Dans son dernier livre, « Quand Wikileaks rencontra Google » (Clave intelectual, Madrid, 2014), Julian Assange déclare au sujet de Podemos qu’il est « le premier parti politique du XXIème siècle parce qu’il est le premier à naitre et à croitre en marge des grands médias traditionnels ». Internet bouleverse les anciens modèles politiques, sociaux, économiques et géopolitiques. Il représente pour ceux qui en ont la maîtrise technologique et/ou économique une nouvelle forme de « soft power ». Plus surprenant peut-être pour le public peu au fait de ces questions, cette irruption du Web 2.0 dans le jeu politique participe déjà à l’échelle géopolitique à la remise en cause des équilibres régionaux : les événements de 2011 au sein du monde Arabe représentent à ce titre une illustration sans précédent de ses potentialités déstabilisatrices pour les Etats, mais aussi transformatrices pour les sociétés, qui pourraient impacter à plus ou moins long terme les représentations qui accompagnent traditionnellement les rivalités de pouvoirs sur des territoires. L’hyper-concentration des médias en un seul et même appareil de communication (le smart phone) et l’extension au monde réel et physique d’Internet grâce au Web 3.0 accéléreront probablement ce processus dans les prochaines années.
Internet représente aujourd’hui un espace mondial virtuel d’échanges mais aussi de rivalités dans lequel se côtoient des Etats, des entreprises, des organisations, des groupes et des individus. Dans cet espace se joue le contrôle des flux informationnels, la mise en place de normes, la sécurisation des échanges mais aussi la diffusion de modèles de pensée. Alors même qu’une partie sans cesse croissante du flux ne passe plus par les Etats-Unis, le prolongement et le chevauchement désormais virtuels des territoires étatiques n’est pas non plus sans poser de nouvelles questions géostratégiques : le caractère ouvert et sans territoire d’Internet se prête difficilement à l’établissement de régulation et de contrôle, comme le montrèrent par exemple en 2011 les affaires « Wikileaks » ou « Google » en Chine. La multiplication ces dernières années de sites djihadistes en langues occidentales destinés aux communautés musulmanes installées en Europe procède de cette même interpénétration des réseaux et modifie sensiblement le tracé des frontières culturelles. Enfin, « Twitter », « Facebook » et « Wikileaks » ont aussi joué un rôle très important lors des révoltes qui ont mené en Tunisie et en Egypte au départ des présidents Ben Ali et Moubarak. On voit bien ainsi comment l’émergence de ce « sixième continent » dessine progressivement les contours d’un nouveau champ d’études et de réflexion se situant à l’intersection des sciences de l’information et des sciences sociales et politiques, dont les nombreuses implications, notamment en termes de connaissance et de « gestion » des opinions publiques, appellent l’élaboration d’un nouveau paradigme transdisciplinaire complexe dans lequel les luttes pour la suprématie informationnelle et les rivalités de pouvoirs sur un territoire donné doivent être appréhendés à travers Internet. Ces nouvelles sociologie et géopolitique des réseaux et des flux informationnels posent non seulement à une échelle plus large et mondialisée la question de la pérennité ou de la recomposition des rapports de force entre les Etats eux-mêmes, mais aussi entre Etats et acteurs non-étatique. Nombre de rivalités au sein d’Internet se jouent en effet d’ores et déjà sans les gouvernements ou rabaissent ces derniers sur un pied d’égalité avec d’autres acteurs.
Les militaires prennent aujourd’hui le sujet très au sérieux. Face à ce qu’ils qualifient de «grand bouleversement» stratégique, la contre-propagande redevient une véritable préoccupation pour les armées du monde entier. Que l’on songe bien au danger : dans le cas des attaques informatiques, le virus à détruire est un code qui transite par des câbles et qui finit par se dissimuler sur un disque dur ; dans le cas des attaques informationnelles, le virus est mental et finit par se loger dans un psychisme, ce qui peut se révéler tout aussi problématique qu’une attaque informatique eu égard aux fâcheux «bugs comportementaux» et sociaux que des opérations de propagande répétées et bien coordonnées peuvent occasionner sur un territoire. L’envoi massif récent de messages politico-religieux prosélytes en provenance d’Iran et destinés aux jeunes occidentaux par le biais d’un système de VoIP (Viber) illustre parfaitement ce nouveau facteur d’instabilité pour les Etats. Depuis que ces nouveaux risques ont été identifiés par les Etats-Majors, des sociétés spécialisées dans les très hautes technologies se sont positionnées sur ce créneau. Ntrepid obtient ainsi de juteux contrats avec l’armée américaine pour concevoir et utiliser des systèmes informatiques permettant de contrôler de faux profils sur Internet. Des systèmes de veille couplés avec des programmes d’intelligence artificielle permettraient de rentrer en contact avec des internautes et de répondre à des messages ou de réagir sur des blogs en tissant des toiles d’interactions artificielles. Ces opérations psychologiques de très grande envergure ont été regroupées sous le nom de code «Operation Earnest Voice» par l’armée américaine, et ont été plusieurs fois mises en œuvre par le CENTCOM (Commandement central des États-Unis) sur différents théâtres d’opération d’Asie du sud-est, sans que l’on en connaisse toutefois le degré d’efficacité.
