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Billet de blog 7 décembre 2012

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«Rafistolages», de Nikos Panayotopoulos: un regard éclairant sur le marasme de la Grèce

Dans une nouvelle courte et percutante, l’écrivain grec Nikos Panayotopoulos jette un regard éclairant sur l’aliénation actuelle des Grecs, sur une situation intenable, qui empoisonne également la vie des immigrés installés dans le pays. Au cœur de son récit, une poignée de personnages prêts à brader leurs convictions, leurs valeurs, leur vérité, contre un confort ou un succès immédiat,

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans une nouvelle courte et percutante, l’écrivain grec Nikos Panayotopoulos jette un regard éclairant sur l’aliénation actuelle des Grecs, sur une situation intenable, qui empoisonne également la vie des immigrés installés dans le pays. Au cœur de son récit, une poignée de personnages prêts à brader leurs convictions, leurs valeurs, leur vérité, contre un confort ou un succès immédiat, en rafistolant avec des bouts de ficelle les grandes failles de leur vie. Ou comment une société de petits propriétaires honnêtes se transforme en une société de petits escrocs sans avoir conscience de creuser elle-même sa propre tombe. Cette nouvelle évoque aussi, par des allusions circonstanciées, les plaies de l’histoire récentes, l’effondrement d’une prospérité illusoire et les trahisons d’une classe politique pervertie.

Cette nouvelle est parue dans le quotidien Ta Nea du 29 août 2009.

Rafistolages

Kostas de Wrocław, qui ne s’appelle pas Kostas bien sûr, descend de la terrasse, l’air grave. La vieille lui a préparé café, eau fraîche, griottes confites, et elle attend anxieusement le verdict. « Tu n’aurais pas dû laisser traîner ça aussi longtemps », lâche-t-il de façon équivoque.

La vieille lui offre une cigarette. Lui n’en achète plus – il a arrêté de fumer depuis qu’il n’a plus de travail –, mais quand on lui en propose une il ne dit pas non. La vieille la lui allume avec un vieux briquet en argent, puis elle allume la sienne. Elle voit son regard posé sur le briquet.

« C’était à l’amiral », lui dit-elle. Et, sans attendre d’autres prétextes, elle démarre. Les premières traces étaient apparues des années auparavant, à l’époque encore où l’amiral n’était pas amiral, où il se démenait dans les tribunaux pour prouver qu’il n’avait pas collaboré avec la junte, qu’il n’avait fait que son devoir de soldat, qu’ils avaient injustement bloqué son avancement pendant tant d’années, pour le mettre ensuite à la porte, avant l’heure, histoire de faire de la place à leurs proches. C’est là que les premières traces étaient apparues, sur le mur nord de la cuisine, au-dessus des placards, mais qui avait alors la tête à des réparations ?

Kostas, qui ne s’appelle pas Kostas, lui jette un regard perplexe : il n’est pas sûr d’avoir tout saisi, mais ça y est, la vieille est lancée.

Sans compter que, même si on avait eu la tête à ça, on n’avait pas assez d’argent : tout allait aux avocats ! Sa dot à elle y était passée tout entière, les terres de Yerakas, qui vaudraient aujourd’hui une fortune, les appartements du Phalère obtenus en échange d’une cession de terrain[1], le studio de Patissia, tout était allé aux avocats. Et aux études du grand – l’amiral voulait qu’il soit avocat bien sûr, sans doute pour se venger. Le grand s’était débiné et du coup la petite n’y avait pas coupé. L’amiral avait fini par avoir gain de cause, avait sauté les échelons d’un coup et récupéré ce qu’on lui devait, une somme rondelette mais pas faramineuse non plus.

Kostas se sent obligé d’approuver : quelle que soit la somme, ça ne suffit jamais.

