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Billet de blog 20 avril 2017

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De la contrainte à l'atonie: bref récit d'une longue histoire

Théâtre et Pouvoir sont intimement liés. Et le théâtre est lui-même un lieu de pouvoir. L’emprunt au théâtre par l’homme public (Talma enseignant à Napoléon Bonaparte) d’emprunts nécessaires à son aura, à sa capacité à séduire, à sa puissance de conviction est connu.

Marguerin Jean-François

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sous ce singulier, le pouvoir, se cache en fait un pluriel, tant les relations entre autorité monarchique, impériale puis républicaine, mais aussi judiciaire et religieuse et gens de théâtre, avec le théâtre lui-même en tant que discipline artistique, catégorie esthétique, sont nombreuses au fil des siècles.
C’est à une chronique de ce prégnant rapport que nous allons nous livrer ici, limitée au cas de la France (on aurait pu aussi regarder, par exemple, ce qui se passe à Londres aux XVIe et XVIIe siècles, du règne d’Elizabeth I à l’avènement de Cromwell et de ses Puritains), en débutant en 1548, année de l’interdiction par le Parlement de Paris des représentations de théâtre dans l’espace public, mystères et sotties, et de la naissance, en conséquence, de la première salle de spectacle à Paris, celle dont la Confrérie de la Passion et de la Résurrection de Notre Sauveur obtint alors l’autorisation d’exploiter dans les communs de l’hôtel de Bourgogne.
Une chronique qui court jusqu’à aujourd’hui, avec le marqueur singulier que représente la reconnaissance d’intérêt général attribuée à la décentralisation dramatique ; celle-ci commença à être pensée en 1936, quand Jean Zay, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, confia à Charles Dullin, directeur du Théâtre de l’Atelier et membre du Cartel, la mission d’en concevoir l’architecture sous condition de ne point prévoir de recours à un financement public.
À cette époque encore, le théâtre est un écosystème autosuffisant, et l’intervention financière de l’État eût été comprise comme un risque d’aliénation de la liberté des artistes.
Une connaissance minimale de cette histoire est à mon sens indispensable à la compréhension des rapports présents entre le théâtre et les pouvoirs qui composent la puissance publique.
Du XVIIe siècle à nos jours, on distinguera plusieurs périodes dessinées ici à gros traits.
La période de la contrainte esthétique, qui a pour acmé la parution en 1674 de L’Art poétique, de Nicolas Boileau (« Qu’en un jour, qu’en un lieu, un seul fait accompli/Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli »). C’est le temps où la littérature dramatique est un genre majeur, objet d’une production théorique et critique considérable, où l’ambition est que le théâtre, comme les autres arts, concoure, par le respect de cette contrainte stylistique codifiée, au rayonnement du monarque sur la scène intérieure comme extérieure, qu'il participe de ce « classicisme » triomphant (le mot sur « la chose » sera le fait de Stendhal, en 1817, lors du débat esthétique d’alors, annonciateur du romantisme). C’est le temps des protections et des privilèges, de la brutalité à l’égard des déviants. On se souvient que, après la représentation de la pièce La Fausse Prude, satire qui visait madame de Maintenon, Louis XIV fit fermer le théâtre des comédiens italiens (4 mai 1697) qu’il chassa de France.
La période de la défiance, de la condescendance et de la coercition, qui, à quelques nuances près, correspond au siècle qui va de la mort de Louis XIV (1715) — et, avec elle, la régence de Philippe d’Orléans — à la chute du premier Empire (1815).
