« Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin » déclamait François de Malherbe, poète classique du 17ème siècle. En classe de seconde, je ne comprenais pas la signification de ces vers, pire, je m'en fichais !
Mais je vais avoir 68 ans dans quelques jours ou si vous préférez 68 balais. 68 balais parce que l'on change de balais une fois par an selon la tradition ou parce que l'on accroche autant de balais que d'année de vie derrière sa voiture quand on se marie... N'empêche, je vais avoir 68 ans... Je peux, certes, m'effrayer d'être si vieille mais en faisant le bilan de cette vie si longue et si courte à la fois, je ne peux pas trop me plaindre.
J'ai de vagues souvenirs de l'école maternelle : je ne comprenais pas du tout ce que racontait l'institutrice … elle parlait en charabia mais les autres enfants semblaient la comprendre sans problème. Dans la poche de ma petite blouse bleue à col marin (je me la rappelle parfaitement, je ne sais pas pourquoi) ma maman avait placé un caramel... J'ai passé toute la matinée à mouiller mon index et à caresser cette friandise en portant en catimini le doigt à la bouche. Mon père m'a récupérée à 11h30 toute collante, le tablier maculé... Je n'ai pas été grondée. Mes parents m'ont expliqué qu'en fait le problème, ce n'était pas la maîtresse, mais moi qui ne causait et ne comprenait que le le polonais. Ils ne m'ont plus jamais parlé en polonais, ce qui est bien dommage ! Mais j'ai longtemps pensé et réfléchi en polonais même si je me suis très rapidement mise au français. Cela ne m'a aucunement traumatisée. J'ai avancé dans la vie au même rythme que les autres enfants.
Mon enfance a été heureuse, les années collège longues, le lycée a eu ses hauts et ses bas et la fac, après un début difficile, à avaler glaces sur glaces pour cause de chagrin d'amour ( à l'époque on ne se défonçait pas forcément aux substances chimiques) au flunch de V2 qui venait d'ouvrir, plutôt sympa.
Je suis devenue enseignante ce qui a rendu mon père heureux, évidemment, le plus beau métier pour une femme ! Pourtant, la photo de classe de mes élèves l'a interpellé : j'enseignais à des filles et des garçons de quatorze à seize ans... Ces adolescents étaient en SES, aujourd'hui on les appelle SEGPA . Ils étaient grands et certains avaient des mines à faire peur (gros durs aux cœurs tendres). Ce qui semblait gênant au paternel, c'était que l'on ne distinguait pas selon lui le professeur des élèves... Et oui, en ce temps là, je débutais et j'étais jeune...
Ma première classe ! Elle est restée dans mon souvenir. Mon entrée dans la classe, les regards qui me jaugeaient. Les débuts ont été durs. Il a fallu s'accrocher. L'équipe éducative était présente et me guidait gentiment. Tout un premier trimestre à faire mes preuves, à me remettre en question, à chercher des solutions et des accroches pédagogiques. En janvier, les gamins et moi avons commencé à nous faire confiance et à avancer ensemble !
Et les années ont filé, les postes et nominations aussi... Ces vacances que tous les corps de métier nous envient, nous font en fait, vieillir plus vite car les années scolaires se succèdent à vitesse grand V ! A peine l'aventure éducative est commencée que déjà, elle se termine.
Je me suis mariée et de « je » suis passée à « nous ».Nous n'avons pas eu d'enfant mais chut, ne le dites à personne, nous n'avons pas été malheureux ! Comme tous les couples (de cette époque) qui travaillent, nous avons investi dans l'immobilier et somme toute, malgré les galères normales de la vie, on peut dire que nous sommes heureux et que nous vivons bien.
Aujourd'hui, nous sommes retraités et en bonne santé. Mais...
Je vais avoir 68 ans !
Avec la soixantaine, j'ai appris que j'étais une boomeuse (féminin de boomer), ça sonne mal, d'ailleurs le mot tiré de l'anglais est moche. J'ai, paraît-il, salopé la planète par ma surconsommation... Je ne sais pas trop ce que je surconsomme mais si certains le prétendent... Je suis aussi, ce que les politiques appellent une inactive. Pourtant, il me semble que je remue encore pas mal ! En ce nouveau siècle, il est d'usage de monter les différences les unes contre les autres : les actifs contre les inactifs ( sous entendu feignants), les jeunes contre les vieux, les ethnies contre d'autres ethnies et les religions contre d'autres religions , les femmes contre les hommes,les genres contre les genres, etc... La zizanie en somme!
Et de parler en sigles !!! C'est sûr que tout le monde comprend ! AESH = accompagnant des élèves en situation de handicap – ATRF = adjoint technique recherche formation – DDCSPP = direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations... On va s'arrêter là ! Qu'il est difficile aujourd'hui de comprendre ce qui est dit et écrit ! Impossible de retourner au boulot ; je suis une analphabète des sigles !
