J’ai exercé un temps la fonction d’inspecteur pédagogique régional (IPR). Entre autres tâches l’IPR a pour rôle d’évaluer les professeurs de l’enseignement secondaire. Aujourd’hui, alors qu’un ministre ignorant des réalités de l’Ecole, démagogue, hanté par la logique de l’entreprise et poussé par les extrémistes de son parti, a décidé que le chef d’établissement remplacerait l’inspecteur, je voudrais livrer ici quelque chose de mon expérience. A vrai dire il y faudrait un livre si l’on voulait apporter au sujet toutes les nuances qui s’imposent et se contenter d’un article forcément très bref relève un peu de la gageure, mais, comme les inspecteurs prêts à s’exprimer ne sont pas nombreux, je vais tenter de relever le défi, histoire quand même de ne pas laisser M. Luc Chatel dire n’importe quoi.
Inspecter un professeur est un travail complexe parce que l’acte d’enseigner est lui-même extrêmement compliqué. Ce que le professeur fait dans sa classe a été en amont dûment préparé, réfléchi, tant sur le plan des contenus qui doivent être scientifiquement valides et régulièrement actualisés, mais aussi conformes aux programmes en vigueur, que sur le plan de la réflexion épistémologique et didactique ( que choisir dans les contenus universitaires et quel niveau les transformer, vu l’âge des élèves, le niveau de la classe et les programmes) et pédagogique (quels exemples choisir, quels documents, quel travail donner en classe aux élèves, quand, comment, prendre soi-même la parole etc.…). Toute cette réflexion doit se replacer dans une progression générale établie pour, à la fois, veiller à couvrir l’ensemble du programme et parvenir à développer chez les jeunes des compétences nouvelles (elles aussi souvent maintenant précisées dans les programmes) Avant de venir travailler avec ses élèves le professeur a aussi préparé les exercices avec lesquels il estimera ce que son auditoire a compris (ou pas) sur le coup, a appris et, après coup, a retenu. Ces opérations l’inspecteur les jauge soigneusement, cela implique qu’il soit lui-même très au fait du contenu de sa discipline comme de ses avancées les plus récentes, qu’il connaisse parfaitement les programmes, qu’il ait réfléchi aux multiples façons de les présenter tout en maîtrisant aussi la réflexion didactique et pédagogique. Ceci exclut d’évidence l’inspection par un chef d’établissement, celui-ci ne pouvant en aucun cas être compétent dans l’ensemble des disciplines enseignées. La décision de Luc Chatel de renoncer à l’avis de l’inspecteur signifie clairement que le ministre de l’Education Nationale considère que le contenu de l’enseignement n’a aucune importance, on ne peut mieux signifier que, dans son esprit, l’Ecole ne sert à rien.
Mais tout cela qui est déjà très complexe ne résume pas, et de loin, le travail d’un enseignant. Il reste le plus mystérieux, le plus passionnant aussi, ce qui se passe DANS la classe. Comment le professeur débute son cours, comment il obtient ou pas le silence, quel ton il adopte et s’il en change pendant l’heure, comment il s’adresse à son auditoire, comment il interroge, s’il se déplace ou reste à son bureau, si les élèves ( ou certains et lesquels ) écoutent ou peu, ou pas, quelle empathie il dégage, quel rythme il impose, comment il est perçu, comment il maintient (ou pas) la discipline, fait travailler les élèves, s’adapte à leurs difficultés, accepte le cas échéant de s’être trompé, etc….La liste de ce qui peut être observé dans une classe est quasi impossible à établir. Cet aspect là des choses pourrait à la rigueur être apprécié par un chef d’établissement mais il aurait malgré tout du mal à dissocier complètement la part disciplinaire (au sens de contenu) de l’ensemble du cours, alors qu’un inspecteur dont c’est le métier (un métier qu’il a choisi et appris) aura moins de difficultés.