C’est l’époque des lettres de cachet, de l’organisation territoriale de la censure, du rétablissement drastique, un temps assouplie, de la limitation du nombre de théâtres autorisés, et celui du cadrage strict du rôle et du répertoire de chacun. Mais c’est aussi l’époque de la prospérité économique du théâtre, largement entamée au siècle précédent, au point qu’est instaurée en 1677, et substantiellement augmentée en 1716, une taxe sur les recettes, dite « droit des pauvres », au bénéfice de l’Hôtel-Dieu, hospice et hôpital général.
Quoique le théâtre, en particulier en France, soit au 18ème siècle extrêmement vivace, qu’il use de la satire et de la parodie pour traiter du pouvoir et plus globalement de la société, celui-ci affecte de n’y prêter attention que pour le surveiller, exercer sur lui sa censure, plus occupé par la finance, la banque et la spéculation que soucieux d’éblouir encore l’Europe de son rayonnement artistique et intellectuel.
Le palais de Catherine II à Saint Pétersbourg, les salons de mesdames Geoffrin et Lespinasse, pour ne citer que ceux là ou encore le café Procope deviennent alors la caisse de résonance d’une scène française sous permanente menace d’une lettre de cachet.
A l’intérieur de cette période, la parenthèse révolutionnaire. L’appréciation des spectacles est confiée à un collège de commissaires de l’instruction publique. La volonté de faire œuvre édifiante auprès d’un peuple largement analphabète peut être lue comme un exercice inversé de la censure, du moins jusqu’à la Terreur.
Environ mille sept cents pièces sont imprimées en France entre 1789 et 1799, tandis que la liberté d’exploiter un théâtre est acquise par la loi relative aux spectacles du 13 janvier 1791, ainsi que celle de représentation des ouvrages dont les auteurs sont morts depuis cinq ans. C'est le début de la reconnaissance du droit d’auteur, pour lequel Beaumarchais a tant œuvré.
La période de la libéralisation, du laisser-faire, du commerce débridé, qui, de la Restauration à la IIIe République, voit se multiplier les enseignes, en particulier sur le boulevard du Temple, rebaptisé boulevard du Crime, à cause du nombre de meurtres « de théâtre » qui se perpétuent sur ses diverses scènes dont la première avait vu le jour dès 1759 et triompher les auteurs du vaudeville à succès auprès d’un public bourgeois (mais pas que), avide de se divertir aux péripéties des comédies de mœurs.
Avec en corollaire la disparition en quelque sorte programmée du théâtre en tant qu’art devenu simple divertissement.
Au cœur de cette soixantaine d’années prend place l’épisode romantique, en opposition aux principes de la tragédie classique, et le débat esthétique auquel il donne lieu, alimenté par Stendhal, madame de Staël, Théophile Gautier, Musset, Vigny et bien sûr Victor Hugo qui en codifie les principes dans la Préface de Cromwell en 1827, la bataille d’Hernani en 1830, qui voit s’affronter dans la salle Richelieu, pendant des semaines, classiques et modernes, républicains et monarchistes.
La période de l’indifférence affichée par la IIIe République, tout au long de son existence, jusqu’à l’avènement du Front populaire (à l’exception de la tentative de sauvetage de la faillite du Théâtre national ambulant de Gémier en 1912 et 1913 par la Chambre des députés ; et de l‘attention portée par Clemenceau à l’aventure de Copeau au Vieux-Colombier durant la Grande Guerre). Parallèlement, durant cette période, André Antoine, Lugné-Poë, Paul Fort, Maurice Pottecher, Romain Rolland, Firmin Gémier, Jacques Copeau, puis Georges Pitoëff, Louis Jouvet, Gaston Baty, Charles Dullin fondant le Cartel, n’auront de cesse de promouvoir, en opposition au boulevard, qui un Théâtre libre, qui un Théâtre d’art, qui un Théâtre populaire, qui sa décentralisation.
Il eût été sans doute utile de faire plus que juste pointer ici la naissance d’un nouveau rapport de pouvoir et d’autorité, cette fois au sein même de la production théâtrale, avec « l’invention », ou si on préfère la définition par André Antoine de la mise en scène.
Le démiurge, omniscient, omnipotent, bref le metteur en scène à la volonté duquel chacun va devoir se soumettre. Mais ce n’est pas le propos ici.
 
