Dans un contexte historique de crises économique, politique et sociale qui dévastent le continent européen, il convient de se demander pourquoi un parti de gauche radicale parvient à réaliser une percée électorale en Espagne alors même que dans l’ensemble des autres pays européens, exception faite de Syriza en Grèce, ce sont au contraire les populismes de droite qui ne cessent d’obtenir l’adhésion d’un nombre croissant de sympathisants. Il y a là un contraste saisissant avec ce que l'on peut observer ailleurs en Europe, indiquant que quelque chose de symétriquement inverse se produit peut-être en Espagne.
Pour expliquer le succès grandissant de Podemos, qui est crédité selon les instituts de sondages de 22,5% à 27,7% d’intentions de vote aux prochaines élections législatives, la presse et les médias espagnols ont donné beaucoup d’explications fondées sur des facteurs à court terme. La forte visibilité médiatique de son leader charismatique, Pablo Iglesias, et ses discours démagogiques, ainsi que la violence de la crise économique ou la moindre tolérance des Espagnols à l’égard des interminables scandales de corruption qui minent la classe politique depuis plusieurs années sont les explications les plus couramment avancées. Bien que ces explications ne soient pas inexactes, elles ne sont cependant pas suffisantes car elles n’identifient ni la structure ni la tendance de fond qui permettent la contagion du phénomène Podemos au sein de la société espagnole. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas reconnaitre que le matraquage médiatique auquel sont exposés quotidiennement les Espagnols vis-à-vis de la situation économique ou des affaires de corruption participe grandement à l'instauration d'un climat d’exaspération et de défiance dans le pays. Mais ces facteurs à eux seuls n’expliquent rien. Ou du moins, pas grand-chose. Une interprétation de ce type, basée uniquement sur ces facteurs, pourrait seulement expliquer le basculement qu’opèrent traditionnellement les électeurs du centre vers l’opposition dès que ceux-ci cessent d’accorder leur confiance au pouvoir en place ; ces électeurs représentent en Espagne pas moins de 30% du corps électoral, et sont par définition moins ideologisés et donc plus sensibles à l'information médiatique. Il convient en réalité d’accorder une importance au moins équivalente aux facteurs à plus long terme pour comprendre qu’« autre chose » est en train de se produire en Espagne.
Les études démographiques nous offrent des outils intéressants pour commencer à cerner cet « autre chose ». Première observation : la corrélation entre « classe d’âge » et « orientation partisane » se confirme dans le cas de l’Espagne au même titre que dans les autres pays européens. Autrement dit, plus on avance en âge, plus on est de droite. Force est de constater, en effet, que dans une grande majorité de pays européens le centre de gravité idéologique est aujourd'hui situé à droite, en partie à cause du vieillissement de la population. Mais l’Espagne échappe à cette règle malgré son faible taux de fécondité, l’un des plus bas d’Europe, et le vieillissement accru de sa population qui a fait doubler en 30 ans le nombre des plus de 65 ans. Car même si ces derniers sont en Espagne nettement plus à droite que leurs cadets, ils sont aussi moins à droite que leurs concitoyens européens. Les plus de 65 ans sont enfin, et surtout, au sein même de leur propre classe d’âge plus à gauche qu’à droite, c’est là la seconde observation surprenante : selon le baromètre du mois de juillet du Centro de Investigaciones Sociológicas (CIS), 49% des plus de 65 ans se positionnent à gauche contre 31% à droite. Ce paradoxe s’est renforcé au fil des années, contrairement à ce qui s’est produit dans le reste du continent européen, et explique en grande partie l’inertie à gauche du centre de gravité idéologique du pays.
Reste ensuite à comprendre ce paradoxe. La cohorte des plus de 65 ans correspond en réalité aux personnes nées approximativement entre 1930 et 1950, voire quelquefois avant, qui ont vécu le régime autoritaire du Franquisme. L'impulsion historique de l'Espagne à la fin des années 1970, avec la ratification de la Constitution, a été la promesse pour ces personnes de faire entrer le pays dans un système démocratique. Des pans entiers du spectre politique alors désireux de s’inscrire dans le sillage de la promesse de rupture démocratique incarnée par la gauche ont ainsi basculé vers le socialisme, et ce, face à une droite certes modérée, mais qui malgré ses efforts pour se positionner au centre ne parvenait pas à se distinguer suffisamment du régime antérieur. Cette génération qui représente aujourd’hui 21% de l'électorat est toujours porteuse de cette histoire à la fois longue et proche qui a fait hériter les générations suivantes (celles nées dans les années 1960 et 1970) de valeurs majoritairement ancrées à gauche. Or les sympathisants de Podemos sont pour l’essentiel des individus dont l’âge se situe entre 35 et 54 ans, et ils correspondent justement à cette génération née dans les années 1960 et 1970 marquée elle aussi par les valeurs de la transition démocratique et la volonté de transformer les structures sociales du Franquisme. Aujourd'hui désenchantée par les espoirs gâchés de 1978, cette génération se tourne vers un mouvement qui leur promet le réenchantement.
