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Billet de blog 1 octobre 2015

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Philippe Vasset : dans les rouages de la machine à raconter des histoires

Dans Exemplaire de démonstration et Journal intime d'un marchand de canons, Philippe Vasset explore les rouages du storytelling contemporain, en inventant des machines littéraires qui combinent les formes du récit fictionnel et de l'enquête. Elles donnent à penser certains pans de l'économie souvent occultés par la littérature, mais aussi l'emprise que la machine à fabriquer des histoires exerce sur les esprits.

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Dans Exemplaire de démonstration et Journal intime d'un marchand de canons, Philippe Vasset explore les rouages du storytelling contemporain, en inventant des machines littéraires qui combinent les formes du récit fictionnel et de l'enquête. Elles donnent à penser certains pans de l'économie souvent occultés par la littérature, mais aussi l'emprise que la machine à fabriquer des histoires exerce sur les esprits.

De Philippe Vasset, on connaît surtout ses dérives dans les angles morts de la capitale, ces zones blanches qui figurent sur les cartes de la région parisienne et qu’il explore de façon systématique dans Un livre blanc, expérience que prolonge sous l’angle romanesque La Conjuration, récemment sorti en poche. Deux livres qui fonctionnent en miroir, de part et d’autre de la frontière poreuse qui dans ses livres sépare le réel de la fiction et que son écriture joue à subvertir : tandis que le récit d’exploration glisse vers l’imaginaire, peuple les blancs des cartes de créatures tout droit sorties de ses lectures d’adolescent, le roman réinvestit les espaces du réel et s’enrichit d’enquêtes qui rendent compte, derrière le tissus faussement homogène des rues, d’un envers de la ville où se multiplient les caches et les portes dérobées. Dans tous ses livres, Philippe Vasset arpente ainsi la crête ténue entre réel et fiction, en inventant des formes qui illustrent, chacune à sa manière, une tentative singulière d’explorer ce point de bascule, de brouillage et de retournement.

Mais à quoi bon inventer des formes ? L’entreprise encourt toujours le risque de se voir taxer de formalisme, voire de vanité. Pour parler du réel, Philippe Vasset, écrivain et journaliste, pourrait se contenter des genres répertoriés à sa disposition : ceux du roman traditionnel, ou de l’enquête journalistique. Alors pourquoi bricoler des objets hybrides, qui ne se laissent pas clairement identifier comme appartenant à l’un ou à l’autre ? Le premier livre publié par Philippe Vasset en 2003, Exemplaire de démonstration, éclaire cette tendance à l’invention formelle que son auteur partage avec nombre de ses contemporains, soucieux comme lui d’explorer le réel à travers des modalités d’écriture qui infléchissent les attentes auxquelles nos lectures nous ont habitués. Contrairement à ses œuvres plus récentes, l’ouvrage se présente sans ambiguïté comme une fiction. Il retrace l’enquête d’un géologue, lancé sur la piste du Scriptgenerator, machine à produire des livres, films et autres produits culturels à partir de romans et de scénarios achetés au poids, destinés à alimenter la base de données d’un programme entièrement automatisé de fabrication des histoires. Un secret industriel d’un nouveau genre, où le récit remplace les matières premières habituellement négociées sur les marchés, et avec des enjeux financiers tout aussi vertigineux.

Derrière l’histoire racontée, le livre Philippe Vasset formule une affirmation d’ordre esthétique : anticipant les réflexions menées par Christian Salmon depuis la parution de Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007), il rend compte d’une usure et d’un dévoiement du récit. Celui-ci, devenu un produit de consommation de masse, se voit pris, comme les matières premières dont il diffère assez peu au final, dans un réseau complexe de stratégies commerciales, de spéculations et de récupérations en tout genre. Le programme tant convoité du Scriptgenerator fonctionne ainsi comme la métaphore d’une société où le récit échappe aux domaines de la création artistique ; formaté, perpétuellement recyclé, il se voit systématiquement lissé et appauvri pour répondre avec plus d’efficacité aux attentes d’un public conçu essentiellement comme une cible commerciale.