À quoi bon ! en un an tout était parti en fumée ! D’un côté, il y avait le mariage de la petite et l’appartement de Koukaki – et encore son mari, un propre-à-rien, faisait la fine bouche, il en voulait un plus grand, ben voyons… Avec deux gosses on va être à l’étroit ! Bon, faites déjà le premier, Dieu s’occupera du reste ! De l’autre côté, il y avait les projets du grand : il avait terminé pharmacie, travaillait déjà pour une grosse boîte mais rêvait de monter sa propre affaire. Il n’avait pas tort, à en juger par sa réussite ! Dommage que l’amiral n’ait pas vécu assez pour la voir... Il avait tout juste eu le temps de partager le montant qui lui avait été adjugé comme indemnité et il était mort. Au début c’était de petites poussées de fièvre sporadiques, un trente-huit cinq, puis examens, hôpitaux, médecins – ceux-là pires que les avocats, encore heureux que le grand ait eu quelques relations, mais de toute façon ça n’avait servi à rien, à peine avait-on prononcé le mot « cancer » que l’amiral avait rendu l’âme.

Elle bute un peu sur les mots en se souvenant comme elle avait eu honte des taches noires au plafond et au mur ! Les parents et les amis venaient lui faire leurs condoléances et elle, elle était obsédée par ces taches. Un homme capable, qui menait bien ses affaires[2], disaient-ils, et elle ne savait pas s’ils la consolaient ou lui faisaient des reproches. Elle était allée chercher un grand vase de verre sombre, y avait mis un bouquet d’épis bien touffu et l’avait posé sur le placard, pour cacher les dégâts. Ça lui avait donné un répit, mais pas longtemps.

Kostas sourit avec compréhension. La vieille récompense sa laconique participation en lui offrant une autre cigarette.

« La petite faisait pression : on n’a qu’à faire démolir la maison familiale et faire construire un immeuble de rapport à la place ! » Paradoxalement ce mot éveille l’intérêt de Kostas.

« Le grand ne voulait rien entendre : la valeur du terrain monte de jour en jour – pourquoi le céder ? » Kostas est bien de cet avis ; il songe à cet entrepreneur, Fotopoulos, qui ne lui payait une couverture sociale que pour un cinquième du temps travaillé – comment ne pas être de cet avis ?

La petite avait ses raisons. Elle venait juste d’entrer dans la magistrature et le premier enfant ne voulait pas venir. Examens, médecins, contre-examens – avec deux salaires ils s’en sortaient à peine. La petite avait entendu parler d’une clinique aux États-Unis – des résultats garantis, je vous dis ! Le grand avait essayé de la dissuader : les Américains, c’est des êtres humains, ils ne font pas de miracles. Le propre-à-rien, de guerre lasse, s’était rangé à l’avis du grand – après tout, on ne sera ni les premiers ni les derniers à ne pas avoir d’enfants. La petite n’en démordait pas. Plutôt que de voir démolir la maison de leur mère, le grand lui avait donné l’argent, ce qui avait mis sa femme hors d’elle…

C’est là qu’elle avait coupé les ponts avec eux, explique-t-elle à Kostas, qui ne s’appelle pas Kostas et commence à s’embrouiller.

Curieux, quand on y pense. Le grand gagnait de l’argent à la pelle. Les gens ne cessent pas de tomber malade et les hôpitaux doivent bien se fournir en médicaments. Il avait fait le bon choix. Puis il en avait fait un autre. Il était allé prendre sa carte au parti et, en un clin d’œil, ses relations, de deux, étaient devenues trois puis mille vingt et trois[3]. Parfois, même, les journaux avaient fait allusion à ses relations. Les gens sont jaloux, maman, quand ils voient quelqu’un réussir, lui avait-il répliqué. Pourquoi ne l’aurait-elle pas cru ? demande-t-elle à Kostas, qui aurait diverses choses à dire mais préfère les garder pour lui.

