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Billet de blog 2 novembre 2015

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Jérôme Ferrari : l’incertitude comme principe littéraire

Le dernier livre de Jérôme Ferrari emprunte son titre à l’une des découvertes les plus marquantes de la physique du vingtième siècle : le principe auquel Werner Heisenberg a donné le nom d’ « incertitude » ou d’ « indétermination ». Contaminant la littérature, il creuse son récit d’une inquiétude qui déstabilise l’entreprise biographique, et jusqu’au style de l’écrivain.

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 Le dernier livre de Jérôme Ferrari emprunte son titre à l’une des découvertes les plus marquantes de la physique du vingtième siècle : le principe auquel Werner Heisenberg a donné le nom d’ « incertitude » ou d’ « indétermination ». Contaminant la littérature, il creuse son récit d’une inquiétude qui déstabilise l’entreprise biographique, et jusqu’au style de l’écrivain.

La prose ample de Jérôme Ferrari gravite étrangement autour des trajectoires insaisissables que les électrons dessinent au cœur des atomes. Elle se condense en métaphores que l’écriture vient dissoudre et révoquer d’elle-même, après les avoir épuisées. Ainsi le chapitre initial se referme-t-il en un mouvement qui reprend et annule la première phrase du livre : « J’ai écrit que sur l’île d’Helgoland, si désolée que n’y pousse aucune fleur, vous, Werner Heisenberg, à l’âge de vingt-trois ans et pour la première fois, avez regardé par-dessus l’épaule de Dieu. Mais je dois maintenant préciser : Ce n’était pas l’épaule de Dieu. Et ce n’était pas la première fois. »

C’est un mouvement semblable de construction et de destruction qui anime l’étrange ferveur des physiciens des années 1920 et 1930 – autour d’Heisenberg, Bohr, Schrödinger, Einstein, Pauli. Une lutte des interprétations destinée à donner un sens à l’organisation de la matière, et sur laquelle Heisenberg posera cette vérité ultime, indépassable et inadmissible : les choses n’ont pas de fond. C’est par ces mots que le narrateur se souvient avoir rencontré pour la première fois la pensée du physicien, lors d’un examen pénible auquel, tout jeune encore, il avait échoué. A travers eux, c’est l’ensemble des tentatives de mise en forme du monde qui semble frappé d’inanité. Nous ne comprenons pas le réel ; non que nous ne puissions le comprendre, mais parce qu’en lui quelque chose résiste aux constructions mentales, si abstraites et subtiles soient-elles. Nous ne pouvons que projeter notre raison et notre imaginaire sur les ombres que les choses dessinent dans la chambre de Wilson, là où, dans le brouillard, se matérialisent de façon erratique les positions les atomes.

Cette incertitude fondamentale qui fonde la physique moderne trouve un écho puissant dans la construction biographique à laquelle se livre l’auteur, dans un récit que scande le « vous » par lequel il s’adresse à son personnage. Car si les choses n’ont pas de fond, les êtres n’en ont guère plus. Aucun qui n’ait de vérité que celle, provisoire et subjective, que lui accorde l’observateur, en fonction d’une position et d’une vitesse incommensurables, impossibles à déterminer avec exactitude. Revenant sur la vie trouble de Werner Heisenberg, sur ses rapports ambigus avec le régime nazi, sur ses réactions aux lendemains de l’explosion de la bombe atomique, Jérôme Ferrari balaye jusqu’à la possibilité de réduire cette existence à une ligne unique et rassurante : « Toutes les histoires sont cohérentes et toutes sont incomplètes, comme si le principe ne régissait plus seulement les relations entre la position et la vitesse, l’énergie et le temps, mais débordait de toutes parts le monde des atomes pour étendre son influence sur les hommes dont les pensées s’estompent et se colorent des teintes pâles de l’indétermination. » Parallèle qu’il révoque pourtant aussitôt, comme si l’affirmation elle-même était frappée d’incertitude : « Tel n’est pourtant pas le cas. Les pensées peuvent être cachées, secrètes, honteuses, oubliées, elles peuvent être douloureuses, inacceptables ou incomprises, elles peuvent même être contradictoires : elles ne sont pas indéterminées. » Et c’est à ce faisceau des pensées antithétiques et fugitives que le récit cherche à donner forme, sans les ramener à la cohérence factice d’une trajectoire définie. Sans doute n’y a-t-il derrière tout cela rien d’autre que ce misérable mystère, insurmontable et merveilleux : les choses n’ont pas de fond. Le mystère sur lequel le principe met un nom, celui d’incertitude, en l’exprimant dans la forme pure d’une équation que tous les récits, toutes les métaphores ne peuvent que gloser de manière imparfaite et hasardeuse.

Si les choses n’ont pas de fond, si la connaissance du réel est toujours vouée à l’échec, que reste-t-il alors de ces tentatives où s’abîment les savants et les artistes ? Ce qui sauve les équations et les partitas de Bach, ce qui leur donne du sens, alors même que plus aucune assise ne les sous-tend ni ne les légitime, c’est, dit Jérôme Ferrari, leur beauté – cette beauté qu’Heisenberg découvrait aussi bien dans le paysage des îles de la mer du Nord que dans la poésie ou les mathématiques. Des constructions qui n’ont de valeur qu’à constituer un jeu de formes, à faire danser des signes décrochés du réel. Werner Heisenberg, pourtant, quitte à braver le mépris de ceux qui n’envisagent pas qu’on puisse mésallier la grâce des équations pures en la frottant au bourbier de la matière, choisit la physique contre les mathématiques. Et dans ce choix se donne à lire quelque chose d’une fascination qui traverse une grande partie de la production artistique contemporaine : le désir parfois douloureux de produire des formes pour parler d’un réel que ces formes échouent à circonscrire ou à épuiser. Le texte de Jérôme Ferrari est sous-titré « roman », mais comme tant d’autres « romans » de notre époque, il mâtine la fiction de matériaux documentaires, dont il précise la liste en fin d’ouvrage. Il se situe à la lisière de la biographie et de l’autobiographie, tissant la vie d’Heisenberg d’épisodes de celle du narrateur, de ses émois adolescents à ses questionnements d’écrivain. Si sa prose est marquée par une ampleur qui l’identifie très clairement comme littéraire, et si son récit suit le déploiement linéaire attendu des biographies, c’est dans la manière qu’a son écriture de se tisser et de se défaire de son propre geste que transparaît quelque chose d’une inquiétude formelle très contemporaine.

Les formes produisent du sens, et nous en avons besoin pour nous donner l’illusion d’un semblant de maîtrise sur ce qui nous entoure. Mais le réel résiste à ces constructions de mots, d’autant plus fragiles et illusoires qu’elles semblent être parfaites. Abandonner la tentation du formalisme, c’est faire le choix d’une forme impure, et qui ressasse constamment ses propres apories. C’est le sens de ces métaphores qui distendent le style de Jérôme Ferrari et qu’il congédie ensuite, tant elles n’ont de valeur que dans le mouvement provisoire qui nous permet d’entrevoir, à travers elles, un paysage des possibles dont les contours n’existent que dans le frémissement de leur disparition. Et peut-être que ce qu’il nomme beauté n’est qu’une façon de désigner ce geste dérisoire par lequel nous tentons de conjurer notre impuissance à les saisir.

A propos de Jérôme Ferrari, Le Principe, Arles, Actes Sud, 2015.

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