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Billet de blog 14 janvier 2015

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Réflexion sur les causes de l'événement tragique de Charlie Hebdo

L'humour peut être gras, fin, subtil, cruel. Il est la rencontre de représentations et d'émotions ressenties qui traduisent des intentions. L'épisode tragique de Charlie Hebdo nous appelle à réfléchir sur le malaise provoqué par les caricatures de Mahomet et les interprétations des causes des actes terroristes.

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L'humour peut être gras, fin, subtil, cruel. Il est la rencontre de représentations et d'émotions ressenties qui traduisent des intentions. L'épisode tragique de Charlie Hebdo nous appelle à réfléchir sur le malaise provoqué par les caricatures de Mahomet et les interprétations des causes des actes terroristes.

 Cet événement sanglant a été interprété selon différents prismes : 
- d'une part la défense de la liberté d'expression et de la laïcité, donc des valeurs républicaines fondatrices d'un modèle de société, certains y voyant l'expression d'une guerre de civilisation ;
- d'autre part l'exacerbation de pulsions racistes et de tensions entre religions, ciblant l'islam et le judaïsme, voire d'importation du conflit israélo-palestinien.

En effet, les terroristes se sont non seulement vengés des caricatures du Prophète jugées blasphématoires (atteinte à la liberté d'expression) mais ont également volontairement ciblé un magasin casher fréquenté par les juifs à la veille du shabbat et l'enquête sur la fusillade de Montrouge perpétrée à quelques centaines de mètres d'une école et de commerce juifs fait l'hypothèse que l'école juive était initialement visée par le tireur. La revendication de l'attentat au nom d'Allah par des personnes se revendiquant de la religion musulmane pose aussi la question de la stigmatisation de cette religion et d'une différenciation à faire entre un islamisme radical obscurantiste qui tue au nom de la religion, qui pratique une charia violente et un mépris de la femme, paradoxalement souvent en contradiction avec le Coran, et l'islam dit modéré, la religion musulmane qui dans le respect du Coran prône la paix et le respect de la vie. Ainsi l'amalgame entraîne avec lui l'ensemble de la communauté musulmane dans le risque d'être soupçonnée, culpabilisée par le reste de la population.

Cet événement devrait aussi être l'occasion de réfléchir aux causes profondes du malaise provoqué par une caricature ainsi qu'à la pratique de l'humour consistant à tourner en dérision une idée ou une catégorie de population, de l'intention prêtée à un acte qui peut paraître anodin pour les uns et grave pour les autres.

Tout d'abord concernant la caricature du Prophète Mohamet : pourquoi serait-il si grave de dessiner une représentation de Dieu ou du Prophète ? Cette représentation est-elle vraiment interdite par le texte sacré, le Coran ?

Le Coran n'interdit pas les représentations de Mahomet. Aucun passage du Coran n'interdit de dessiner des êtres vivants, y compris Mahomet qui était un homme et non l'incarnation de Dieu. Ce sont les hadiths qui l'interdisent, des recueils qui rassemblent les actes et les paroles attribués au Prophète. Les hadiths tentaient d'abord de combattre l'idolâtrie, un péché dénoncé dans l'islam, comme d'ailleurs il l'est dans le judaïsme et le christianisme.

L'idolâtrie est une attitude ou un rituel de vénération envers une représentation (de Dieu, d'un Prophète) ou une personne devenue un symbole (ce peut être un représentant politique, un champion,...). Dieu n'a pas de forme, aucune idole ou image ne peut rendre l'essence de Dieu. Dénoncer l'idolâtrie, au-delà de son application religieuse, c'est refuser de confondre le signifié et le signifiant, le contenu et le contenant, car cette attitude est une perversion, au sens étymologique du terme d'origine latine pervertere (même sans forcément lui donner une connotation morale) : « action de détourner quelque chose de sa vraie nature ». 

Ainsi, un dessin représentant Dieu (et par extension par les hadiths le Prophète) serait déjà répréhensible. La caricature va au-delà car en plus elle se moque, elle tourne en dérision, elle a été réalisé dans une intention. Cette intention non avouée, non expliquée, va être imaginée, prêtée à l'auteur. Là se pose la question des hypothèses de l'intention :
- la caricature a-t-elle pour objectif de faire rire certains (mais aux dépens d'autrui...) ? 
- la caricature a-t-elle pour objectif de combattre l'idée représentée (la foi en un Dieu ou en les paroles prêtées au Prophète représenté) ?
- la caricature a-t-elle pour objectif de se moquer des Musulmans croyant en ce Prophète représenté, donc de blesser intentionnellement des gens ?
- la caricature a-t-elle tout simplement l'objectif de démontrer la liberté d'expression par provocation (même sachant qu'elle risque de blesser des sensibilités) ?

Ainsi, la question de la liberté d'expression est posée dans la comparaison entre d'un côté les dessins de Charlie Hebdo, défendus de façon quasi-unanime au nom de cette liberté, de l'autre les sketches de l'humoriste Dieudonné, dénoncés car faisant l'apologie du racisme antisémite. Deux actes transgressifs auxquels on prête des intentions différentes. Les dessinateurs de Charlie Hebdo n'étaient pas racistes et au contraire combattaient le racisme, y compris avec l'arme du dessin, de la dérision. Ils n'étaient pas méchants dit-on. Certes ils se montraient athées, contre les religions, pas intolérants mais disons irrespectueux de l'idée de la religion. Leur objectif était avant tout de faire rire, ce qui d'ailleurs était le fonds de commerce de leur journal. Pas de blesser. Cependant, se sont-ils posé la question que malgré leur propre intention, certains de ceux qui recevaient cette image pouvaient être profondément blessés et leur prêter une intention malveillante de les blesser volontairement ? Bien sûr cela n'excuse aucunement la réaction meurtrière de quelques individus susceptibles. Mais cela doit interroger sur un comportement qui au nom d'une louable intention défense de liberté et d'humour peut bêtement créer de la tristesse, de l'humiliation et de la haine.