Une phrase résume peut-être la considération du pouvoir de l'époque, à la veille et durant la Première Guerre mondiale, à l’égard du théâtre et de ceux qui le servent. Celle citée par Robert Abirached dans Le Théâtre et le Prince, qu’aurait prononcée le commissaire du gouvernement Corneille (ça ne s’invente pas !) près le Conseil d’Etat à propos de la requête de la société du Théâtre des Champs-Elysées de se voir reconnaître, par la Ville de Paris, la qualité de service public. La voici restituée : « Il ne convient pas d’ériger en service public les entreprises de spectacles et de théâtre dont l’inconvénient majeur est d’exalter l’imagination , d’habituer les esprits à une vie factice et fictive et d’exciter les passions de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance. » (1)
Une seconde excommunion, républicaine cette fois, en quelque sorte.
La période de l’harmonie, qui correspond à la naissance d’une politique publique (mais que l’on pourrait faire précéder de la brève période du Front populaire, déjà citée, et de celle, guère plus longue, de Jeune France, entre l’automne 1940 et février 1942), cette vingtaine d'années qui vont de la Libération (avec la création de la direction générale des Arts et Lettres au sein du ministère de l’Education nationale et la nomination de Jeanne Laurent comme sous-directrice auprès de Jacques Jaujard) à la crise, révélée par 1968 et la déclaration de Villeurbanne.
C’est celle de la création des centres dramatiques fondés sur des troupes permanentes en région, de la naissance du Festival d’Avignon, de la concession du TNP à Jean Vilar, interrompue et gelée à partir de 1952 avec le limogeage de Jeanne Laurent par l’ineffable secrétaire d’Etat de « la Quatrième », André Cornu, jusqu’à 1959 et l’arrivée aux affaires d’André Malraux.
C’est le temps de l’engagement, de l’enthousiasme de la rencontre entre gens de théâtre, paysans, ouvriers et si on doutait de la réalité de cette histoire, les photos d’Ito Josué, par exemple, des représentations données par Jean Dasté et sa troupe, au milieu des cités minières, au pied des crassiers ou dans la campagne environnant Saint-Etienne, dissiperait grandement ce doute-là.
L'époque aussi des bus venus de Billancourt au TNP affrétés par le CE de Renault.

