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Billet de blog 23 octobre 2024

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Dépolitisation, banalisation des disparitions forcées : critique du film Emilia Pérez

Le film « Emilia Pérez », qui suscite l’enthousiasme par son inclusivité et par la façon dont il fait usage de la comédie musicale pour raconter l’histoire d’une anti-héroïne, pose des questions éthiques et politiques profondes. L’idée de raconter l’histoire d’un narco qui devient une femme dans un milieu ultraviriliste et dans un Mexique où nous parlons, comme Audiard l’affirma, « une langue de pays émergent, de pauvres », a annihilé le contexte dans lequel cette histoire se déroule.

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Le 3 octobre, les acteurs principaux du film Emilia Pérez de Jacques Audiard ont été faits Chevaliers de l’Ordre des arts et des lettres dans une cérémonie tenue à la Villa Albertine à New York. Le 18 septembre a été annoncé que le film représentera la France à la 97ème cérémonie des Oscars. Mais ce film, qui suscite l’enthousiasme par son inclusivité et par la façon dont il fait usage de la comédie musicale pour raconter l’histoire d’une anti-héroïne, pose des questions éthiques et politiques profondes. Il suffit de lire les critiques faites à ce film ou d’écouter les entretiens faits au réalisateur pour se rendre compte à quel point l’idée de raconter l’histoire d’un narco qui devient une femme dans un milieu ultraviriliste et dans un Mexique où nous parlons, comme Audiard l’affirma lors d’un entretien à Konbini, « une langue de pays émergent, de pauvres 1», a complétement annihilé le contexte dans lequel ce film se déroule.

Sur la banalisation et l’anhistoricité de la disparition forcée

L’idée de la transition de Manitas del Monte vers Emilia Pérez grâce à sa richesse accumulée par le trafic de drogues est venue à Audiard à la lecture du livre Écoute de Boris Razon. Même si nous pouvons nous accorder sur le fait que le milieu du narcotrafic est, au moins officiellement, un milieu difficilement ouvert à la question de genre, cet élément semble négligeable à coté de trois autres problématiques bien plus importantes qui ont été banalisées et occultées par le côté « pop » du film. Tout d’abord, il semble central de replacer historiquement cette technique d’horreur pour comprendre son ampleur. La disparition forcée fut d’abord utilisée par l’État mexicain pour étouffer les guérillas des années 50 jusqu’aux années 80. Le combat entre l’État et les guérillas créa une situation de guerre civile qui entraina la disparition de 2000 guérilleros, et dont les archives militaires qui attestent des crimes d’État restent jusqu’à nos jours inaccessibles. Les mères qui se sont battues pour chercher les guérilleros portés disparus depuis les années 70 sont las doñas (les dames), organisées autour du Comité Eureka ! Mais la guerre n’a pas pris fin avec la chute des guérillas, elle s’est juste transformée. A la place d’une guerre entre l’État mexicain et les guérillas est apparue une guerre entre les différentes familles de narcotrafiquants et entre ces familles et l’État. Actuellement nous parlons de plus de 100 000 personnes portées disparues et les mères qui les cherchent sont connues comme las buscadoras (les chercheuses). La deuxième problématique est la terreur engendrée par le narco dans tout le pays via l’utilisation de la disparition forcée. Cette technique, systématisée et en perpétuelle mutation, ne peut donc pas être appréhendée comme une violence parmi d’autres, mais doit au contraire interroger par sa singularité et par ses effets. Ce fléau a complètement bouleversé le rapport au quotidien des mexicains qui vivent avec la peur qu’eux ou leurs proches soient portés disparus.

Dépolitisation des collectifs de mères

La troisième problématique occultée par le film est la radicalité de la lutte tant des doñas que des buscadoras contre la terreur créée par l’État et par les narcos, radicalité qui consiste en une véritable implication corporelle et affective dans la recherche de toutes les personnes portées disparues. En effet, la disparition forcée apparaît dans le film après la transition de genre d’Emilia et son retour au Mexique, Emilia trouvant alors dans son devenir femme la possibilité de devenir aussi une activiste en créant une ONG en charge de chercher les personnes portées disparues. Cette décision donne lieu au parcours de repenti d’Emilia qui utilisait elle-même la disparition quand elle était narco. Or, ce parcours invisibilise le mouvement des doñas et des buscadoras et leur enlève toute force éthique et politique. Les buscadoras, désespérées par l’inaction et la complicité de l’État ont décidé de s’organiser en collectifs (actuellement il y en a au moins 234 dans tout le pays) pour chercher elles-mêmes leurs enfants sans attendre l’aide ni de l’État, ni des ONGs. Il est donc indécent d’accorder à un narcotrafiquant, qui n’intervient que comme simple bureaucrate au sein d’une ONG, ainsi qu’à son argent une place centrale dans la lutte pour la recherche des personnes disparues quand nous savons que les doñas et les buscadoras ont tout sacrifié pour retrouver leurs enfants (qu’elles cherchent jusqu’à leur mort), affrontant de nombreuses difficultés, notamment financières, en allant jusqu’à hypothéquer leurs biens pour poursuivre leur combat.

Il faut également bien se renseigner sur ce en quoi consiste vraiment la recherche de ces personnes. Les doñas ont fait une grève de la faim en 1978 face à la Cathédrale Métropolitaine à Mexico, qui n’avait pas été utilisée comme lieu de contestation depuis le massacre des étudiants de 1968 ; elles ont créé leurs propres archives pour résister à l’effacement des preuves par l’État et pour confronter la Vérité et l’Histoire étatique, ces archives se trouvent maintenant protégées au Musée Maison de la Mémoire Indomptable qu’elles ont inauguré à Mexico en 2012 ; elles ont été les pionnières de la Déclaration des droits de l’homme au Mexique, etc. Les buscadoras, de leur côté, ont développé des méthodes de recherche pour trouver les cadavres des personnes portées disparues dans des fosses communes ou dans des puits. Elles sont victimes d’assassinats par les narcos ou des fonctionnaires d’État pour leur combat. Ainsi, comment donc oser attribuer cette lutte à Emilia Pérez ? Comment oser effacer le combat des mères qui savent mieux que personne que « perdre un être aimé est une tragédie, mais perdre leurs corps est une condamnation » ? Si Emilia Perez gagne un des Oscars, une véritable forme de repenti serait sans doute de prononcer une reconnaissance publique de la lutte et du courage de ces mères, nos véritables héroïnes.

1Konbini, « Ce n’est pas une comédie musicale », Youtube, 3’37’’. 21 août 2023, https://www.youtube.com/watch?v=JQP09DkwNN8&t=225s.

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