Les journaux parlaient souvent de sa femme aussi, une célèbre peintre – évoquant surtout sa beauté et son rayonnement. Autrefois, de temps à autre, les voisines apportaient des photos et coupures de presse. De combien d’associations elle était membre, elle-même ne devait pas le savoir. Quand trouvait-elle le temps de peindre ? Elle s’était mise à sauver le monde entier. Les phoques, les ours, les arbres des montagnes, les enfants malades… Il n’y a que pour l’enfant de la sœur de son mari qu’elle ne voulait rien faire. C’est comme ça !

Depuis que la célèbre peintre, furieuse, avait coupé les ponts avec eux, elle avait de leurs nouvelles par sa petite-fille – la seule de la famille avec laquelle elle avait gardé contact, puisqu’elle venait très souvent lui demander de l’argent. Au début ça l’avait interloquée – bon sang, ce que lui donnaient ses parents ne lui suffisait pas ? Ils n’avaient peut-être pas le temps de s’occuper de leurs gosses mais côté argent… Plutôt que de la perdre aussi, elle lui donnait ce que lui permettait la retraite de l’amiral. Et comment lui résister ? elle venait avec les yeux et le nez tout rouges – à force de pleurer, très probablement…

Kostas de Wrocław n’est pas né de la dernière pluie, il a aussi une fille adolescente, mais ce n’est pas le moment d’entamer une discussion. Il prend la petite assiette en cristal avec les griottes, même s’il aurait bien envie d’une autre cigarette. Il entend la vieille lui dire que c’est par la petite, qui voulait étudier le design, qu’elle avait appris le fossé qui s’était creusé entre ses parents, les violentes disputes de son frère avec son père, l’absence de relations entre elle-même et sa mère. À quoi bon avoir des enfants, avait dit la vieille à sa fille, quand tu vois ce que ça apporte à ton frère !... C’était le jour où elle était venue lui annoncer l’échec de sa dernière tentative de fécondation in-vitro. Les médecins ne lui laissaient plus le moindre espoir – ils l’encourageaient clairement à envisager l’adoption. De désespoir, elle avait levé les yeux au ciel… pour découvrir autour des épis et du vase une large auréole noire – mauvais signe, pas de doute !

« Tu as des enfants ? » demande-t-elle à Kostas.

« J’ai une fille, lui répond-il. Elle va avoir dix-sept ans ! » « Félicitations ! » lui dit-elle, et elle poursuit, comme si de rien n’était.

Peu de temps après avait éclaté aux informations le scandale sur les exploits de son petit-fils – en plus il portait le prénom de l’amiral, le vaurien ! Il était paraît-il entré dans une banque pour faire un braquage, mais un policier hors service l’avait désarmé. Très vite, la police avait parlé de participation à une organisation terroriste. Comme le petit s’obstinait à ne pas desserrer les dents, il n’avait pas manqué de fantaisistes pour soutenir que l’affaire était peut-être plus complexe, vu que le père du « malfaiteur » avait des retards de crédit dans la banque en question… Elle, de son côté, partageait l’avis des psychologues interrogés dans les émissions de midi qui parlaient de révolte contre le système se traduisant par une déclaration de guerre contre son propre père. Comme si son fils aussi, au même âge, ne s’était pas acoquiné avec les gauchistes – son père avait failli en avoir une congestion – et vois pourtant ce qu’il est devenu !

La vieille lui fait signe de se servir tout seul s’il a envie d’une cigarette. Kostas en a envie, même s’il préférerait parler de la terrasse et en finir. La vieille l’incite à ne pas hésiter, ouvre son paquet et laisse le briquet d’argent à côté.

« Dire que j’ai arrêté de fumer… », lui dit-il en en prenant une troisième, mais la vieille ne l’entend pas.

