Ce 8 septembre, Christiane Rorato aurait eu 80 ans.
Au commencement, il y a eu la comédienne. Un mélange étonnant d'authenticité rare, et pourtant décalée. Ni les metteurs en scène de théâtre, ni les réalisateurs ne s'y sont trompés. Elle débute avec Gabriel Garran et traverse tous les grands plateaux jusqu'à Thierry Roisin, chez qui elle donne vie à un personnage inclassable, qu'on eut cru écrit pour elle. Au cinéma et à la télévision, on la suit chez René Allio – longuement, fidèlement – et, ces dernières années, chez Josée Dayan. Chez celle-ci, vous souvez-vous de sa version des « Liaisons dangereuses », laquelle n'était pas, et de loin, sa meilleure réalisation. Et pourtant, il y avait dans ce film un moment de grâce, relevé par tous les critiques : le tout petit passage où Valmont, pour faire de l'épate aux yeux de la jeune Présidente qu'il veut séduire, arrête sa voiture sport décapotable devant une masure pour y déposer un panier de victuailles. Une pauvre femme sort et remercie le généreux donateur. Cela dure une ou deux minutes, pas plus, mais brusquement le spectateur retient son souffle car, au milieu de ce film assez insipide et superficiel, un éclair de vérité crève l'écran : c'est Christiane Rorato, la pauvresse qui ne « fait » rien et pourtant on ne voit qu'elle ! Elle travaillait ses rôles, si petits soient-ils, avec une minutie et une obstination que j'ai rarement observées. Elle composait chaque vêtement des personnages qu'on lui proposait avec une recherche du détail, touche par touche, comme un peintre impressionniste.
Et puis, un beau jour, la comédienne se souvient qu'elle a fait une école de journalisme et décide de prendre trace de la mémoire vivante de Louis Mauberret, témoin et acteur d'un siècle de luttes à La Mure, en Isère, où se trouvait la seule mine d'anthracite de France. Là où Christiane est née. Pendant des heures, des jours durant, sur des kilomètres de bandes, elle va enregistrer les souvenirs de ce militant hors du commun, qui a commencé par pousser des wagonnets au fond de la mine comme tous les enfants de mineurs à cette époque, au début du siècle dernier, et qui est devenu à la Libération le Président de cette même mine – ascension jamais vue d'un « prolétaire ». Puis, pendant des années, Louis Mauberret a été élu Maire de La Mure ; ensuite, par delà ses mandats, il continuera à conseiller ses anciens administrés tout au long des combats qu'ils devront mener jusqu'à la fin de XXème siècle : fermeture de la mine, de la maternité, de l'usine de soie créée puis abandonnées par des investisseurs chinois...
Et là, encouragée par Antoine Bonfanti, ardent communiste lui aussi et célèbre ingénieur du son de la Nouvelle Vague, elle va se lancer dans la réalisation d'un documentaire de création à partir des mémoires de Louis Mauberret, avec lui comme protagoniste, entouré des habitants de ce La Mure combattif, qui a vu naître Christiane, elle aussi fille de mineur, lui-même frère aîné d'une grande fratrie de migrants frioulans. Et ce fut, en 1998, Debout dans ce siècle anthracite, le livre et le documentaire de création. Il faut savoir que, durant tout le montage de ce dernier, Christiane affolée m'appelait quasi tous les jours (je travaillais à l'étranger), en larmes, car le jeune monteur qu'on lui avait attribué ne cessait de lui répéter qu'elle était « folle » et, chaque fois, je lui répétais «Tiens bon, serre les dents, ne lâche rien, tu n'es pas folle, tu es une artiste».
Et c'est là, Debout dans ce siècle anthracite, qu'advient la nouvelle Christiane Rorato, réalisatrice de documentaires de création, à la recherche d'un réel aussi décalé que son univers de comédienne.
