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Billet de blog 17 avril 2024

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Comment lutter ?

« L’exploitation de minerais qui composent les smartphones, comme le coltan au Congo, est source de destruction des terres et de la faune et alimentent les conflits armés. Photo : vue des mines de coltan à ciel ouvert. » En dessous, le petit logo de la république française, un profil blanc de Marianne bordé de bleu et de rouge, et trois petits mots en italique « Liberté Égalité Fraternité »

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sur le site de l’Office Français de la Biodiversité (OFB), je lis :

« Un modèle inadapté :

Le modèle économique dominant s’appuie sur l’idée qu’une croissance économique infinie est possible dans un monde aux ressources pourtant épuisables. Or, ce système accélère l’érosion de la biodiversité et la compétition des usages, telles que l’agriculture chimique, la pêche industrielle, le pillage des matières premières au profit des plus aisés. »

Puis un exemple est cité : 
« L’exploitation massive de minerais qui composent les smartphones, comme le coltan au Congo, est source de destruction des terres et de la faune sauvage et alimentent les conflits armés. 
Photo : vue aérienne des mines de coltan à ciel ouvert.
 »

Et en dessous, le petit logo de la république française, un profil blanc de Marianne bordé de bleu à gauche et de rouge à droite, et trois petits mots en italique « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Je me marre. 
L’État français a un sacré sens de l’humour.


Aujourd’hui, mes proches voisins et moi-même luttons contre un projet d’antenne relais sur le territoire que nous habitons, les coteaux du Volvestre ariégeois et leur panorama époustouflant sur les Pyrénées. 

En apprenant ce projet inopinément, nous nous sommes rapprochés et solidarisés dans une lutte envisageant tous les possibles, de la lutte juridique jusqu’au blocage du site en passant par le démenti du besoin et la discussion avec l’unique personne favorable au projet, qui accueille l’antenne chez elle. Nous avons travaillé sur tous les fronts, cherchant la brèche pour échapper au dictât du progrès que l’État français nous impose pour notre bien.

Sans doute les motifs qui nous rassemblent sont-ils aussi nombreux que divers. La solidarité pour un ami plus militant, pour un voisin plus impacté. La gêne immédiate d’un énorme édifice tout proche. L’impact paysager dans ce superbe site. L’impact sanitaire des champs électro magnétiques et des ondes si proches. L’impact de l’ensemble sur la biodiversité, en particulier sur les insectes, et donc sur les oiseaux. L’investissement dans la pollution, la consommation énergétique, et donc la destruction que génère le réseau d’antennes, conséquence et cause de notre modèle civilisationnel. Le symbole insupportable de la société mortifère qu’incarne cette antenne, qui nous regardera du haut de ses 32 mètres, comme un rappel, comme une mortification, chaque jour de notre vie.

Illustration 1
Le Mont Valier


Aujourd’hui, à peine 4 % de la masse des mammifères est constituée d’animaux sauvages. Ce qui signifie que 96 % de la masse des mammifères sur la planète est domestique. 
Sur le laps de temps de ma vie – un peu plus de 30 ans – les trois quarts de la biomasse des insectes ont disparu en Europe, et avec eux, environ 500 millions d’oiseaux.

Je m’arrête là pour les chiffres. On pourrait les aligner indéfiniment.
Ça me gêne un peu d’écrire « ont disparu » avec cette forme passive, comme sous l’effet d’un tour de magie – abracadabra – quand l’humanité se montre si industrieuse dans son ouvrage destructeur.
L’atteinte portée aux êtres vivants et au processus de vie est si violente qu’elle affecte le système dans son ensemble, les vivants avec leurs habitats, et menace les humains eux-mêmes.

