L'impérialisme encore bien vivant de la Russie a des origines en partie religieuses qui ont servi de prétexte à l'expansion de la principauté de Moscovie et ensuite de l'État russe, ainsi que de l'intervention politique et militaire dans d'autres territoires. Il serait en effet bien plus habile d'intervenir chez les autres en tant que prince protecteur de la foi et de frères orthodoxes, enraciné dans l'illustre lignée du prince Vladimir qui a établi le christianisme comme la religion de l'État de Kiev, et encore mieux, en tant que le représentant de la Troisième Rome. Afin de comprendre quelques sources de cette idéologie, voici une histoire qui relate comment la métropole moscovite a obtenu le prestigieux statut de patriarcat.
Le titre de la Troisième Rome a été clamé par plusieurs puissances européennes au cours des siècles pour se désigner comme descendants directs soit de l'Empire byzantin tombé sous la main des Ottomans en 1453, soit du Saint-Empire romain germanique. Quant à la Russie, c'est en 1492 que la première mention d'une telle idée apparaît sous la plume du métropolite Zosime. L'année 1492 était une année particulière pour les orthodoxes : elle correspondait à l'année 7000 après la création de l'univers et devait se terminer par la fin du monde qui n'est finalement pas arrivée. Le métropolite Zosime a néanmoins associé la fin de ce calendrier avec le début d'une nouvelle ère portant de grands changements dans l'hiérarchie mondiale où le royaume de Moscovie était censé remplacer l'Empire byzantin en tant que puissance qui mène le monde orthodoxe en devenant la seconde Constantinople. Ensuite, c'est dans les années 20 du XVIème siècle que le titre explicite de la Troisième Rome a été donné à Moscou par le moine Philothée de Pskov dans ses lettres au grand prince de Moscovie, Ivan III, ainsi qu'à son fils Vassili III. Le premier rôle de la Troisième Rome selon Philothée était la protection de la vraie foi qui n'a pu être gardée dans la première Rome morte à cause des hérétiques ni dans la seconde qui est tombée sous le joug des musulmans.
Sous le règne d'Ivan IV (le Terrible), le concept de la Troisième Rome a été mis de côté, mais il est revenu avec son fils Théodore I au cours de la campagne de la métamorphose de la métropole de Moscou en patriarcat. En 1586, deux ans après son intronisation, Théodore I accueillait à Moscou un invité spécial, le patriarche Joachim V d'Antioche. En ce moment-là, il existait quatre grands patriarches dans le monde orthodoxe : ils provenaient de Jérusalem, d'Alexandrie, de Constantinople et d'Antioche. Cette venue de Joachim V a été un événement de grande taille, car d'habitude c'étaient des représentants des patriarches et pas les patriarches eux-mêmes qui venaient récupérer une aide financière de la part de l'église de Moscou qui n'avait pas de grand statut. Le tsar Théodore I avec l'aide de son métropolite Denys avait décidé de profiter de la visite de ce grand hôte pour lui demander d'élever le statut de la métropole de Moscou au rang de patriarcat. Joachim V, étant pris au dépourvu par cette demande, a décidé de gagner du temps en se référant au besoin de consulter les autres grands patriarches pour une décision d'une telle envergure. Il ne pouvait pas refuser directement non plus car il nécessitait les contributions de Moscou. Ainsi, il a promis d'appuyer cette demande à son retour auprès des autres patriarches pour qui Théodore I a aussi donné des cadeaux.
En 1588, deux ans après la visite du patriarche Joachim, une nouvelle de la venue du patriarche Jérémie II de Constantinople est arrivée au tsar Théodore. Ce dernier a vite envoyé un représentant de la cour pour saluer le patriarche et s'enquérir auprès de lui si le Conseil œcuménique avait tranché en faveur de Moscou. Une déception attendait le tsar, car le patriarche Jérémie n'était simplement pas au courant de l'existence de cette demande et était venu pour récolter de l'argent pour améliorer la situation financière du patriarcat. En effet, suite à l'expulsion de son ancienne cathédrale par les Turcs, il avait besoin des fonds pour se construire une nouvelle résidence. Le patriarche a été considérablement moins bien accueilli à Moscou par rapport à Joachim. Jérémie n'a été reçu par le tsar Théodore que huit jours après sa venue, tandis que les pourparlers étaient menés avec la suite du tsar et pas le tsar lui-même.
Les sources de l'époque rapportent que Jérémie avait été tenu plutôt prisonnier qu'hôte à Moscou. Voici un témoignage d'un de ses accompagnants : "Aucun des habitants locaux n'a été autorisé à lui rendre visite et à le voir, lui non plus ne pouvait pas sortir. Les moins, s'ils le désiraient, pouvaient aller au marché mais avec les gens du tsar qui les surveillaient jusqu'à leur retour à la maison" (Métropolite Makari, L'Histoire de l'église russe, Moscou, 1996, vol.6,34). Au total, le patriarche Jérémie a passé presque un an à Moscou - de juillet 1588 à mai 1589 - avant de céder à la demande de changement de statut de Moscou en intronisant Job en tant que le premier patriarche de Moscou et pouvoir repartir. Un décret signé par Jérémie accompagnait la cérémonie : "L'ancienne Rome tomba à travers l'hérésie apollinariste. La seconde Rome, qui est Constantinople, est tenue par les petit-fils d'Agar, des Turcs impies. Tsar pieux ! Ton grand royaume de la Rus, la troisième Rome, les surpassa tous en piété, et tous les gens pieux avaient été unis comme un seul dans ton royaume. Et toi seul dans le firmament est appelé tsar chrétien dans l'univers entier parmi tous les chrétiens" (Donald Ostrowski, Muscovy and the Mongols: Cross-Cultural Influences on the Steppe Frontier, 1304–1589 (Cambridge, 2002), 239). Il est intéressant de noter que c'est la seule mention de la Troisième Rome qu'on retrouve dans les écrits associés à Jérémie II ce qui implique que le texte a été préparé par les représentants de Moscou que Jérémie était dans l'obligation de signer. Quant à l'intronisation, cela allait contre les canons de l'Église car l'accord des quatre patriarches n'a pas été donné. Néanmoins, quatre ans après ces événements, les patriarches orientaux ont reconnu la légitimité des actions de Jérémie, étant dans la dépendance financière de Moscou.
À travers cet épisode, l'État de Moscovie est devenu la première puissance orthodoxe par l'étendue de ses territoires et par la richesse qu'il possédait. Ce mythe de la Troisième Rome a servi d'argument pour les dirigeants de Russie dans ses prétentions aux anciens territoires de la Russie kiévienne, et d'autres territoires où se trouvaient des populations orthodoxes. C'est de telle manière qu'ont été justifiées les actions de Catherine II, surtout lors du second partage de la Pologne en 1792 : elle se considérait légitime non seulement parce que ses prédécesseurs au trône russe possédaient ces terres à un certain moment, mais aussi par le devoir de protéger les populations qui partageaient la foi orthodoxe et les mêmes origines ethniques. La primauté de Moscou dans le monde orthodoxe a bien été installée.