Illustration 1
Le public de St Etienne - époque Dasté © Ito Josué


Mais cette période est aussi celle du basculement d’une économie encore autosuffisante dans les années 1950 à une économie de plus en plus dépendante de l’argent public. C’est par exemple, dans un établissement privé, le Théâtre de Babylone, que Roger Blin, le 5 janvier 1953, fait découvrir aux Parisiens Samuel Beckett, avec sa mise en scène d’En attendant Godot. Les spectateurs, dit-on, se comptaient sur les doigts d'une main le soir de la première. Et pourtant... Serait-ce imaginable aujourd’hui qu’un directeur de théâtre puisse prendre un tel risque financier ?
Cette mutation tient à l’essor d’une industrie de biens manufacturés, fondée sur une production et une consommation de masse, sur la recherche permanente de gains de productivité à laquelle ne peuvent se plier les artisanats traditionnels qui requièrent le temps pour accomplir, l'abondance de main d’œuvre, les artisanats remontant à la nuit des temps tel le théâtre qui se trouve alors confronté à l’inéluctable et inexorable progression de ses coûts.
Puis vint la crise…
… et le désenchantement. Quand la faire débuter et quels en furent les détonateurs ?
Probablement trouve-t-elle son origine dans le choix de Malraux de laisser sur le bord du chemin l’entreprise inachevée de décentralisation dramatique, de ne pas poursuivre l’œuvre de Jeanne Laurent (sans pour autant remettre en cause les centres existants), au bénéfice d’un plan d’aménagement du territoire fondé sur ces établissements pluridisciplinaires que sont les maisons de la culture. De faire action culturelle à partir d’elles.
Et s’il confiera la direction de certaines d’entre elles à des gens de théâtre (Gabriel Monnet à Bourges ; Jo Tréhard à Caen), il fera émerger un nouveau genre de « manager » : l’animateur, étymologiquement celui qui donne âme, bientôt rebaptisé « le professionnel » (Marc Netter au Havre ; Philippe Tiry à Amiens).
Et en retenant pour leur gouvernance l’association 1901, dans laquelle se retrouvent représentants des collectivités pourvoyeuses de budget, des représentants du public, de la société civile (ce n’étaient pas les « associations fermées » que nous connaissons aujourd’hui, qui n’ont plus d’adhérents, où le conseil d’administration et l’assemblée générale se confondent), il confie à un conseil d’administration et à son émanation exécutive le pouvoir de dernière instance au sein de ces maisons.
Tandis que les centres dramatiques sont des sociétés dont le gérant est l’artiste-directeur, le seul patron, titulaire majoritaire des parts qui forment le capital de celles-ci.
À la fin des années 1990, je me souviens que les statuts de la maison de la culture du Havre, que j’avais (en vain) tenté de réviser, précisaient que celle-ci était dirigée par son président aidé dans sa tâche par un directeur salarié.
Mai 68 fera éclater au grand jour la crise qui couvait entre « action culturelle et « création », entre animateurs et artistes. On se référera, pour en apprécier la vigueur, à la controverse qui opposa dans les colonnes du Monde Marc Netter et Roger Planchon, directeur du Théâtre de la Cité, à Villeurbanne, à propos de l’action culturelle.
On se souvient des journées de Villeurbanne et de la déclaration du même nom, principalement rédigée par Francis Jeanson, et de la fameuse expression « le non-public », qu’il serait vain de continuer à prétendre réduire. Il serait plus conforme à l'état de la société d'admettre une fois pour toutes que le théâtre ne peut concerner tout le monde, qu’il convient d’en finir avec les chimères et de se consacrer « au plateau ».
On se souvient aussi de la phrase de Georges Lavaudant, à propos de l’action culturelle « qui relève des tâches secondaires typiques de la mauvaise conscience de gauche » ; de celle de Daniel Mesguich fustigeant en ces termes la fameuse formule de Jean Vilar, « ce n’est pas l’art que je vise mais le public prolétaire » : « J’ai dit art du théâtre. J’en demande pardon à ceux qui ont voulu laisser ce mot ; qui ont travaillé à sa désuétude… »
Déjà, en 1967, aux Rencontres d’Avignon, Roger Planchon avait annoncé la couleur : « Il est heureux que l’Etat reconnaisse la liberté des créateurs (eh oui, déjà!). Mais cela exige que soient éliminés la loi de 1901, les conseils de notables dirigeant les maisons de la culture. (…) Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir. Ils veulent un affrontement direct avec l’Etat et avec le public. (…) La plupart des grands créateurs crachent sur cette société. Ils la vomissent. Il faut réintégrer le créateur, le poète, dans la société. »
Le pouvoir aux créateurs, donc. Ce sera le slogan aussi de Jean-Pierre Vincent, de Patrice Chéreau, (dont Claude Sévenier, à l’occasion de la création à Sartrouville de Dom Juan dans la scénographie de Richard Peduzzi, dira, dans Partisans no 47, que « les limitations budgétaires ne préoccupent pas Chéreau »).
Plus généralement, ce sera le slogan de cette génération de metteurs en scène à l’égard desquels Stanislas Nordey n’aura, vingt ans plus tard, pas de mots assez durs.
Jean-Pierre Thibaudat écrira en 1989 : « La plupart des places-fortes sont tenues par des metteurs en scène qui, ayant bataillé ferme dans les années 1960 et 1970, ont arraché à l’usure, à l’ancienneté, pris possession des dites places. Insensiblement, la notabilité, l’habitude et le temps aidant, les établissements qui leur avaient été confiés sont devenus des châteaux personnels d’où il serait mal venu de les déloger. »