Sa prochaine rencontre sera avec « Les Batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVI-XVIIe siècle de Carlo Ginzburg. Elle décide de partir dans ce Frioul, berceau de sa famille paternelle où elle n'a jamais mis les pieds et d'y chercher les traces de ces Benandanti dont parle ce grand historien. Elle va se découvrir une grand-mère sorcière, peut-être Benandante, et participer à des rituels de ces chamans peu connus. Ce sera, en 2003, Ces guerriers de la nuit, sur les traces des Benandanti, documentaire de création qui fera le tour du monde et qui lui vaudra une belle reconnaissance comme la Médaille Fellini de L'UNESCO. Elle va se battre pour obtenir des DVD trilingue – français/italien/frioulan – avec lesquels elle organisera des projections dans de petits villages des montagnes frioulanes. Toujours par monts et par vaux, à l'écoute du cœur battant de ce Frioul qui veut retrouver son identité très particulière, issue d'un passé chahuté entre trois frontières, Christiane va s'intéresser à une confrérie de chanteurs qui existe depuis la nuit des temps, comme en témoigne un livre de 1761. Les douze chanteurs de Cercivento s'engagent à vie à maintenir vivante cette tradition de chants transmis oralement de génération en génération. Ce sera d'abord un court-métrage L'Antica rogazione, puis un documentaire passionnant, intitulé La Rosée des temps. Il y aura d'autres films. Je vous invite à visiter son site, tant qu'il est encore temps : http://christianerorato.fr
Cette femme infatigable, qui continue parallèllement son métier de comédienne, va se lancer dans un projet à première vue irréalisable, partir en Russie sur les traces des tailleurs de pierre frioulans expatriés pour creuser au bord du Lac Baïkal les tunnels du célèbre Transsibérien. Après la construction du scénario, l'établissement des dossiers, c'est encore Christiane qui cherche les financements, qui court partout pour trouver les soutiens... Cette créatrice est un miracle ambulant – comment a-t-elle fait ? – car elle va réussir : en 2015 sortira Les oubliés du Transsibérien.

Je vous livre ici un extrait de presse : « Documentaire ? Documentaire-fiction ?... Comme dans tous les films de Christiane Rorato, on reconnait les caractères typiques de son style, de sa façon de faire du cinéma, le sens de la recherche qui est passion, tension, défi, et le sens de l’histoire d’où on tente de retrouver des fragments et de déchiffrer des énigmes. » Carlo Gaberscek (critique de cinéma), extrait de « Les frioulans “oubliés” et leTranssibérien », Il Messaggero
Depuis 4 ou 5 ans, elle avait déjà mis en chantier un nouveau film, consacré à un « hospitale » du Frioul, qui acceuillait des pélerins et où on les soignait selon les trois médecines : chrétienne, juive et musulmane. Elle y suivait les travaux de rénovation par un architecte passionné, elle y rencontrait les pélerins... Là encore, des profusions d'images, de sons, de témoignages qu'il fallait « dé-rucher ». Elle le faisait toute seule. Par moments aidée par un monteur débutant que lui avait trouvé la production. Là encore, des dossiers, des financements à trouver... Une maquette de présentation a été établie,un « teaser » comme on dit dans le métier, je l'ai vu, j'ai pu conseiller Christiane – qui de toute façon n'en faisait qu'à sa tête. Encore un très joli projet...
Ce film ne sera jamais achevé, puisque Christiane Rorato nous a quittés la nuit du 31mars au 1er avril 2023, après une présentation à Trieste des Oubliés du Transsibérien, qui a été, une fois encore, un beau succès. Christane a choisi de rester à Grado, dans sa lagune adorée.
En amitié aussi, Christiane était un « Trésor vivant ».
Nous nous sommes rencontrées, il y a 35 ans, lors d'un stage de chant dirigé par Francesca Solleville. Et puis, il y a eu nombre d'aventures et de fous rires partagés, à Bruxelles, à Knokke le Zoute, à Fécamp, il y a eu le Festival de Théâtre de Caligari et les balades en Sardaigne, le Festival de théâtre expérimental du Caire, cette promenade en raquette dans les neiges de Corse du Sud, Grado et Trieste, Avignon... Bien sûr, Christiane a été bien plus loin à travers le monde, les Indes, l'Amérique du Sud, la Roumanie, la Russie et le lac Baïkal... Mais ses souveniers, ses émotions, elle nous en faisait part, on les vivait avec elle. La complicité était totale. Quand Christiane arrivait chez nous, elle avait les bras chargé de sacs, de cadeaux, elle avait chiné dans son marché d'Aligre, elle en sortait de merveilleuses fripes, « Regarde, ce sont tes couleurs », et chaque fois, oui, elle avait misé juste. Elle m'habillait comme elle habillait ses rôles. Ma garde-robe est pleine de Christiane Rorato, costumière de génie, elle me réinventait, amie attentionnée.
La rue de Montreuil a perdu cette silhouette familière. La rue de Montreuil a perdu son Trésor Vivant.
Moi, pour toi, amie poète de notre art partagé, créatrice et témoin de vérités décalées, je te garde, ma décalée, bien calée dans un grand coin de mon coeur, tant que je te survivrai.