Pour autant, Philippe Vasset ne renonce pas à produire un récit, au prétexte que tout aurait été dit. Il choisit au contraire de prendre le récit à son propre piège. Dans les dernières pages du roman, le texte qui nous a été donné à lire s’auto-dénonce comme produit : il aurait lui-même été généré par le programme et ne serait qu’un « exemplaire de démonstration » des capacités fabuleuses et fabulatrices du Scriptgenerator. A travers la fiction d’une démarche commerciale – il s’agirait de vendre à d’éventuels acheteurs ce logiciel miraculeux et parfaitement imaginaire –, Philippe Vasset dévoile les rouages de la machine à fabriquer des histoires. Il ouvre la voie à une critique de l’économie mondialisée où les produits culturels ne font plus figure d’exception et éclaire ironiquement le storytelling ambiant. Mais il affirme aussi une prise de position esthétique : le recyclage des fables et des formes participe de façon subreptice de cette économie – alors même que la littérature, et les pratiques artistiques en général, devraient au contraire se donner pour but d’en faire grincer les rouages, d’y inventer des alternatives.

C’est un tel programme que tenteront de mettre en œuvre la plupart de ses livres suivants, programme au sein duquel la forme littéraire fonctionne sur le mode de la machine de guerre. Exemplaire de démonstration est d’ailleurs sous-titré Machines, I (le second livre de Philippe Vasset, Carte muette, paru en 2004, porte la mention Machines, II). On peut y voir aussi bien un sous-titre thématique (le Scriptgenerator est bien une machine) que générique : l’auteur y invente et met en œuvre une « machine littéraire », une série de contraintes qui apparentent l’écriture et le déroulement de l’histoire à l’exécution d’un programme informatique, distribuant les données au cours des différents chapitres pour mieux dévoiler son propre fonctionnement dans les dernières pages de l’ouvrage. Comme d’autres livres de Philippe Vasset, dont l’écriture s’apparente en cela à la démarche des artistes conceptuels, le roman que nous lisons est donc d’abord l’exécution littéraire une idée, une machine à penser et à représenter le monde contemporain que la fiction actualise en la réalisant – là où le journaliste pourrait choisir de formuler explicitement les mêmes thèses dans un article ou dans un essai.

Ce qu’Exemplaire de démonstration souligne aussi, indirectement, c’est que ne pas se poser la question de la forme revient à oublier qu’elle est porteuse d’une idéologie. Le romancier contemporain ne peut pas faire comme si le récit n’avait pas été investi par les forces économiques et politiques passées maîtres dans l’art du storytelling ; il ne saurait faire l’impasse d’une réflexion sur cet art de raconter qui ne sert plus seulement à mettre en ordre l’expérience, à transmettre et à partager, mais à canaliser et à orienter les conduites. Faire comme si ce dévoiement de la machine narrative n’avait pas eu lieu, comme si le récit était une forme naturelle, évidente, c’est prendre le risque de participer à cette invisibilisation de la machine à raconter sur laquelle reposent précisément de telles forces de manipulation. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse plus aujourd’hui produire de récits ; mais une telle réflexion invite à produire des récits critiques – qui nous mettent face à nos réflexes et à nos conditionnements, qui réfléchissent à la manière dont la littérature se situe par rapport aux fabriques du récit formaté, et comment elle peut se constituer en contre-proposition.