Quoi qu’il en soit, le Web 2.0 peut être considéré tantôt comme un nouveau facteur d’instabilité, tantôt comme un moyen de cloisonnement et de manipulation de l’information, tantôt comme un média qui ouvre de nouvelles fenêtres vers des espaces de liberté. Ces effets imprévus d’Internet sur les schémas traditionnels de la communication ont précipité l’entrée des sociétés dans une nouvelle ère du soupçon où tout message se donnant à voir comme vrai et objectif est sans cesse remis en cause par la subjectivité de tout à chacun. Journaux et télévisions voient leur légitimité contestée par de nouvelles formes d’opinion plus critiques et plus hermétiques aux messages « idéologiquement biaisés » des mass média, fragmentant du même coup les sociétés en groupes sociaux où des récepteurs de messages alternatifs côtoient ou affrontent d’autres groupes plus dépendants des médias et des messages traditionnels. Il n’est dès lors guère étonnant dans ce contexte bouleversé où « information » et « communication » se superposent de plus en plus de voir apparaitre en Europe occidentale de nouvelles formations politiques, ainsi que de nouveaux processus de politisation plus individualistes permettant aux individus de s'affranchir de leurs groupes d'appartenance originels. Qualifiés abusivement de « populistes » par les gouvernements européens qui les voient bien souvent d’un mauvais œil, ces nouveaux partis politiques ne sont en définitive que la transposition au monde réel de la révolution technologique induite par le Web 2.0, et la matérialisation politique des nouvelles formes d’interaction sociale s’établissant sur le principe du « pair ». L’horizontalité des processus délibératifs promue par certains d’entre eux, au premier rang desquels Podemos en Espagne, est en effet souvent présentée à tort comme une technique sophistiquée d'ingénierie sociale visant à faire croire au citoyen qu'on lui donne la parole. En réalité, cette transversalité encourage les phénomènes d’influence minoritaire, dans lesquels l’innovation et l’émission de contre-normes sont au centre des objectifs poursuvis par les interactions sociales.
Les recherches menées depuis quelques années sur le rôle des NTIC dans les changements politiques et sociaux du monde contemporain sont le plus souvent monographiques et par trop axées analytiquement sur la science politique. Elles se soucient peu des dynamiques psychosociologiques sous-jacentes qui accompagnent les mutations en cours, occultant par là-même le rôle majeur qu'elles jouent dans l'émergence de nouveaux espaces démocratiques et sociaux. Les mécanismes psychosociaux du changement social sont pourtant abondamment documentés dans la littérature scientifique depuis une cinquante d'années, et sont pour la plupart d'entre eux répertoriés dans le chapitre de l'influence sociale.
L’influence sociale était considérée jusqu’à la fin des années 1960 par la psychologie sociale comme l’apanage des majorités en raison de la dépendance de la minorité au point de vue majoritaire [1]. Les travaux de Serge Moscovici dans les années 1970 [2] ont toutefois permis de relativiser cette approche, et ont notamment montré que :
- l’acception des termes « majorité » et « minorité » n’est pas tant quantitative que qualitative (les femmes sont par exemple démographiquement majoritaires mais symboliquement minoritaires) ;
- les minorités sortent de l’anomie et deviennent « nomiques » (c’est-à-dire porteuses de normes) dès lors qu’elles ne se contentent pas d’être simplement déviantes et qu’elles proposent des normes de substitution au groupe ;
- la dichotomie entre les déviants (ceux qui s’écartent de la norme) et les leaders (les représentants de la norme) relève d’une construction purement intellectuelle, puisque les détenteurs du pouvoir au sein d’un groupe sont ceux-là même qui ont le plus de facilité à dévier de la norme sans s’exposer aux sanctions du groupe, ce qui tend à démontrer que « déviance », « innovation » et « leadership » sont selon toute vraisemblance les différentes manifestations d’un seul et même phénomène.
La dépendance à l’information correspond selon le point de vue classique à la tendance qu’ont les individus en situation d’information incomplète à rechercher l’exactitude objective de leurs jugements et prise de décision. Le mécanisme de l'influence sociale est ainsi appréhendé à travers cette approche comme relevant d’un besoin fondamental pour les individus, qui immergés dans un environnement social flou et incertain (où certaines catégories de la logique comme le vrai et le faux ne s'appliquent que très partiellement) cherchent à réduire l’état d’incertitude. Lorsqu’ils estiment ne pas être capables de juger par eux-mêmes, ils se sentent alors contraints de faire appel à d’autres individus pour valider leurs propres jugements. Ce point de vue fonctionnaliste trouvait sa pertinence dans les anciens modes de communication portés par les mass médias traditionnels, où les individus n’étaient en raison de leur position dans le circuit de l’information que des récepteurs passifs d’information. Aujourd’hui, grâce à Internet, chaque membre d’un groupe devient à la fois un récepteur et un émetteur d’influence, et la proposition de contre-normes fait tout autant partie des buts de la communication que le maintien dans la norme promu par les médias classiques.
Le mécanisme de convergence des opinions vers un point médian constitutif de la norme (conformisme) ne repose donc plus tant de nos jours sur un critère d’objectivité ou de besoin d’approbation du groupe, la libération de la parole publique en dehors de toute censure et d'instance de contrôle social ayant opéré une brusque modification de ce schéma. Il repose peut-être plus désormais, à cause d'Internet et des modèles de pensée alternatifs que celui-ci permet de diffuser à grande échelle, sur un critère de nouveauté et de remise en cause des modèles de pensée traditionnels.
Marco Alagna
[1] S. E., Asch, Studies on independance and conformity : a minority of one against an unanimous majority, Psychological Monographs, 1956, 70, 416.
[2] S., Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1979.