Sur le site du parlement européen, on peut lire noir sur blanc qu’en 2050, on s’attend à ce qu’il y ait jusqu’à 1 milliard de migrants climatiques dans le monde.
Un monde avec 1 milliard de migrants climatiques ? Un huitième de la population planétaire en mouvement.
Les sociétés qui se déchirent. Les meurtres par inaction ou au contraire, massifs et institutionnalisés. Comme aujourd’hui, mais tellement pire.
Immédiatement mon esprit se rétracte, se refuse à prêter son imagination à cette idée.

Je passe du coq à l’âne ?


Non.
Car le système-monde qui commande l’installation de ce réseau d’antennes, ainsi que ses usages (comme la surveillance de masse) s’est conçu une logique toute propre et singulière, responsable des menaces qui pèsent sur la vie en général et sur nos vies en particulier - sur celles de nos enfants, et petits-enfants, plus encore.

C’est un système-monde malade, qui dans ses accès schizophréniques peut dénoncer les méfaits de la croissance (en y apposant le logo de la république !) et s’adonner à tous les efforts pour la soutenir coûte que coûte. 
La croissance, ça veut dire que chaque mois, on aura produit plus que le mois précédent, on aura consommé plus d’énergie que le mois précédent, consommé plus de ressources que le mois précédent, on aura émis plus de gaz à effet de serre que le mois précédent, et produit plus de déchets que le mois précédent… et ce chaque mois, plus que le précédent, et plus encore, chaque mois, sans fin, parce que c’est comme ça qu’on l’aime, la croissance.


Les antennes soutiennent bien la croissance. 
D’abord elles généreront beaucoup de déchets, parce que l’équipement du consommateur sera obsolète, il lui faudra un nouvel équipement 5G - puis, qui sait, 6G, 7G, et ainsi de suite, on n’arrête pas le progrès. Il nous arrête et nous passe dessus.
Donc notre concitoyen va dépenser de l’argent pour s’équiper avec du matériel gavé de métaux et de terres rares qui viennent des quatre coins du monde, ce qui est excellent pour la croissance. 
Ça fera tourner un tas d’entreprises qui salopent des écosystèmes formidables à grand renfort d’énergie fossile, tout en brisant les organisations politiques et sociales sur place pour exploiter ressources humaines et naturelles à prix littéralement cassés. 
Ensuite toutes les technologies que la connexion des antennes permettra généreront elles-mêmes leur propre business facteur de croissance, comme par exemple une petite start-up de reconnaissance faciale. La transmission extrêmement rapide de données très lourdes est en soi un facteur de croissance de communication de data, ce qui générera de nouveaux buildings remplis de serveurs pour stocker toutes ces informations numériques, consommant et surchauffant et donc consommant à nouveau pour être refroidis par des liquides de refroidissement toxiques et onéreux. 
Le business des uns nourrit le business des autres.
Beaucoup de croissance, donc.

Or c’est ce système-monde qui trace gaiement la voie à suivre pour l’humanité vers le néant.
C’est un système malade et mortifère.
C’est ce monde qui ferme les yeux sur le génocide en cours à Gaza pour préserver ses relations diplomatiques et commerciales avec Israël.
C’est ce monde qui colonise les peuples autochtones par l’argent, l’alcool, la sédentarisation, la religion et les abus sexuels.
C’est ce monde qui déplore le changement climatique meurtrier et qui poursuit de plus belle. Ce monde qui prévoit un milliard de migrants climatiques et va inconséquemment rejoindre sa prédiction devenue réalité – c’est le plus grand crime contre l’humanité qui se prépare.

C’est un monde qui habite son propre délire.

Alors que nous n’avons jamais tant compris de la physique et des lois de l’univers, le monde n’a jamais tant été conduit sur des fantasmes (d’infini) et des peurs (de finitude).
A vouloir gagner l’impossible nous perdons ce que nous avons de plus précieux, ce qui est là et supporte notre vie et nourrit notre joie, notre monde, vivant. 