Planchon, puis son successeur au TNP n’en sont-ils pas de vibrants exemples ?
L’ère du soupçon. Quand le pouvoir médiatique entre dans la danse…
« Mais qui a créé les créateurs ? » s’interrogeait, à propos des rapports de l’art et du marché qui y est attaché, Pierre Bourdieu lors d’une conférence prononcée en 1980 à l’Ecole supérieure des arts décoratifs.
Pour ce qui est du théâtre, on peut avancer en réponse : les intéressés eux-mêmes d’abord, les hommes politiques à qui ils savent servir de faire-valoir, les médias aussi. On aura entendu que n’est évidemment pas érigé au rang de créateur n’importe quel artiste, mais seulement la caste somme toute fermée (cf. supra) des Grands (artistes).
Les disséqués, commentés, adulés, invités, critiqués par la « presse qui compte ».
Ceux dont le ministère en inventant la catégorie des compagnies nationales parachève la reconnaissance et la distinction.
Ne devrait-on pas plutôt considérer qu’il y a des artistes et, a contrario, quantité de gens qui en adoptent la posture mais n’en sont pas, quoi qu’ils en aient, et que parmi ces artistes, certains, finalement peu nombreux, se voient accorder les moyens d'aller au bout de leurs ambitions esthétiques, en pouvant encore à peu près dépenser sans compter, tandis que d’autres, la grande majorité, doivent se contenter de moyens toujours en deçà de leur capacité à faire la preuve de leur talent ?
Et comme avantages et handicaps sont toujours cumulatifs, les moyens, la position institutionnelle nourrissent la notoriété qui à son tour justifie les moyens accordés et le maintien dans la place.
Une chose s’est nouée, de l’ordre d’un rapport de force entre ces créateurs-là et l’Etat, toujours soupçonné de dissimuler derrière chacun de ses actes, telles la limitation du nombre de mandats ou la place faite aux artistes femmes, de dérisoires desseins et de sombres turpitudes.
Rapport de force qui dispose d'une palette de postures de toutes les nuances possibles, qui vont de la séduction à l’intimidation à coups de dénonciations médiatiques.
On le sait, de cette confrontation, à la fin des années 1960, « les créateurs » sortirent largement vainqueurs et les tenants de l’action culturelle furent ringardisés. Pour longtemps.
L'action culturelle, c'est-à-dire la démarche visant à modifier le rapport entre art et société, singulièrement théâtre et population appréhendée dans sa diversité, sociale, culturelle, territoriale, des décennies plus tard, et en dépit d’instructions ministérielles réitératives faisant en particulier de l’éducation artistique (et qu’est-ce donc que l’action culturelle sinon une éducation à l’art et par l’art ?) une priorité de politique publique, peine encore à intéresser une majorité de ces « Grands Artistes » tandis qu’ils sont à la tête d’institutions détentrices d’une mission de service public.
Quand Luc Bondy, alors directeur de l’Odéon, lança une opération de levée de fonds privés pour financer des actions d’éducation artistique que ce théâtre national se devait de mener, comment ne pas participer de l’émotion qu’une telle initiative, encouragée par la ministre d'alors, a suscitée ?
Un exemple sans doute limite, un cas certes isolé, mais qui dit bien cette posture du « moi je veux bien faire à condition qu’on me donne des moyens en plus » avec comme sous-texte « cela n’entre pas dans les missions pour lesquelles je suis financé ».
La perpétuation d’un « pouvoir dépenser sans limite pour accomplir ma geste artistique », à l’œuvre, mais non dit et qui devrait se voir opposer un exercice de tutelle insensible aux pressions, collusions, déclarations emportées, séductions…
Mais quand on se trouve sur le terrain symbolique, médiatique, le rapport de forces s’impose à cette même tutelle. L'artiste flamboyant aura toujours raison, aux yeux des médias, contre les circonlocutions inaudibles du fonctionnaire.
La tutelle sait ce qu’il peut lui en coûter.
On a tous en mémoire l’instant ravageur du documentaire d’Yves Jeuland où François Hollande briefe Fleur Pellerin, tout juste nommée : « Va au spectacle tous les soirs, il faut que tu te tapes ça, et tu dis que c’est bien, que c’est beau… » Tout est dit ou presque.
Je te flatte, tu me flattes… Miroir, ô mon miroir !
J’ai été le conseiller spectacle vivant d’une ministre dont les Grands Artistes (certains, bien sûr, mais très influents auprès de l’entourage du Premier ministre. Nous étions en période de cohabitation) ont obtenu la tête. Catherine Trautmann.
Que n’ont-ils dit lors de la promulgation de la charte des missions de service public ?
Je me souviens de la conférence de presse de Catherine Trautmann à Avignon, l’été 1999, où elle annonçait, exercice obligé en cet endroit, un train de nominations à la tête d’institutions traduisant sa volonté de faire plus de place à la diversité générationnelle et bien entendu aux femmes, ainsi que des mesures budgétaires censées faire oublier définitivement « le faux pas » de sa défense, deux ans plus tôt, au même endroit, en bon soldat (et parfaite novice, ignorante des règles du jeu), de mesures d’économie au nom de la solidarité gouvernementale (« une ministre de la Culture, ça doit savoir défendre son budget », avait alors grincé Catherine Tasca qui s’y serait bien vue… ou s’y voyait déjà).
Un seul sujet intéressait alors les journalistes : le cas Planchon.
 