Reste….Tout le reste ; qu’un inspecteur prend en compte et qu’un chef d’établissement est légitime à évaluer aussi : le rôle de l’enseignant dans son établissement, sa capacité à travailler en équipe, son investissement (sorties, voyages, clubs, présence aux réunions, relations avec les parents, là encore la liste est longue, presqu’infinie et en tout cas jamais exhaustive ou formatée tant les individus sont différents et leurs modes d’actions variés). Jusqu’ici l’inspecteur, avant ou après (après me semble préférable) sa visite dans la classe et l’entretien avec le professeur, après aussi une réunion avec l’ensemble des professeurs de la discipline, échangeait avec le proviseur ou le principal sur cet aspect du métier d’enseignant, ces informations il les croisait, et cela me semble essentiel, avec ce que lui avaient appris l’enseignant et ses collègues, car la vision du « patron », pour « jargonner » comme M. Chatel,et celle du praticien ne sont pas forcément les mêmes. On touche là à un point important qui me conduit à m’opposer à la notation du professeur par son seul supérieur hiérarchique direct. Dépendre complètement pour son avancement de celui-ci comporte de grands risques, on peut en pointer quelques-uns : tendance à se couler dans un moule uniforme et imposé alors que l’enseignement a besoin de personnalités fortes, possibilité de constitution d’une petite « cour » autour du chef, impossibilité de faire entendre son point de vue en cas de conflit puisque l’évaluateur est le donneur d’ordres. Il m’est arrivé d’être appelée en inspection par des chefs d’établissement qui avaient des reproches à faire à des professeurs, dans certains cas leur critique était fondée et l’on tentait de trouver des solutions, mais certaines fois l’enseignant soit était parfaitement dans son droit et son travail était tout à fait pertinent, soit pratiquait son métier d’une façon déroutante mais qui fonctionnait et il aurait été injuste de le sanctionner dans son avancement. Par ailleurs j’ai connu assez fréquemment le cas inverse de professeurs en conflit avec leur proviseur et réclamant l’arbitrage de l’inspecteur.
Enfin, il est une dernière étape de l’inspection, capitale à mes yeux, qui serait peut-être plus difficile aussi à mener par le chef d’établissement, c’est celle de l’entretien individuel, une heure, parfois plus, pendant laquelle le professeur justifie ses choix, explique sa démarche, décrit son parcours et évoque ses difficultés ou ses joies, ses projets, son rôle dans l’établissement ou les raisons personnelles qui lui font refuser de s’y impliquer, l’inspecteur quant à lui, rendant compte de ses observations, proposant de nouvelles pistes, de possibles solutions, découvrant surtout à chaque fois des personnalités différentes en fonction desquelles il pourra suggérer des moyens pour faire évoluer les pratiques et la carrière de l’enseignant. Je ne vois pas comment un proviseur, un principal pourraient trouver le temps pour mener des entretiens avec l’ensemble de leurs professeurs, mais il me semble aussi que la proximité quotidienne ne favorise pas la distanciation qui est utile dans ce genre d’échanges.
Enfin, avant d’en terminer vraiment, je tiens à préciser que ce plaidoyer pour le maintien de l’inspection des professeurs n’est en rien une manifestation de méfiance envers les chefs d’établissement. Ceux-ci ont un travail considérable, constamment en première ligne, ils ne sont pas demandeurs d’une tâche supplémentaire pour laquelle ils savent n’être pas compétents ; dans la plupart des cas la concertation avec les inspecteurs se passe au mieux, dans le croisement d’observations complémentaires et dans l’estime mutuelle.
Pour conclure un texte déjà trop long, il me semble que le système actuel (le ministre feint d’oublier qu’il existe une appréciation annuelle – certes assez formelle - du chef d’établissement) de la double notation par le chef d’établissement et par l’inspecteur est certes très loin d’être parfait - les défauts de l’inspection sont nombreux, le premier d’entre eux, étant qu’elle n’est pas assez fréquente - mais qu’il serait préférable de l’améliorer plutôt que de le détruire de fond en comble, simplement pour copier les méthodes de l’entreprise. De nombreuses pistes sont envisageables, pour ma part il me semble qu’il faudrait coupler l’inspection individuelle avec une inspection d’équipe pédagogique. La campagne présidentielle pourrait être l’occasion de faire des propositions et d’en débattre, avec un principe fondamental que mésestiment M. Chatel et l’UMP : instruire, éduquer des enfants est un processus lent, compliqué, non linéaire qui ne relève pas de la logique managériale.