Et alors que nous luttons contre ce projet d’antenne, c’est ce système-monde fou qui nous demande d’entendre raison. 
L’ironie mord et sa mâchoire ne lâche pas. Je la traîne sur mes pas et me sens boiteuse.
On ne négocie pas avec la folie.
Et pourtant nous voilà, pauvres militants désemparés face à un projet d’antenne absurde, qui entendons, qui négocions, cherchant désespérément une issue alternative à la violence de cette implantation d’antenne dans nos vies.

Notre détermination, notre audace, notre habileté nous ont valu de peut-être pouvoir négocier un déplacement de l’antenne. Pas trop loin du projet initial. Nous pourrions, aller, gagner 80 mètres, grand maximum. Éloigner un peu le mal. Maquiller la violence.

Au lieu de rejeter l’absurde, nous commençons à raisonner avec les arguments du délire, à chercher le moindre mal, et nous naviguons péniblement dans les eaux obscures des compromis et de la compromission. 
Est-ce parce que nous sommes trop conscients de notre faiblesse ? Ou pas assez conscient des enjeux ? Est-ce par lâcheté ? Est-ce par égoïsme ? Par résignation ?
Pour repousser le problème un peu plus loin. 50 mètres plus loin ?
Repousser le problème à un peu plus tard. 
Le laisser dans l’héritage que nous réservons aux générations suivantes, comme les générations précédentes nous ont écrasés du leur. 

Je ne nous juge pas. Pas trop du moins. Ce que nous vivons est terriblement difficile.
Il est insupportable d’être lucide tout seul. L’ombre du déni est tellement plus douce.
J’imagine que c’est ainsi que l’humain a atteint ce point de non-retour.

Devant cette dynamique inaltérable d’un système de destruction en règle, nous nous sentons bien peu de choses. Comme dans un cauchemar, le bon sens est impuissant et même ridicule tant l’absurde fait consensus autour de la grande table de l’humanité.
Au nom du confort, au nom du progrès, au nom de ce qu’on prend comme allant de soi et qu’on accepte sans interroger, l’humanité ferme l’avenir, le sien propre, et celui d’un large éventail du vivant.

Est-ce trop demander que d’avoir le droit de vivre ?

Pourrions-nous demander un espace réchappé au grand délire universel ?
Ou faudra-t-il qu’il conquière jusqu’aux confins du monde ? Ne nous reste-t-il qu’à nous intoxiquer en buvant et en mangeant et en respirant et en existant et en traitant nos maladies avec leurs poisons jusqu'à ce que le cocktail nous emporte dans une dégénérescence sale et définitive ?


Dans notre petit bout de galaxie notre planète est un miracle. 
Sur cette planète notre petit bout de France présentait des conditions de vie particulièrement propices. Un climat humide et généreux, des paysages habités d’une vie luxuriante et peu hostile à l’homme. Une eau facilement accessible, des sources pures, des rivières pleines de poissons. 
Des années rythmées par les saisons et l’éternel recommencement à l’origine des adages que les anciens transmettent aux derniers nés.
L’humanité avait amorcé l’anthropocène mais ne le savait pas encore. Les symptômes n’étaient pas apparus.

Ils sont aujourd’hui indéniables.
Me vient ce vertige quand je ressens que le monde ne cycle plus. 
L’époustouflante horlogerie du vivant présente soudain quantités de petits dérèglements, et des dysfonctionnements plus troublants encore, les adages mentent, l’eau manque. 
Ce monde fabuleux à nos pieds nus devient hostile, c’est le prix à payer pour notre surcroît de confort temporaire, notre progrès, notre modèle civilisationnel. Le prix à payer, une éradication des êtres vivants, une surmortalité humaine vertigineuse à cause des épisodes de chaleurs d’une violence inouïe, qui remontent avec eux des moustiques porteurs de la dengue et du chikungunya. Catastrophes « naturelles ». Maladies. Désertification. Les écosystèmes s’effondrent et menacent de ne plus nous nourrir. La magie du monde se tait avec les chants d’oiseaux. 


Et nous, nous ne savons plus par quel bout résister.

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