Marion Avarguès, Blandine Parchemal et Margaux Ruellan, étudiantes françaises, viennent tout juste d'entamer leur première année de doctorat en Philosophie à l'Université de Montréal. N'étant pas citoyennes canadiennes, elles ont néanmoins décidé de s'engager auprès des étudiants du Québec dans leur contestation de la hausse des frais de scolarité annoncée par le gouvernement libéral québécois. Elles témoignent de l'escalade de la violence policière et de la révolte populaire.
Vendredi 18 mai, ou le pouvoir de légiférer :
« Ce soir, on crie pour la démocratie ! ». Vendredi 18 mai, il est près de 22h, et nous sommes des milliers dans les rues de Montréal à faire entendre nos voix. Des étudiants québécois et étrangers (de nombreux français comme nous), des professeurs, mais aussi des citoyens, des personnes âgées et des parents avec leurs enfants se sont réunis spontanément et massivement, quelques heures après l'adoption de la Loi 78, décrétée en urgence par le parlement du Québec, déclarée aussitôt anticonstitutionnelle par le Barreau, et dénoncée instantanément par de nombreux syndicats, groupes féministes, et associations dont Amnéstie Internationale. Ce soir n'est pas un soir de manifestation comme les autres. Il plane sur la foule une certaine gravité, un air de consternation et de détermination, un vent de révolution.
Car la contestation politique des étudiants vient soudainement de changer de cap : il ne s'agit plus de se concentrer sur l'accessibilité aux études, il s'agit de défendre des droits civils et des libertés fondamentales, auxquels la majorité libérale (PLQ - Parti Libéral du Québec), regroupée autour du Premier ministre Jean Charest, vient largement de porter atteinte. La loi 78 interdit les manifestations spontanées, les perturbations pour des causes politiques et les rassemblements de plus de 50 personnes. Elle autorise le ministre « à prendre toutes les mesures nécessaires » pour mettre fin à la contestation étudiante, quitte à faire fi des lois précédentes, quitte à contraindre les chefs d'établissements scolairespour quils forcent les étudiants à retourner sur les bancs décoles, quitte à considérer la jeunesse québécoise et les organisations étudiantes comme des « criminelles ». Elle porte atteinte à la liberté d'expression, et d'opinion, au droit de s'informer et de manifester ; elle donne les pleins pouvoirs aux membres du gouvernement en matière de repression des mouvements sociaux.
Il est 22h et la marche s'arrête. Devant nous, au loin, une ligne de policiers armés avance en sens contraire en repoussant la foule épaisse. L'odeur du gaz lacrymogène et l'inquiétude nous montent rapidement au nez. Calmement nous mettons nos foulards sur nos nez, faisons demi-tour et prenons un autre chemin. Ce soir-là, il y aura eu plus de 50 arrestations et un manifestant gravement blessé par une balle de caoutchouc.
Mercredi 23 mai, ou la repression policière :
Ce genre de scénario n'est plus surprenant. Mercredi 23 mai, après avoir exclu les journalistes présents et battu quelques jeunes rebelles trop joyeux sous l'oeil des caméras, la police anti-émeute a menotté 518 personnes, âgées ou jeunes, manifestants ou simples passants des rues. Ils ont été retenus au poste de police toute la nuit durant, jusquau petit matin, et se sont vus attribuer une amende de 634$ chacun. Alors qu'il y a un mois encore nous débattions sur la légitimité de la désobéissance civile pacifique avec nos professeurs de philosophie politique, aujourd'hui la violence policière est une banalité, et la désobéissance à la « loi matraque » un devoir. Que faire face à un gouvernement qui ricane, ironise voire se félicite lorsque certains manifestants perdent leur hauteur de vue et répondent au mépris par des jets de pierres ou des insultes ? Que faire quand un Premier ministre préfère humilier par des coups de matraque ceux qu'il considère comme des enfants capricieux plutôt que de se risquer à se confronter à un véritable débat d'idées ? Faut-il prendre les armes pour défendre nos droits ?
Cette escalade de la violence ne parviendra cependant pas à ternir ce mouvement qui est de loin l'un des plus beaux que nous ayons vécu. Nous, étudiantes françaises, sommes fières de nos camarades québécois. Nous tenions à faire part de ce témoignage à la presse française, afin de reléguer l'information du vécu. Nous sommes frappées par la beauté de la grève québécoise, autant par la rigueur démocratique, le respect des procédures et la rationalité des positions débattues dans les assemblées générales, le respect et la documentation des opinions, que par la créativité intellectuelle et artistique dont les étudiants ont fait preuve pour défier un gouvernement méprisant qui utilise la force pour parler à son peuple. Publications poétiques, philosophiques et politiques, orchestre symphonique, Jazz band, chorégraphies, compositions musicales, spectacles et mises en scène, projections vidéo, bals et soupes populaires, groupes de recherches, colloques et activités scientifiques, débats d'idées, café-philo, les étudiants ont puisé dans tous les puits. Ils se sont servis de leur imagination et de leurs recherches scientifiques pour dénoncer des politiques qui voulaient faire du savoir une marchandise de luxe. Ils ont porté fièrement l'espoir dun monde plus juste. Ils ont arboré avec dignité les couleurs de la confiance en une société égalitaire et démocratique qui n'évalue pas l'éducation selon sa seule rentabilité économique mais valorise le savoir comme un bien commun.
Tous les soirs à 20h, les citoyens sortent taper sur leurs casseroles :
Aujourdhui, cette lutte est devenue populaire. Depuis plus d'une semaine, à la manière des Chiliens, des milliers de personnes, enfants, parents, personnes âgées, jeunes et adultes tapent sur leurs casseroles à leur fenêtre, sur leur balcon, devant leur maison et organisent des concerts de casseroles spontanés un peu partout dans les rues, à la tombée de la nuit. Malgré l'interdiction de manifester et les violentes arrestations de masse, les gens n'ont pas peur de désobéir. Au contraire, ils sont plus déterminés que jamais. Ensemble, liés par un fil rouge, celui de la lutte solidaire, les citoyens se révoltent avec un sourir déterminé. Ils ont le vent en poupe.
Nous ne pouvons nous taire, françaises expatriées, portant les couleurs d'un pays qui hier et aujourd'hui s'est toujours levé contre des politiques dangereuses pour le social, contre des mesures autoritaires et policières. Nous ne pouvons que nous indigner de la méthode politique employée par le gouvernement. Car elle tente en vain de polariser et de radicaliser les positions au lieu de les réconcilier, de diviser un peuple tout entier, en se réclamant de l'opinion majoritaire, et en accroissant la violence faite à la jeunesse. Car elle tente en vain de véhiculer une conception passablement médiocre et vieillie de la démocratie, selon laquelle les citoyens n'exerceraient leur droit démocratique qu'au moment des élections provinciales (tous les 4 ans au Québec) et devraient, le reste du temps, obéir sans restriction aux lois du groupe majoritaire. En vain ! Les casseroles chantent déjà partout dans la Belle Province la victoire d'un peuple uni !
Nous nous indignons et dénonçons des actes liberticides, autoritaires et injustes. Ainsi nous déclarons notre entier soutien à nos camarades étudiants, professeurs, travailleurs, personnels de santé, chômeurs, handicapés, réfugiés politiques, immigrants, qui, depuis plus d'une dizaine d'années au Québec, subissent la violence physique, économique, sociale et symbolique d'un gouvernement néolibéral corrompu et dangereux par son incompétence. Ce qui se passe au Québec est historique !