Ce matin, François Bayrou était l'invité de Christophe Barbier sur LCI (voir video). Parmi les divers sujets évoqués (Libye, Sondages, procès Chirac...), l'un a retenu particulièrement mon attention : celui de la Question Prioritaire de Constitutionnalité, évoquée pour justifier le report du procès Chirac. Il se trouve que personne ne paraît avoir pris la mesure de la gravité des conséquences qu'aurait une réponse positive du Conseil constitutionnel à la requête, bien au delà de celle d'une annulation de ce procès Chirac : celle d'une annulation ou d'un blanchiment de nombreuses affaires de délits financiers, publics ou privés, en cours.
François Bayrou dit la chose suivante : " La Question Prioritaire de constitutionnalité pose un problème de principe dangereux pour deux raisons :
1- Le procès n'aura pas lieu avant les élections présidentielles [...], ceci démontre un passe-droite inquiétant,
2- et, beaucoup plus grave : il s'agit d'une mécanique qui vise à effacer d'un seul coup d'éponge toutes les poursuites initiées contre des délits financiers de responsabilité publique ou d'entreprises privées ; elle met à bas le pilier sur lequel reposent toutes ces poursuites qui est qu'on ne peut pas accepter que soit prescriptes des affaires dès l'instant qu'elles ont été dissimulées pendant des années. En effet, la jurisprudence a dit [en dérogation à la loi s'appliquant aux affaires publiques en général] qu'il n'y a alors pas prescription, on peut poursuivre en se basant sur un délai courant à partir du moment où l'on découvre le délit."
La jurisprudence a toujours admis que pour les délits financiers qui ont fait l'objet d'une dissimulation et donc d'une découverte tardive, la loi de prescription des faits au delà d'un délai (de trois ans) devait être interprêtée en faisant courir ce délai de prescription à partir de la date de découverte du délit et non de la date du délit lui-même. Or, la requête vise à faire trancher le Conseil constitutionnel sur cette question de jurisprudence, c'est à dire en confirmer la nullité, au motif que la notion de "dissimulation" est vague, la Cour de cassation n'ayant jamais donné une défition structurée de la notion de dissimulation. Si une telle décision était confirmée, cela s'appliquerait en effet à toutes les affaires de délits financiers en cours dont les faits, antérieurs à leur découverte, tomberaient sous ce délai de prescrition à partir de la date du délit et non de sa découverte. C'est extrêmement grave, bien plus grave dans ses conséquences que la simple annulation du procès Chirac !
J'espère que les magistrats, la presse et d'autres personnalités politiques réagiront à cette alerte de François Bayrou.
Pour expliquer le contexte et accéder aux textes :
Me Jean-Yves Le Borgne, qui représente le promoteur immobilier Philippe Smadja dans ce procès de détournement du 1% logement des organismes HLM, est à l'origine des deux QPC soulevées à l'ouverture du procès devant la 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre, qui portent sur des points très techniques relatifs à la prescription concernant la connexité et à la dissimulation des faits. Il entend réitérer l'exploit procédural qu'il a réussi dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.
L'affaire concernant son client est en effet connexe à celle concernant Jacques Chirac et les emplois fictifs de la Ville de Paris.
L'alerte de François Byyrou porte sur la deuxième QPC, concernant la dissimulation d'abus de biens sociaux.
Voir article publié le 7 mars 2011 par le site Lacroix.fr, avec références et textes joints :
http://www.la-croix.com/QPC-pour-connexite---Proces-Jacques-Chirac-%28debut%29/documents/2457661/47601
Notamment la question concernant la dissimulation d'abus de biens sociaux : http://www.la-croix.com/illustrations/Multimedia/Actu/2011/3/7/QPCAbusBienSocial.pdf
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Ajout le 11 mars 14:50 :
François Bayrou vient de publier une tribune dans le Monde qui sort cet après-midi 11 mars. Je la copie ci-dessous :


Débat › Report du procès Chirac : scandale ou justice
Report du procès Chirac : scandale ou justice ?
Le risque est grand de voir effacer toutes les affaires de la décennie

| 11.03.11 | 12h52 • Mis à jour le 11.03.11 | 12h58
En apprenant le report du procès des emplois fictifs de Paris et Nanterre, dont Jacques Chirac apparaît comme le principal prévenu, on a d'abord pensé à une habile manoeuvre procédurale.
Les avocats des prévenus ont réussi, en posant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), à retarder la tenue des audiences jusqu'à une date si indéterminée et lointaine que l'on ne sait si le procès aura vraiment lieu. Et c'est à ce retardement, et à ses effets sur l'opinion, que s'en sont tenus les commentateurs.
Mais si l'on a la curiosité de s'intéresser de plus près au fond de la manoeuvre, on découvre en vérité qu'une bombe civique est en préparation.