Etait-ce vrai qu’on le chassait de Son théâtre, que son contrat à la tête du TNP n’allait pas être renouvelé ? On sait ce qu’il advint une fois Catherine Trautmann partie, ce que furent les concessions de sa successeuse à l’intéressé pour qu’il finisse par laisser la place.
Aucune question sur ce qu’elle venait d’exposer pendant près d’une heure. Cela n'intéressait pas. « On » regardait ailleurs, et le TNP n’était pourtant pas au menu de la conférence de presse.
Je me souviens de ce moment particulièrement éprouvant de la nomination d’une nouvelle direction à Chaillot au début de l’année 2000 et de la double page assassine que lui consacra Libération.
Il se trouve que le journaliste tenait ses informations d’un candidat évincé, par ailleurs parfaitement introduit, et que l’article était fortement inspiré du dépit de l’intéressé, au risque d’une désinformation.
Il se trouve encore que ce même intéressé avait bien manifesté son intérêt pour ce théâtre national en avançant une candidature associant des artistes de renom.
Il se trouve pourtant que la ministre avait reçu d’une de ces artistes une lettre faisant état de son indignation de se voir impliquée dans cette candidature plurielle alors qu’à aucun moment elle n’avait été sollicitée par ce candidat.
Je fis lire quelque temps plus tard copie de cette correspondance au journaliste. A titre de preuve que la solution pour Chaillot était plus complexe qu’il ne le pensait.
Catherine Trautmann fut sèchement remerciée quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement ministériel, et nul doute que cette affaire (« La folie de Chaillot », comme avait titré Libé avec son sens incontesté des titres qui ne s’oublient pas) a pesé dans cette éviction.
L’avant-veille, le Monde faisait le titre d’un billet ravageur d’une confidence distillée par un conseiller de Matignon: « Le Premier ministre va plus au théâtre qu’elle. »
Un signe avant coureur probablement orchestré.
« Trautmann est-elle nulle ? » s'interrogeait également L'Express en couverture, quelque temps plus tôt.
. Que ne lui avait-on donné alors, hors caméra de préférence, le conseil prodigué par François Hollande à Fleur Pellerin à sa prise de fonctions largement relayé par le service public de télévision, les réseaux sociaux, la presse satirique ou people et devenu une sorte de best of ?
Aujourd’hui : atonie et complexité
Cet aujourd’hui doit s’entendre de façon extensive. Il correspond à une période d’au moins une décennie, peut-être deux, au cours de laquelle, inexorablement, le pouvoir s’est à la fois fracturé à mesure que les collectivités en exerçaient leur part, aboutissant souvent à ce qu’elles imposent leurs choix à une tutelle étatique affaiblie en conséquence.
Fracturation dont ont habilement joué certains grands artistes directeurs pour contrer des velléités ministérielles contraires à leurs intérêts, en particulier quand il s’agissait de se maintenir en poste.
Période où s’est installée, de façon progressive et d’abord insensible, une certaine paralysie à mesure que les moyens disponibles s’écartaient des besoins effectifs du secteur.
On en sait les causes : elles ont pour noms réduction des déficits publics, contention de la dépense et de la dette nationales, critères de convergence, crise économique, engagements dans plusieurs conflits internationaux, lutte contre le terrorisme et ses organisations djihadistes.
Voilà longtemps, trop longtemps, que les moyens budgétaires s’éloignent tendanciellement, chaque année un peu plus, des nécessités propres au modèle inflationniste par nature qui est le nôtre.
Je me suis employé récemment à détailler cette réalité et à recenser diverses voies de solution dans divers textes publiés sur un blog Mediapart accessible à tout un chacun.
Aucun secteur du théâtre, mais aussi des autres arts de la scène, qu’il s’agisse d’équipes artistiques indépendantes ou d’établissements labellisés qui ne soit aujourd'hui à la peine, malgré les batailles budgétaires courageuses et souvent remportées par les ministres successives.
Je le sais particulièrement pour avoir été, jusqu’à il y a peu, le directeur de la Drac de la seconde région de France.
C’est comme un garrot qui serre lentement jusqu’à l’asphyxie.
Et pour retrouver de l’oxygène, soit on arbitre dans l'existant, soit on fait appel à des ressources nouvelles. Soit on fait les deux.
Hors le bal des prétendants et le jeu des nominations, comme prérogative ultime du Prince (pour reprendre le mot de Robert Abirached), celles qui concernent quelques jeunes pousses talentueuses à l’ascension fulgurante, rien qui n'échappe progressivement à sa maîtrise, rien  qui vienne rompre l'atonie.
Et à cause de cette pénurie, de cette absence de marges budgétaires, il n'est plus question que de « moyens » entre pouvoirs publics et gens de théâtre, les premiers contraints à une sorte de sur-place sous l'effet des attentes contradictoires des seconds, de la complexité croissante des réalités sur lesquelles ils sont censés peser.
Attentes communes, bien sûr, mais contradictoires de fait, se neutralisant les unes les autres, s'annulant par effet centrifuge. La moindre mesure dans telle ou telle direction risquant de susciter, avec force arguments incontestables, le procès en iniquité de la part d'autres composantes du spectre, convaincues qu'oser un autre choix que celui de faire droit à leurs urgences est une preuve de méconnaissance de leurs nécessités ou de leur abandon par l'Etat.
C'est la « loi » de la surenchère, du rapport de force, de la plus grande capacité de nuisance qui s'impose à un pouvoir apeuré, tiraillé entre interpellations catégorielles.
On ne peut pas ne pas avoir constaté qu'à chacune de ces « catégories » correspond désormais une association professionnelle, organisée en groupe de pression et toujours prompte à dégainer.
L'anomie guette. Sauf à ce que l'Etat retrouve l'autorité que confère la capacité budgétaire à parler fort, à dire une politique anticipant sur les années à venir, parce que disposant à nouveau de moyens pour agir, pour se décoller du mur où il est plaqué, à ne plus être ce gestionnaire de court terme pour qui ce qui compte le plus, finalement, est de terminer l'année sans trop de casse.
Et que dès lors l'intérêt collectif puisse prendre à nouveau le pas sur les stratégies individuelles des uns et des autres.

