Exaspérés par ces discours politiques déshumanisés, qui parlent des « migrants et réfugiés » comme d'une « vague », d'un « flux », ou d'un danger pour nous, Européens, sans jamais avoir parlé du danger fui ou traversé par eux, pour chacun d'eux. Sans jamais parler de leur exil, ni de leur parcours. Évoquant toujours ce qu’ils viendraient nous prendre, sans jamais parler de ce qu’ils ont perdu ! Sans jamais parler de ce qu’ils auraient à nous apporter, en termes culturel, social et économique. Sans jamais parler de ce que nous aurions à échanger, à partager !
Sans jamais parler de ce rêve français: un sol sûr, une société solidaire, un Etat de droit qui protège et respecte les droits fondamentaux, auquel nous sommes tous très attachés. Sans jamais parler de notre devoir d’asile et de protection, nous, 7ème puissance économique mondiale, terre de la déclaration des Droits de l'Homme, signataire de la Convention Internationale de Genève, et de celle des Droits de l'Enfant. Ces conventions par lesquelles la France s’est engagée à accueillir et protéger sur son territoire, Outre-mer compris, toute personne menacée pour sa vie et tout enfant.
Pourquoi ? Pourquoi ne jamais rappeler ces textes fondés sur notre histoire pourtant récente ? Ces textes qui ont fait notre fierté, notre grandeur! Qui inscrivent le droit de quitter son pays, la protection, le principe de non refoulement comme des valeurs essentielles de nos sociétés. Il y a 70 ans seulement, 50 millions de civils étaient déplacés en Europe, poussant les décideurs à construire la Communauté, puis l'Union européenne pour assurer la paix, pour que cela n’arrive « plus jamais » !
Encore aujourd’hui, malgré les événements toujours plus sinistres qui touchent non seulement la Syrie, mais aussi le Yémen, l’Afghanistan, la Somalie, la Libye, et bien d’autres pays encore, non contente de garder le silence et de privilégier une politique étrangère peu propice à la paix, au développement et à la démocratie, la France continue d'appliquer une politique de fermeture et de rejet, d'expulsion et d'exclusion. Pire, elle bafoue maintenant les droits les plus fondamentaux. Il y a bien longtemps que l’on n’entend plus, au sein de l'Europe, « notre voix », celle de la France, défendre les droits humains.
La guerre en Syrie aura mis sur les routes de l'exil plus de 12 millionsde personnes (dont 5 millions ont fui leur pays) que notre pays accueille avec parcimonie (moins de 10 000 personnes accueillies depuis 2011), alors que son dirigeant, Bachar el-Assad, commet des crimes de guerre dont l’atrocité n’est plus à démontrer.
Monsieur le Président, vous avez organisé en 2015 des renvois vers le Soudan, en violation des jugements de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, vous bloquez ou vous renvoyez en Italie des Erythréens et des Soudanais qui seront ré-expulsés dans leur pays. Omar el-Beshir est le premier chef d’Etat en exercice à faire l’objet de deux mandats d’arrêt par la Cour Pénale Internationale pour crime contre l’humanité, crimes de guerre, et génocide pour le conflit au Darfour, avec pas moins d’une dizaine de chefs d’accusation contre lui. Quant à l’Erythrée, une commission d’enquête Onusienne rappelle les crimes qui y sont commis contre la population, dont une peine de prison à perpétuité pour avoir quitté son pays de manière « illégale ».
Non content de tout mettre en œuvre pour empêcher les exilés de fuir la Libye, vous soutenez l’installation de camps de « gestion des flux migratoires » et d’enfermements dans ce pays encore déchiré par la guerre civile et décrit par les exilés eux-mêmes, hommes, femmes et enfants, comme l'« enfer sur terre ».
Vous participez à des projets d'accords de réadmission avec l'Afghanistan, dans des zones dites « sûres » alors même que les agences onusiennes y renforcent leur présence pour des raisons d’insécurité.
Vous allez même jusqu'à renvoyer des enfants en Italie, contrairement à toutes les conventions signées, avant même d'avoir considéré leur situation individuelle.
Et vous nous enfermez, nous, citoyens, dans une forteresse cernée de murs, de barrières et barbelés que vous financez à prix d’or, avec l’argent public, que bien peu peuvent franchir aujourd’hui, au péril de leur vie. Nous serons les premiers à en souffrir demain.
Vos choix politiques autorisent l'expression xénophobe et hostile, parfois violente, souvent impunie, de la part la plus sombre et la plus obscure de notre société. Contrairement à ce qu’affichent les médias, elle n'est pas majoritaire, elle est simplement plus véhémente. Bien plus que toutes les autres. Toutes celles qui écoutent, soutiennent, accompagnent les personnes en situation d'exil ou de vulnérabilité. Toutes celles qui accueillent. C’est pourtant cette part là, solidaire, qu’il faut soutenir et révéler. Si nous n'accueillons pas les exilés aujourd’hui, arrivés jusqu’à nous au terme d’un long périple et exposés à des dangers démesurés, comment rêver d’un monde meilleur pour nous-mêmes et pour nos enfants, aujourd’hui ou demain ? Comment imaginer qu'un Etat insensible au cauchemar des uns soit sensible à celui des autres : de toutes celles et ceux qui sont exclus dans leurs propres villes qui sont aussi les nôtres, dans leurs propres quartiers. Ce sont les mêmes injustices qui poussent les personnes sur les chemins de l'exil et dans nos rues. Les migrations, l'exil et la précarité ont la même origine: elles sont les conséquences des inégalités politiques, sociales, économiques et environnementales. Que ces inégalités soient vécues ici ou là-bas, la France et les Etats Européens y ont leur part de responsabilité. Et c’est avec la même incapacité que vous y répondez.
Alors, Monsieur le Président, que vous fassiez le pari de défendre notre société, bien sûr. Il en est de votre responsabilité. Mais quelle société nous proposez-vous? Une société privée de solidarité et d'humanité? Valeurs essentielles, aujourd’hui en danger, que nous devons ranimer, partager et transmettre aux générations futures.
Monsieur le Président, réaffirmons la richesse de notre pays ! Plutôt que d’agiter l’étendard de la peur et du repli, assumons les obligations qui sont les nôtres, garantissons nos devoirs de protection et d’accueil, sans s’affranchir du respect des droits fondamentaux.
Nous en avons la capacité! Et nous avons celle de défendre, aux yeux de l’Europe et du monde, une société plurielle, plus juste et solidaire.
Ariane Junca, médecin anesthésiste, responsable associative du programme 'Italie' à Médecins du Monde
Maria Melchior, épidémiologiste, bénévole à Médecins du Monde