La nouvelle procédure de la question préalable de constitutionnalité permet à un justiciable, avant d'être jugé en vertu d'une loi donnée, de demander que cette loi soit soumise au Conseil constitutionnel pour vérifier sa conformité aux principes de notre Loi fondamentale. Pour le citoyen, c'est un vrai progrès démocratique.
Le prévenu pose la question au tribunal. Si celui-ci considère la question sérieuse, il la soumet au filtre de la Cour de cassation. Si la Haute Juridiction est du même avis, la question est transmise au Conseil constitutionnel.
Au travers de ces affaires d'emplois fictifs (à Paris cette semaine et la semaine prochaine à Nanterre) la véritable cible sera le seul point d'appui juridique de la quasi-totalité des poursuites des délits financiers dans notre pays. Ce point d'appui est celui-ci : la jurisprudence a considéré que les délits financiers, abus de confiance ou abus de biens sociaux étant des délits par nature cachés, dissimulés, non révélés aux victimes, le délai de prescription de trois ans, à partir duquel on n'a plus le droit de poursuivre, devait courir non pas à partir de la date des faits, mais de la date de leur découverte.
Cette question du délai de prescription est le point-clé du dévoilement de ces affaires. En effet, l'immense majorité des délits financiers, en raison de l'opacité des comptes, de la domiciliation offshore des détournements, du labyrinthe bancaire international et du temps nécessaire pour les dénouer, ne peut être poursuivie que si la jurisprudence prend en compte cette adaptation du délai de prescription.
Or il se trouve que cette adaptation n'a pas été codifiée. Le délai de prescription (dix ans pour un crime, trois ans pour un délit) ne connaît, dans notre ordre juridique, qu'une exception et une seule, celle du crime contre l'humanité.
L'objection est donc sérieuse. Et il n'est pas si évident en droit que la Cour de cassation puisse refuser de la transmettre au Conseil constitutionnel.
Car le Conseil constitutionnel a déjà jugé que non seulement la lettre de la loi, mais l'interprétation, même constante, de la loi par les tribunaux pouvaient faire l'objet du contrôle de constitutionnalité.
Si le Conseil constitutionnel est saisi, il devra trancher dans les trois mois (en dépit des difficultés qui font que des membres importants seront empêchés de siéger, puisqu'ils sont parties ou intéressés dans ces procédures - Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, par exemple).
Si le Conseil donne raison à la question prioritaire, par défaut de principe juridique, alors, à l'instant, la totalité ou presque des poursuites de délits financiers dans notre pays tombe, disparaît dans les oubliettes, de manière irréversible.
Car s'appliquerait alors un autre principe de notre droit : il ne peut y avoir de poursuites qu'en vertu d'une loi promulguée préalablement à l'infraction ! S'il n'est pas de loi préalable, il ne peut y avoir de poursuites. Même si on votait une nouvelle loi, elle ne pourrait donc s'appliquer que pour le futur !
Ainsi donc serait abandonnée sans recours la quasi-totalité des poursuites dans ces délits de puissants qui indignent à juste titre l'opinion.
Un seul coup d'éponge, et s'effacent toutes les affaires de ces dernières décennies. On imagine les conséquences sur le climat civique, sur l'idée de la justice dans notre pays...
Ce n'est donc pas une manoeuvre, c'est une bombe ! Tout cela est-il fortuit, dû au seul hasard, sorti de nulle part ? Chacun jugera. En tout cas, nous avons devant nous, dans les semaines qui viennent, une menace imminente de bombe à fragmentation.
Et d'immenses conséquences morales et civiques sont en jeu, qui dépassent de beaucoup le procès des emplois fictifs, et le cas de Jacques Chirac, et que devront avoir en tête dans les semaines qui viennent les citoyens. Et d'abord les magistrats de la Cour de cassation, au moment de se prononcer sur cette question.
François Bayrou, président du MoDem
Article paru dans l'édition du 12.03.11
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Ajout le 15 mars 2011 :
Une QPC similaire à celle invoquée pour le report du procès Chirac a été rejetée hier par le tribunal correctionnel de Paris. Le tribunal a statué que "Cette "QPC" ne peut être considérée juridiquement comme "sérieuse"car elle ne soulève pas un problème de conformité avec la Constitution mais seulement un problème d'interprétation d'une règle par les juridictions."
Suite ...
La Cour de cassation a rejeté, vendredi 20 mai, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l'origine de la suspension du procès dans l'affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris. La même décision a été prise pour trois autres QPC, soulevées dans d'autres procédures et jointes à celle du procès Chirac, qui contestaient toute la jurisprudence allongeant les délais de prescription des infractions. Le procès Chirac a donc pu reprendre.
http://www.challenges.fr/economie/20110518.CHA5136/le-rejet-de-la-qpc-relance-le-proces-chirac.html