec des apparences sauves. Le comprendrait-on, quel pouvoir a-t-on pour déjouer les multiples ruses d’un jeu truqué ?
Le rectorat de Créteil met à disposition des profs une quantité énorme d’heures sup exceptionnelles pour fournir aux élèves un accompagnement supplémentaire, sauf que dans une Spé à l’enjeu si important (16 de coefficient), placer deux heures de cours dans l’emploi du temps d’élèves issus de trois classes, avec trois emplois du temps distincts et incohérents, auxquels s’ajoute celui du prof, c’est matériellement IMPOSSIBLE. Voilà où l’on en est. Une grande partie des élèves n’ont aucun des pouvoirs que possèdent leurs congénères détenteurs de dispositions sociales favorables à la réussite, et les profs n’ont quasi plus aucun moyen pour pallier ces carences, même en se démenant comme des fous. Tout leur a été enlevé, même le temps d’instruire, et il faut rappeler qu’avec des épreuves de Spécialités à la mi-mars, l’année scolaire de terminale est réduite à vingt et une semaines ouvrables ! Le défait de Montargis aura tué le bac, et plus d’une fois, car un jour il faudra se souvenir de ce qui s’est vraiment passé le 4 juillet 2019. Un jour l’histoire fera l’histoire de ce jour, et d’une époque qui, la République à la bouche, n’aura su déverser en son nom que torrents de mensonges, d’injustices et de falsifications.