Pour autant, un tel parti-pris n’implique pas forcément de s’enfermer dans un métadiscours dont on conçoit qu’il peut paraître stérile, et que Philippe Vasset abandonne dans ses livres suivants. Ses ouvrages parlent du monde, tout en engageant une réflexion sur les moyens dont la littérature dispose pour s’en emparer. Dans son cas, il s’agit moins de questionner la langue que le « réalisme », au sens large : les manières que l’écriture invente pour parler du réel. Il propose ainsi de parler d’ « exofiction » (entendue comme le contraire de l’autofiction) pour désigner deux de ses livres récents : Journal intime d’un marchand de canons (2009) et Journal intime d’une prédatrice (2010). Il prolonge à travers eux, sans la nommer, la tradition du non-fiction novel initiée par Truman Capote dans De Sang-froid, premier roman à se présenter comme rapportant exclusivement des faits réels. Sauf que Philippe Vasset ne rapporte pas des faits divers ; il choisit de rendre compte, dans ces deux romans, de pans habituellement méconnus de l’économie mondialisée (la vente d’armes pour le premier, les spéculations sur la fonte des glaces polaires pour le second) tout en s’autorisant d’une démarche que s’interdirait un journaliste : entrer dans la psychologie d’un personnage fictif, et organiser à partir d’elle un récit dont tous les éléments factuels seront scrupuleusement vérifiés et documentés par l’auteur. Si ces deux livres en apprennent long au lecteur sur les coulisses peu reluisants d’une économie dont nous ignorons les secrets, ils rejoignent également la réflexion amorcée dès Exemplaire de démonstration quant à l’emprise que le storytelling exerce sur les esprits. Ce que met en scène de façon saisissante Journal d’un marchand de canon, c’est un protagoniste qui, tout en se situant au cœur des rouages les plus concrets de l’économie « réelle », se pense lui-même comme une fiction – assemblage dérisoire de clichés empruntés aux romans d’espionnage produits à la chaîne et sur lesquels le personnage tente tant bien que mal de calquer sa propre existence. Un storytelling intégré, intériorisé, digéré en somme, à travers lequel les êtres ne songent plus à s’inventer, mais à reproduire dans l’existence les actions et les gestes de leurs doubles de papier, ces modèles injectés à haute dose à travers les produits culturels de masse. Ainsi le marchand de canons, qui se complait à s’imaginer en manipulateur de haute volée, apparaît-il lui-même comme un pion à la vie formatée et aux marges de manœuvre singulièrement réduites, une caricature qui ne sait au final qu’ânonner des poncifs cent fois ressassés. Il joue au marchand d’armes comme le garçon de café de Sartre joue au garçon de café. Et se laisser prendre dans la répétition de formes sclérosées – de vie comme de littérature – apparaît comme le plus sûr moyen d’éviter de se poser la question du choix, donc de la responsabilité.

Comme Exemplaire de démonstration, Journal intime d’un marchand de canons manque parfois de cette précarité subtile qui fait la beauté des meilleurs livres de Philippe Vasset. L’un comme l’autre présentent un aspect un peu démonstratif, mais dont la mise en œuvre participe efficacement de l’ambition de leur auteur : exhiber une logique qui verrouille le sens, formate les histoires, guide les actions, nie les singularités. Autant de manières de faire sentir l’emprise qu’exerce sur nous la machine à raconter, et la facilité avec laquelle on cède à son pouvoir d’aliénation. Ces deux livres ont aussi le grand mérite de donner moins des leçons qu’ils n’esquissent un programme, programme que Christian Salmon, dans les dernières pages de son ouvrage, conçoit comme une tentative d’« enrayer la machine à fabriquer des histoires, en “défocalisant”, en désynchronisant ses récits. Rien de moins qu’une contre-narration ». Philippe Vasset fait assurément partie de ces auteurs qui s’efforcent d’inventer des manières de répondre à un tel appel, d’utiliser la littérature pour exposer les rouages du storytelling, d’en faire grincer les mécanismes, d’en corrompre les programmes – de fomenter dans l’écriture une révolte des machines.

À propos de : Exemplaire de démonstration, Fayard, 2003, et de Journal intime d’un marchand de canons, Fayard, 2010.

A lire aussi :

  • Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • Philippe Vasset, Carte muette, Paris, Fayard, 2004.
  • Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007.
  • Philippe Vasset, La Conjuration, Paris Fayard, 2013.

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