Si les humoristes cherchent à faire comprendre par l'humour que les principes édictés par les religions sont idiots, en s'adressant aux Islamistes radicaux, est-ce en les blessant et en les humiliant qu'ils arriveront à les convaincre ? Très probablement non. Pour cela il faut s'interroger sur la motivation de ces croyances, oser parler du fondement des religions, de ce qui les relie les unes aux autres et aux hommes dans des valeurs positives, humanistes, spirituelles et confirmant leurs principes de respect de la vie, dénonçant l'utilisation de la religion à des fins politiques, de guerre et de destruction. La religion étant quelque chose d'intime, que la république doit respecter grâce au principe de laïcité, de liberté de croire, de tolérance, et non rejeter.

Il faut donc avoir cette compréhension de l'autre, de la manière dont il peut recevoir le message, pas seulement celui qui va en rire, mais aussi celui qui va en souffrir. Au-delà de ses propres intentions, l'auteur d'un message fut-il humoristique, doit se poser la question de l'impact de ce message et de l'interprétation de ceux qui le reçoivent. Souhaitant combattre l'intégrisme et l'obscurantisme, il peut au contraire le renforcer en braquant les personnes humiliées au lieu de faire appel à leur raison et à leur compréhension. Dans cette affaire, au delà de la liberté d'expression, c'est la question d'humanité, de compréhension de l'autre qui est en jeu.

Quant à la confusion de représentation opérée au travers de l’humour,  la dérision peut être poussée à un tel point que les caricaturés finissent par être confondus avec leur propre caricature et même être remplacés par leur caricature. Ainsi, le succès du Bêbête show, des Guignols de l’info, du Petit Journal de Canal+, des imitateurs comme Laurent Gerra et Nicolas Canteloup est tel que les téléspectateurs regardent plus encore les marionnettes et imitations que n’écoutent les vraies personnalités politiques et retiennent de ces personnalités leurs tics, leurs expressions, brefs leurs traits caricaturés plus que l’expression de leurs idées. Ce qui peut réellement nuire aux personnes caricaturées, par exemple faire passer François Bayrou pour un benêt, François Hollande pour un navet, Nicolas Sarkozy comme un filou rusé, Ségolène Royal comme une illuminée, ce qui n’est pas sans effet sur les votes.

Pour poursuivre sur la dénonciation de l'idolâtrie et de la perversion des représentations, par la confusion entre le signifié et le signifiant, remarquons qu'elle peut s'exercer sur d'autres plans dans nos sociétés, révélant un mal profond de nos comportements et du fonctionnement de notre économie, également détecté par les religions. L'adoration du veau d'or, de l'argent, est aussi une perversion du même ordre : l'argent est une représentation, un instrument de mesure de la valeur d'une chose et non la chose elle-même. Adorer l'argent à la place de la chose est donc une perversion. Ainsi Keynes avait montré que la monnaie était un des moteurs économiques, mais que le désir de possession de l’argent était une pathologie sociale de la société moderne. De même Charles Péguy faisait ce diagnostic imparable [1] : « Le capitalisme n'est pas réformable puisque l'Argent, de valeur (d'échange) est devenu Valeur  avec un grand V, et même la seule valeur, écrasant toutes les autres. Il dénonce  l’immense prostitution du monde moderne, où l’argent, c'est-à-dire le signifiant, se substitue totalement à la chose signifiée, et l’instrument d’échange, à la chose échangée : « Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversé. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.  C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un évènement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre et ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.»

Déjà dans l'Antiquité, Aristote condamnait la Chrématistique (de khréma, la richesse, la possession), notion décrivant l'état d'esprit de celui qui accumule le capital pour son plaisir. Selon Aristote, l'accumulation de la monnaie pour la monnaie est une activité contre nature et qui déshumanise ceux qui s'y livrent. Suivant l’exemple de Platon, il condamnait ainsi le goût du profit et l'accumulation de richesses. L’Eglise catholique tout au long du Moyen-Âge reprend la critique aristotélicienne contre cette conduite économique et la déclare contraire à la religion. L’Islam également. La charia interdit non seulement les jeux d'argent mais aussi les intérêts (appelé aussi usure qui crée de l'argent à partir de l'argent). Il est également interdit par l'Islam de prendre des risques financiers, car ils sont considérés comme une forme de hasard. Ce qui a conduit à proposer une finance alternative dite islamique (voir mon article sur "l'islamic banking").

Il y a donc dans les paradigmes religieux des fondements philosophiques et spirituels à certains principes et rituels, qui font appel à des comportements visant à lutter contre des pulsions malsaines, profondément enracinées dans nos représentations mentales. La perversion résultant de la confusion des représentations étant une de ces explications. Derrière un simple dessin humoristique et face à l'incompréhension d'un acte meurtrier, il est important de faire l'effort de comprendre les éléments sous-jacents.

[1] "Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne", juillet 1914, Œuvres en prose complète, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992

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