Je suis au cinéma. Le film vient de commencer. A ma droite, un jeune homme et une jeune fille, à peine vingt ans. Nous sommes séparés d’un siège, peut-être deux. Le jeune homme mange du pop corn. Bruyamment.
Au cinéma, toute interférence parasite très vite l’immersion. Bruit d'emballage, lumière de téléphone, odeur de nourriture... L’agacement s’y met aussi. Sans doute est-on aussi agacé par le sans-gêne que par l’interférence elle-même.
Après quelques tours de tête appuyés vers lui, totalement invisibles ou ignorés de sa part, je finis par lui glisser, discrètement : "Excusez-moi, ça fait du bruit, ça me gêne."
Dans mon monde, le fait de gêner quelqu’un.e est un motif d’excuse immédiat. Ou anticipé, si je sais que je vais gêner.
Pas dans le sien. Pas d’excuse. Mais un péremptoire : "Ça vous gêne ? Bah faut rester chez vous alors. C’est un lieu public ici."
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Je pense qu’il cherche à impressionner la fille. Selon un modèle hérité de virilité qui voudrait que les filles préfèrent les bad boys − ceux qui en ont, qui s’en laissent pas raconter ni marcher sur les pieds, qui vont montrer ce qu’ils savent de pire pour prouver qu’ils ont pas peur des conséquences ni du regard des autres. Alors qu’ils n’existent qu’à travers ce regard.
Je pense qu’il veut pas perdre la face devant la fille ; que sa fierté de jeune mâle en prendrait un coup, de s’excuser. Que ça lui casserait les couilles, littéralement. Qu’humilié de s’être fait reprendre, il m’humilie à son tour. Pour garder ses couilles en place.
Je pense que c’est un gosse de riches à qui on a appris que le monde est né de sa carte bleue. Ou de son statut. Que j’ai osé contester son droit à jouir de ce qui lui appartient en titre.
Je pense que je le claquerais bien sur place – parce qu’on a beau pas être violent.e, on la ressent quand même, cette violence ; mais on prend d’autres routes pour s’exprimer.
Je pense que j’ai eu le tort de lui demander poliment, en m’excusant, de faire moins de bruit. Qu’il aurait fallu que je parle son langage, que je l’agresse. Que dans son monde, il faut toujours parler plus fort pour se faire entendre. Que beaucoup de gens sont si surpris quand on s'efforce de communiquer sainement qu’ils le prennent pour une agression. Que dans son monde, toute réflexion est une attaque. Qu’il vit dans un rapport de lutte constante avec les autres et avec lui-même.
Je pense au calme très amusé de Rutger Bregman face aux copieuses insultes de Tucker Carlson, et au sourire avec lequel il lui répond : "Vous ne supportez pas la critique, hein ?"
Mais surtout, je pense : quelle inversion du sens du bien commun, de ce qui est public et partagé, par rapport à ce qui est privé. Je pense à toutes ces ordures balancées dans la rue, sur la plage ou par la vitre de la voiture, et qui ne le seraient pas dans un espace privé. Je pense que si moi j’ai intégré qu’on fait ce qu’on veut chez soi, mais pas dans l’espace public, lui a visiblement intégré le contraire.
Je pense à Sarkozy : "La France, tu l’aimes ou tu la quittes", comme lui m’a dit "Faut rester chez vous. C’est un lieu public ici." Comme si un.e seul.e pouvait décider de qui a droit de cité, ou pas, dans cet espace appartenant à tou.tes.
Je pense à ce livre dont le titre m’a séduite, qui loge sur mes étagères depuis quelques années, et que je n’ai toujours pas lu : L’expulsion de l’autre.1 Je pense que c’est précisément ce sens de l’autre, intime (mon ressenti) ou public (l’espace commun), qui est complètement absent de ce jeune homme. Que cette incapacité à se mettre à la place de l’autre, à le penser, à le ressentir, c’est ça, le vrai problème.
Je pense à la liberté d’expression, si vitale et pourtant brandie comme un canif chaque fois qu’on veut justifier des propos assassins sans se préoccuper de leur effet sur l’autre, sans même plus sembler capable de l’envisager. Je pense qu’on crie au délit d’opinion quand il s’agit de droits humains fondamentaux qui ne sont pas sujets à opinion, et que c’est précisément pour ça qu’ils sont protégés par des lois.
Je pense à ce qui est si souvent qualifié de "déconnexion des élites", alors que la plupart d’entre elles n’ont en réalité jamais été connectées. Je pense à la baisse de cinq euros des allocations pour le logement et aux réactions des étudiant.es, auxquels une députée LREM a répondu qu’il ne fallait pas, "à 18, 19 ans, 20 ans, pleurer parce qu'on vous enlève cinq euros." A cette fameuse saillie du président Macron sur les gens "qui ne sont rien" pour parler de personnes qui n’ont rien, et auxquelles il n’a jamais tendu la main. Je pense que c’est avec des phrases comme ça qu’on fabrique et justifie des génocides.
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Je pense que c’est dans des petites choses, toutes petites comme ça, comme ce pop corn au cinéma, qu’on mesure la disparition de l’empathie, et ses immenses conséquences sociales, politiques, humaines, anthropologiques, presque.
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En vrai, sur le moment, j’ai rien pensé. Et j’ai même rien dit. J’ai fermé ma gueule.
Et c’est ça qui me sidère. Parce que oui, c’est de la sidération. Pas au sens clinique du terme, mais au sens qui me fait perdre mes mots et ma réflexion, mais pas mes émotions qui se détachent de moi et fonctionnent en roue libre tellement je suis atterrée. Fascinée presque – et toutes les fascinations ne sont pas joyeuses, il y en a de morbides.
C’était ça, c’était la fameuse bonne vieille stratégie d’inversion de culpabilité ; sa réflexion faisait que je me sentais, moi, mal à l’aise et de son comportement – et d’avoir osé le dire. Double peine. Et que si ça ne la lui coupait pas à lui, ça me faisait taire. Pour que ça ne la lui coupe pas. C’est comme ça que ça marche, la silenciation.
Peut-être parce que j’étais une femme, certainement parce que j’avais osé l’ouvrir, peut-être parce que les deux.
Mais surtout, fondamentalement, parce qu’il n’y a eu aucune altération de son être par le mien.
Il n’avait qu’une vingtaine d’années.
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1Byung-Chul Han, L’explusion de l’autre, PUF, 2020