L'écriture inclusive est aussi une nouveauté et une difficulté pour les gens de ma génération. Le-a = le/la, ceux-lles = ceux/celles, beau-lle =beau/belle, iel = il/elle... Maintenant en plus de vieillir, je ne sais plus écrire ! D'ailleurs, j'ai aussi parfois des difficultés à lire ces textes qui ne sont ni beaux, ni poétiques. Je deviens par la force de l'évolution une illettrée ! Si ça continue, il ne va plus rester grand chose de mon éducation ! Petite satisfaction, le correcteur d'orthographe de mon logiciel (mais peut être est-il aussi obsolète) a voulu corriger toute cette écriture dite inclusive !
Et enfin cette pandémie qui a confiné en mars 2020 toute la planète ! De la véritable science fiction ! De la folie quand on y pense : les gens s'auto autorisaient à sortir pendant une heure dans un secteur restreint : un ausweis fait maison ! Et cette course insensée à la vaccination … Au début très encadrés, les vaccins sont délivrés pour cinq patients maxi et stockés dans des super congélateurs. Les futurs vaccinés sont aussi soumis à un questionnaire de santé. Puis la machine s'est emballée et on a vacciné à la chaîne dans les pharmacies, sous chapiteaux, dans les stades sans plus s'occuper de la chaîne du froid si importante au début ! Et la foule obéissait et les gens restaient confinés... INCROYABLE, nous avons accepté l'enfermement passivement et paisiblement. De véritables moutons de Panurge !
Et que dire de la politique ! Le président a dissout l'assemblée nationale le 9 juin 2024, et malgré les résultats, a nommé un premier gouvernement, puis un second gouvernement à sa convenance. Durant plusieurs années les gouvernements successifs ont poussé au désastre économique. Il n'y a plus d'argent dans les caisses ce qui n'empêche pas notre président de recevoir en grandes pompes les grands de ce monde à l’Élysée ou à Versailles. Et pourtant si on entend bien ce qui se dit, c'est moi boomeuse et inactive, qui serait en partie responsable de cette débâcle...
Et oui, travailler, obéir, avoir confiance en nos gouvernants conduit à devenir l'artisan de la catastrophe par l'acceptation muette des dérives de ces élites qui pillent et dévalisent la France.
Le monde est devenu fou ! Trump, Poutine, Xi Jinping s'affrontent et se congratulent. Ils menacent, mentent, se moquent de nous, minuscules microbes. Ils jouent à un grand jeu de stratégie où l'individu ne représente même pas un simple pion. Ils nous ignorent tout simplement. L'Europe dans ce contexte mondial n'existe pas. C'est un vieux, très vieux continent, un peu comme moi, dépassé par la course à la productivité, la richesse et la truanderie.
Les conflits russo-ukrainiens, d’Israël et de Palestine, la guerre civile birmane, la situation humanitaire et politique désastreuse en Syrie, toute cette instabilité mondiale est inquiétante et angoissante.
Petite poussière à l'échelle du monde, je n'entrevois aucune solution, aucun espoir. Mes doutes, mes envies restent incapables de changer quoi que ce soit. Je n'ai dans ces affaires aucun pouvoir de décision. Et surtout, je n'ai aucune confiance en ces dirigeants guidés par l'appât du gain, juste l'appât du gain, sans aucune moralité.
Mais Je vais avoir 68 ans dans quelques jours et j'ai enfin compris « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin ».
Pourtant, comme bien des jeunes, malgré ces 68 balais, je reste accroc au portable, cette invention de fin de la fin du siècle qui a changé le monde et les comportements. Aujourd'hui, on peut vivre seul(e) avec son téléphone. Rester connecté(e) est un leitmotiv : être informé(e) et tout savoir est primordial de nos jours. Mais si on y réfléchit bien, trop d'information tue l'information ! Et en fin de compte, le temps, la vie, l'importance des choses nous échappent et on en oublie l'essentiel. Quant à l'IA (encore un sigle), le phénomène me dépasse, et, est contraire à toutes mes convictions. Qu'est ce qui est vrai ? Qu'est ce qui est faux ? C'est angoissant de ne pas savoir et de devoir sans cesse se poser la question.
Quel avenir peut-on avoir à 68 ans ? On a un passé c'est sûr mais le futur est incertain. Mais il est aussi et surtout aléatoire pour les jeunes qui ont des perspectives floues où on exige qu'ils travaillent plus pour gagner moins, qui n'ont plus l'ouverture aux soins aussi faciles que pour notre génération, qui ne peuvent plus acquérir un logement et ont souvent des difficultés à obtenir une location de studio hors de prix. Quant à l'éducation, apprendre à lire et à écrire devient une gageure. L'ascenseur social est un postulat du XX ème siècle.
On nous a promis un nouveau monde qui a tout de l'ancien sans les acquis sociaux durement acquis par nos aïeux. Pendant que peu se gavent, d'autres subissent...
Est-il plus difficile d'avoir 68 ans ou d'avoir 20 ans ? La décrépitude physique est difficilement acceptable mais en fin de compte, mes 20 ans je les ai vécus intensément !
La valeur de la jeunesse, c'est un vieux qui te la donnera.
La valeur de la richesse, c'est un pauvre qui te la donnera..
La valeur de la vie, c'est un mourant qui te la donnera.
PROVERBE ARABE