Illustration 2
Une chambre en Inde - Théâtre du soleil © Christian Solans


Et le pouvoir du théâtre ? Où en est-il ?
C'eût pu être le sujet de cet article : théâtre et pouvoir, pouvoir du théâtre.
Avec Une chambre en Inde, Ariane Mnouchkine éclaire magistralement le sujet : des gens de théâtre cherchent le terrain pertinent à leur présence. Les voilà partis en Inde tandis qu'ils comprennent que ce devrait plutôt au Proche-Orient en guerre qu'ils devraient se trouver, que c'est à la lutte contre Daech qu'avec les armes du poète ils devraient se consacrer.
Mais que dire quand tout est si complexe qu'on n'a plus maîtrise sur rien, qu'on ne comprend plus rien, qu'on ne peut retenir ce qu’il faut de connaissances nécessaires à l'intelligibilité du monde d’aujourd'hui, que les bribes hier acquises se sont évaporées, comme eau qui file entre les doigts ?
Et d'ailleurs le théâtre existera-t-il encore dans dix ans ? s'interroge un personnage de cette dernière création du Soleil.
Splendide métaphore de l'impuissance qui ne semble pas, à entendre Ariane Mnouchkine, épargner l'artiste du verbe, l'homme ou la femme de théâtre…
Définitivement ?


JF Marguerin (Décembre 2016)

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(1) Décision du 7 avril 1916 ; Astruc et société du Théâtre des Champs-Elysées contre Ville de Paris.

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