Le second facteur lourd qui permet de comprendre l’essor de Podemos au sein de l’électorat espagnol est l’écosystème politique et social de la péninsule ibérique qui empêche toute progression de l’extrême droite. Le nationalisme au sens où il s’entend habituellement en France ne rassemble que très peu de partisans en Espagne, et il n’existe pas comme en France d’espace électoral à la droite du Partido Popular (parti conservateur) dont les quelques partis nationalistes et xénophobes pourtant présents dans le pays pourraient tirer profit. Cette particularité tient au fait que le courant historique de la droite post-franquiste, Alianza Popular, est emmailloté par le Partido Popular depuis 1989, année de création du parti aujourd’hui au pouvoir. L’émergence du PP procède d’une volonté de rassembler au sein d’une même formation différents courants de la droite allant du centre droit d’inspiration libérale aux courants les plus conservateurs.
En outre, les revendications sécessionnistes dans certaines régions d’Espagne participent directement à la dilution du sentiment nationaliste, partie centrale du discours d'extrême droite, tandis que l’immigration reste assez bien acceptée en raison des fortes similitudes culturelles (langue et religion) que partage le gros du contingent des immigrés avec la population autochtone. En tout état de cause, même si la comparaison avec les années 1930 est fréquente pour expliquer la montée des populismes en Europe, la crise et ses effets économiques et sociaux étant censés provoquer une radicalisation droitière, cette comparaison a aussi ses limites, compte tenu du contre-exemple espagnol et de la bonne santé économique de pays comme la Hollande et l’Autriche où des partis comme le PVV ou le FPÖ progressent à vive allure dans l’opinion.
Reste enfin le dernier facteur, et pas le moindre : les instituts de sondages indiquent que pas moins de 25% de l’électorat traditionnel du PSOE perçoit une droitisation du parti (ce pourcentage correspondant aussi aux électeurs socialistes qui disent vouloir voter pour Podemos aux prochaines élections) dirigé aujourd’hui par Pedro Sánchez, après qu’Alfredo Rubalcaba ait renoncé à se succéder à lui-même consécutivement à la lourde défaite du PSOE aux dernières élections européennes. Beaucoup d’électeurs du PSOE considèrent en effet que leur parti les a « abandonnés » et qu’il leur a préféré les marchés, les solutions proposées par celui-ci pour résorber la crise ne différant guère de celles proposées par les conservateurs. Il semble donc logique que l’ouverture d’un nouvel espace à la gauche du PSOE ait pu être exploitée par une nouvelle force politique qui entretient sciemment des similitudes avec la social-démocratie espagnole des années 1980, Pablo Iglesias et bon nombre de ses partisans ne se considérant d’ailleurs pas comme particulièrement radicaux mais plutôt comme des sociaux-démocrates qui puisent à l’envi leur inspiration dans les expériences ayant réussi à l’étranger. La France fait office de ce point de vue de modèle à suivre en raison des 35h, qui rencontrent un écho très favorable auprès des nombreux chômeurs et salariés à temps partiel.
Doté d’un électorat relativement jeune, plus diplômé que la moyenne, s’intéressant de très près aux questions politiques, Podemos interpelle tous les observateurs de la vie politique espagnole. L’analyse sociologique du mouvement révèle une alliance entre les classes moyennes/ inférieures salariées, les nouvelles catégories supérieures issues de la massification de l’enseignement supérieure fortement pourvues en capital culturel mais privées de capital économique, et les dirigeants de PME (petits commerçants) exclus de la mondialisation. Une lecture gramscienne des événements en cours laisse à penser qu'une victoire idéologique de la gauche radicale est d'ores et déjà à portée de main, l’agrégation des voix entre les néo-communistes (Izquierda Unida) et Podemos faisant apparaitre une majorité dans la perspective des prochaines élections législatives qui se tiendront dans un an. Tout dépendra en fait du déroulement de la campagne électorale et de la teneur des affrontements entre Pablo Iglesias et le PSOE, jusqu’ici habilement évités par Pedro Sánchez. Une confrontation directe entre le nouveau parti de la gauche radicale et le PSOE pourrait en effet signer l'arrêt de mort de celui-ci, déjà très affaibli par plusieurs revers électoraux et son incapacité à incarner une véritable alternance.
Marco Alagna
Alejandro Albert
* Publié le 20 novembre sur le site web de Libération et dans la version papier du journal le 21 novembre (version courte).