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Les écrans se sont éteints, lundi 29 septembre, peu après 17 heures. En quelques minutes, 43 millions d’Afghans ont basculé dans l’ombre : communications interrompues, opérations bancaires suspendues, entreprises paralysées, vols annulés, marchés monétaires gelés. « Les gens semblaient comme des corps sans âme », confie à CNN le journaliste Hewad Watander, basé à Kaboul. « Toute étincelle d’espoir semblait s’être éteinte. »
Les autorités talibanes ont imposé une coupure nationale des communications par fibre optique afin de « prévenir le vice ». Deux semaines plus tôt déjà, des responsables du nord du pays avaient suspendu Internet dans plusieurs provinces, officiellement pour « prévenir les activités immorales ». Cette fois, c’est la nation entière qui a été frappée, sur ordre du chef suprême, figure recluse du régime. Le pays s’est retrouvé littéralement isolé, sans voix, ni fenêtre sur le monde.
L’angoisse d’un peuple captif
La panique s’est rapidement propagée à la diaspora. De Sydney à Londres, de Paris à Toronto, les appels restaient désespérément sans réponse. Pour de nombreuses Afghanes, la coupure fut un choc existentiel. Depuis l’interdiction de l’enseignement secondaire pour les filles, Internet constituait leur unique lien avec le savoir et la liberté intellectuelle.
« Nous avons observé une chute vertigineuse du nombre d’élèves connectées », témoigne à CNN Mati Amin, cofondateur de SOLAx, une plateforme d’éducation à distance. « Toutes les provinces ont été touchées sans exception. » En vingt ans, le pays avait pourtant accompli des progrès notables dans le domaine numérique. L’ère post-talibane avait vu affluer les investissements étrangers, favorisant l’émergence d’une société jeune, urbaine, connectée.
Mais la prise de pouvoir des talibans en 2021 a brutalement interrompu cet élan. Jamais encore, cependant, une coupure totale n’avait été imposée. Le résultat fut immédiat… files d’attente interminables devant les banques, paiements électroniques suspendus, échanges commerciaux figés. « Je ne pouvais plus échanger de devises », confie à CNN Abdul Hamid, cambiste de Kaboul. « J’ai pris un taxi pour rejoindre le grand bazar et connaître les taux. Le lendemain, j’ai fermé boutique. » Certains Afghans, désespérés, ont même pris la route de la frontière pakistanaise pour tenter de capter un signal au Torkham crossing.

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« J’ai couru jusqu’à la maison pour appeler ma fille aux États-Unis »
Quarante-huit heures plus tard, la connexion fut rétablie. Dans les rues de Kaboul, les passants rallumaient leurs téléphones avec un mélange d’incrédulité, de joie et de colère contenue. « J’ai couru jusqu’à la maison pour appeler ma fille aux États-Unis », raconte Fawzia Rahimi, 52 ans. « Elle pleurait ; moi aussi. »
Mais sous le soulagement affleurait une angoisse persistante : celle d’un pouvoir capable, d’un seul ordre, de réduire un peuple entier au silence. Même les talibans, semble-t-il, furent dépassés par les effets économiques et politiques de leur propre décision. « Je ne suis pas sûr que la direction ait compris les conséquences avant d’agir », a tweeté Zalmay Khalilzad, ancien ambassadeur américain à Kaboul.

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Certains Afghans ont tenté de contourner la censure grâce au réseau satellite Starlink, malgré les risques encourus. En effet, posséder un terminal pouvait entraîner arrestations ou représailles. Mais dans ce pays meurtri, l’aspiration à la liberté numérique semble encore être plus forte que la peur.
L’illusion du contrôle
Cet épisode, par son absurdité et son ampleur, illustre les contradictions du régime taliban : un pouvoir archaïque confronté à une génération née avec Internet. Le geste qui se voulait démonstration de force s’est transformé en aveu de faiblesse. Dans un monde interconnecté, la coupure totale n’est plus un instrument d’autorité, mais un signe d’impuissance.
Comme le résume Sahar Fetrat, chercheuse à Human Rights Watch : « Les jeunes filles me disent que l’Internet est la seule chose qui les distingue des prisonnières. Elles redoutent que cela recommence. » Et pour cause, éteindre les écrans, c’est désormais éteindre la seule lumière qui demeure en Afghanistan.