Elle ne l’entend pas parce qu’à ses oreilles résonnent les pleurs de sa fille, qui avait trouvé une solution – écoute un peu ! – avec un avocat qu’elle connaissait. Il lui avait arrangé bien proprement l’affaire et lui avait acheté un bébé – il l’avait « acheté » au sens propre, comme on va chez le concessionnaire acheter une voiture. Et tout ça en cachette du propre-à-rien qui maintenant lui demande le divorce. Elle ne l’entend pas parce que l’obsèdent le regard courroucé de son petit-fils, le regard rougi de sa sœur, le regard vide de leur mère, qui se dope aux calmants pour supporter la honte, et le regard effaré de son fils, miné par l’angoisse, car les gens continuent de tomber malades mais les hôpitaux, mauvais payeurs, se sont révélés les pires escrocs, et va maintenant réclamer ton reste à tes relations…

Voilà ce qui l’obsède, et elle se demande si c’est bien le moment de demander à Kostas si les dégâts sont réparables.

Et Kostas, qui ne s’appelle pas Kostas évidemment, pense, lui, que les dégâts de la terrasse ne se réparent pas à coup de rafistolages, mais les journées de travail se font rares et sa fille a encore un an à tirer à l’école… Encore un an, avant de faire leurs valises et de rentrer à Wrocław – ici ça ne peut plus durer !

« On va faire quelque chose ! », lui dit-il en écrasant sa cigarette.

« Sûr ? » La vieille le regarde dans les yeux. « Le plafond ne va pas me tomber sur la tête… ? » Kostas de Wrocław, qui dans un an, si Dieu le veut, n’aura plus besoin de s’appeler Kostas, sourit avec effort. N’aie pas peur, a-t-il envie de lui dire, mais les mots ne viennent pas. Il se tait.

Traduction et présentation : Marie-Cécile Fauvin

Né en 1963 à Athènes, Nikos Panayotopoulos est un des écrivains les plus traduits de la jeune génération et un scénariste reconnu. En 1996, il a été primé pour le scénario du film Absents de Nikos Grammatikos. En 1997, son premier recueil de nouvelles La Culpabilité de la matière a remporté le prix Maria Ralli. Deux de ses romans ont été publiés en français : Le Gène du doute (1999, paru aux éditions Gallimard, également traduit en allemand, italien, slovène, chinois et turc) et Saint homme (2003, paru aux éditions Gallimard).


[1] Le système de l’antiparohi a été institué en Grèce dans les années 1950. Il consiste pour le propriétaire d’un terrain ou d’une maison particulière à céder sa propriété à un entrepreneur en bâtiment qui construit à la place un immeuble. En échange, le propriétaire obtient, selon les termes du contrat, un ou plusieurs appartements. L’entrepreneur se charge des travaux, exploitant souvent des ouvriers immigrés embauchés au rabais et sans couverture sociale, et vend les appartements restants à son profit. Ce système a permis à beaucoup de Grecs d’accéder à la propriété, mais a aussi transformé Athènes en un chaos urbain. De nombreuses maisons traditionnelles ou néoclassiques ont été sacrifiées sur l’autel de la pression démographique et de l’enrichissement rapide.

[2] Pour la génération de Grecs qui a vécu les guerres et les privations, le terme de noikokuris recouvre l’idéal du petit propriétaire qui, gérant ses affaires domestiques avec honnêteté, responsabilité et prévoyance, apporte à sa famille une certaine prospérité sans pour autant être un bourgeois. À l’opposé se trouvent le « propre-à-rien » et le parvenu.

[3] Détournement ironique du titre d’une chanson révolutionnaire de Mikis Theodorakis sortie en 1968, peu après l’instauration de la dictature : « Nous sommes deux, nous sommes trois, nous sommes mille vingt et trois ». (La version française a été popularisée par Georges Moustaki.) Nikos Panayotopoulos fait ici allusion au PASOK (Mouvement socialiste panhellénique). Fondé en 1974 après la chute des colonels et la restauration de la démocratie, né dans un esprit quasi révolutionnaire, ce parti, porteur des espoirs de changement de toute une génération, a finalement œuvré surtout à l’enrichissement d’un clan et contribué à la faillite actuelle du pays. Dans les manifestations de contestation contre la crise, on entend régulièrement les Grecs entonner ce chant.

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