Ce texte est issu de plusieurs stories publiées sur Instagram le 11 octobre 2024.
Interrogé à propos de l'Abbé Pierre, le très médiatique Boris Cyrulnik, dont il est dit qu'il « a bien connu le prêtre et a lui aussi été stupéfait par l'ampleur des révélations », a déclaré ceci :
"L'image de l'Abbé Pierre pour moi elle est claire : cet homme mérite notre admiration et notre estime pour son travail social, et le même homme mérite une pénalité pour avoir agressé beaucoup de femmes."
On nous dit ensuite que « pour Boris Cyrulnik, cette affaire représente un défi culturel (…) qui a déjà été relevé au cours de l'histoire :
"La pulsion sexuelle est un signe de santé mais il faut apprendre à maîtriser la pulsion. Au XIIIe siècle le même problème s'est posé à Bordeaux avec Aliénor d'Aquitaine, et à Toulon avec la princesse de Provence, qui pour contrôler la pulsion, la brutalité des hommes, ont inventé les cours d'amour, pour dire aux hommes : "Voilà comment on veut bien être courtisées. L'amour à la franque, c'est-à-dire sauter sur une femme, ça ne nous plaît pas forcément." Et en quelques années, ça s'est répandu en Europe." »
Il suffirait donc de dire aux mecs qu'on n'aime pas trop ça le viol, quoi.
En d'autres mots : on n'a(vait) qu'à dire non.
Je me demande bien pourquoi on n'y a pas pensé avant.
Il ne semble pas venir à l'esprit de Boris Cyrulnik que, si depuis le XIIIe siècle (au moins), on est encore obligées de le dire − quand on peut le faire − c'est que peut-être il y a quelque chose qui a pas trop marché.
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Médecin neuropsychiatre, Boris Cyrulnik a aussi exercé comme psychanalyste.
Je ne sais pas qui a eu la bonne idée d'aller encore une fois demander son avis à un vieux mec blanc sur ce que vit l'immense majorité des femmes, mais qu'un personnage au pouvoir symbolique si important, qui plus est en position d'expert reconnu, et sur une radio publique créditée d'un sérieux certain, puisse sans contradiction :
> parler de "pulsions", et mettre sur le même plan l'amour et la violence, la sexualité et la domination, le désir et l'agression, et reconduire de ce fait un amalgame vicieux qu'on passe notre temps à essayer de défaire, tout en effaçant (c'est le but) la stratégie de prédation et la complicité d'un système qui la rend possible, derrière la fiction d'une pulsion qui serait sauvagement incontrôlable si elle n'est pas éduquée ;
> évoquer des "pénalités" comme si on parlait d'une bagnole mal garée, pour des délits voire des crimes (il y a des témoignages de mineures à l'époque des faits rapportés), et toujours banaliser, minimiser, invisibiliser les violences sexuelles et leur gravité ;
> ramener l'arnaque d'une pseudo distinction entre l'homme − fût-il artiste, ministre, abbé, magistrat, masseur ou que sais-je − et son œuvre, et toujours, toujours, toujours, préserver l'honneur des hommes, et surtout ne pas salir leur image − puisque c'est bien de ça que parle Cyrulnik, comme d'ailleurs les rares de Mazan qui veulent bien dire qu'ils ont violé mais pas qu'on dise qu'ils sont des violeurs, parce que le stigmate est plus grave pour eux que l'acte commis et le vécu de la victime ;
> et au moyen d'exemples sortis du chapeau de l'histoire, nous dire ce qu'on doit faire et que c'est à nous de faire quelque chose, en nous remettant sur le dos la charge de leur éducation, parce que les dudes sont pas foutus de se rendre compte par eux-mêmes qu'on est des êtres humains ni de se sortir les doigts et de renoncer à leurs privilèges, sans d'un seul demi-mot (c'est toujours le but) effleurer la structuration genrée de la société ni les rapports de domination qui organisent l'écrasement d'une moitié de l'humanité par l'autre à tous les niveaux ;
on ne peut pas dire que ce soit très malin, d'autant que le reportage est conclu par ces propos à une heure matinale de grande écoute, laissant les auditeur.ices avec pour la journée.
En plein procès Mazan, on peut même dire que c'est carrément indécent.
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Il faudra d'ailleurs, un jour, sérieusement parler du rôle de la psychanalyse dans la promotion de la culture du viol (et de celle de l'inceste, qui la précède) et dans la caution qu'elle lui a apportée.
C'est d'autant plus important que nombre d'expert.es médico-judiciaires sollicité.es dans les procédures pour violences sexuelles (et intrafamiliales/conjugales) en adoptent la grille de lecture et les présupposés (misogynes, entre autres).
Et que dans ces procédures, ce qu'on évalue surtout, c'est la crédibilité de la victime.
Or, la psychanalyse a bâti son édifice sur la notion de fantasme et d'affabulation, en grande partie pour masquer l'ampleur et les dégâts des violences sexuelles aux niveaux intime et sociétal.
(Le complexe d'Œdipe aurait été établi à cette fin, voir pour ça l'excellente série LSD de Pauline Chanu sur l'invention de l'hystérie.)
Si cette grille de lecture peut avoir son utilité en d’autres endroits, il semble qu'en matière de violences sexuelles, ce soit franchement plus contestable.

Agrandissement : Illustration 1

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Mise à jour 14/10/2024 : Bernard Kouchner, dans Libération, vient à son tour de parler de "pulsions", et de tenir d'autres propos tout aussi réjouissants de confusion, de bêtise et de misogynie, dans une belle démonstration (ou en plein flag) de boys' club.
Toujours, toujours, toujours leur honneur. Alors que c'est précisément cette défense qui leur fait perdre un éventuel reste de dignité.
J'ai la flemme de tout reprendre, c'est vraiment usant, mais d'autres ont très bien fait le job.
Je renvoie notamment aux posts :
- d'Elodie Jauneau
- de Florence Porcel
- de Suzanne Frugier