Survival International en français (avatar)

Survival International en français

Le mouvement mondial pour les droits des peuples autochtones

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

1 Éditions

Billet de blog 14 décembre 2022

Survival International en français (avatar)

Survival International en français

Le mouvement mondial pour les droits des peuples autochtones

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi le projet des 30x30 est la pire chose qui puisse arriver à la COP15 ?

Confessions d'une rabat-joie : pourquoi le projet de doubler les Aires protégées est la pire chose qui puisse arriver à la COP15 par Fiore Longo

Survival International en français (avatar)

Survival International en français

Le mouvement mondial pour les droits des peuples autochtones

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Tu te moques de moi ? »

C'est la première réaction que j'ai eue de la part d'un militant écologiste la première fois que je lui ai dit pourquoi je pensais que l'idée de transformer 30 % de notre planète en Aires protégées n'était pas bonne du tout.

« Une Aire protégée empêchera l'extractivisme et d'autres activités industrielles dans les zones riches en biodiversité, et sauvera les éléphants et les gorilles », a-t-il répondu, cette fois avec un ton plus assuré, comme pour me convaincre.

Je me sentais mal. Je critiquais le meilleur slogan jamais préparé par les conservationnistes et les politiciens pour sauver notre monde lors de la prochaine réunion des parties à la Convention sur la diversité biologique, qui a lieu en ce moment à Montréal. Réfléchissez-y : plus de parcs nationaux, plus de réserves d'animaux, cela semble être une idée géniale, non ? Qu'y a-t-il de mal à cela ?

Tout. 

Un certain temps s'est écoulé depuis mon premier voyage sur le terrain en tant que chercheuse pour Survival International, le mouvement mondial pour les peuples autochtones. Mais je m'en souviens encore. J'étais très jeune, beaucoup plus jeune que l'homme en face de moi. Moi, avec des lunettes, style anthropologue. Lui, une écharpe autour de la tête, comme beaucoup de Baiga, peuple autochtone du centre de l'Inde, connu pour pratiquer l'agriculture itinérante. Il s'appelait Bharat et parlait d'un ton clair et calme, bien qu'il ait perdu tout ce qui était important dans sa vie. « Nous sommes les protecteurs de la forêt. Si nous ne la sauvons pas, que se passera-t-il ? Si nous l'abandonnons, qui la protégera ? », m'a-t-il dit. Pour les peuples autochtones du monde entier, il n'y a aucun doute : ils sont essentiels pour protéger la faune et la flore merveilleuses de notre monde ; ils sont la raison pour laquelle 80 % de la biodiversité de la Terre se trouve sur leurs territoires. 

Illustration 1
Un homme baiga expulsé de Kanha. Des communautés entières ont été dispersées et donc détruites. Ils ne savent même pas où se sont retrouvées les familles avec lesquelles ils vivaient depuis des générations. © Survival International

À l'époque, je pensais que cette réalité était si évidente que toute personne luttant pour mettre fin à la destruction de l'environnement serait d'accord et défendrait les droits des peuples autochtones. Mais Bharat a continué à parler et ma vision naïve a rapidement été brisée. Il m'a raconté comment il avait été chassé de chez lui, séparé de la forêt qu'il aimait, des tigres qu'il vénérait, des plantes qui le guérissaient et de la communauté à laquelle il appartenait. Derrière cette expulsion ne se cachait pas une multinationale insatiable (comme c’est le cas habituellement), mais quelque chose d'innocent et apparemment bénéfique : la conservation. La maison de Bharat a été déclarée "réserve de tigres" et il a dû partir. Les "experts" de la conservation affirment qu’en Inde les tigres ont besoin de grandes étendues de terres "vierges" pour survivre et que les humains ne sont pas autorisés à y vivre. Ou plutôt, certains humains n’y sont pas autorisés. Comme je l'ai vite appris lors de mon premier voyage dans cette Aire protégée, certains humains sont plus que bienvenus : les touristes. Des touristes qui arrivent en avion des quatre coins du monde, séjournent dans de grands hôtels de luxe et se déplacent en jeeps bruyantes et polluantes pour prendre des photos. Beaucoup de photos. Des touristes pour qui le pays de Bharat n'est rien de plus qu'un immense zoo. 

C'est la première fois que j'ai vu le vrai visage de notre soi-disant conservation ; toute l'injustice et sa mythologie enracinée sont devenues évidentes. Elle me regardait droit dans les yeux. Les personnes autochtones comme Bharat, dont l'empreinte écologique a peu d'impact sur la destruction de l'environnement et dont le lien à la terre est puissant et sacré, ont été chassées de leurs territoires pour créer des réserves d'animaux. Mais le vrai choc est venu plus tard.... 

Après avoir voyagé dans de nombreuses autres Aires protégées, j'ai été confrontée à une vérité désagréable : il n'y avait pas que les réserves de tigres indiennes. De la merveilleuse forêt tropicale du Congo aux savanes magiques de la Tanzanie, des montagnes du Népal aux terres arides du Kenya, la protection des animaux était une excuse pour refuser l'accès aux terres aux habitants autochtones. Une fois les peuples violemment expulsés, des gardes forestiers armés, soutenus par de grandes organisations de protection de la nature dont le siège se trouve en Europe ou aux États-Unis, commencent à patrouiller sur leurs terres et à commettre des atrocités à l'encontre de ces peuples. Cela peut sembler très abstrait pour nous, mais concrètement, cela signifie que chaque fois que des Autochtones tentent de chasser pour nourrir leur famille ou de pratiquer leurs rituels sur ce qui était autrefois leur terre, ils risquent d'être violés, maltraités, tués ou torturés au nom de la "conservation". Accuser des innocents n'est finalement qu'un dommage collatéral : de cette façon, les gardes forestiers peuvent montrer qu'ils attrapent les "méchants" et les ONG de conservation peuvent affirmer que leurs projets fonctionnent : personne ne cherche à savoir qui sont ces méchants. Dans le même temps, il n'est pas rare que le tourisme de masse, la chasse aux trophées ou les industries extractives soient les bienvenus dans les Aires protégées. 

Et maintenant, je suppose que vous vous demandez, comme moi le jour où j'ai rencontré Bharat : pourquoi ? Pourquoi excluons-nous les habitants locaux de leurs terres et les tuons-nous pour sauver les gorilles, les rhinocéros, les tigres et les éléphants ? 

La réponse est le racisme. Le modèle de conservation dominant aujourd'hui est la "conservation-forteresse" : un modèle qui crée des Aires protégées militarisées accessibles uniquement aux nantis sur les terres de peuples autochtones. Ce modèle, imposé en Afrique et en Asie à l'époque coloniale, se basait sur l'idée sous-jacente que les populations locales étaient primitives, ne savaient pas comment prendre soin de leur environnement, que leurs savoirs étaient des “superstitions” et que seuls nous et nos "experts" étions compétents. L'époque coloniale est peut-être bien révolue, mais cette attitude est toujours présente dans de nombreuses organisations et institutions de conservation. Ces organisations et de nombreux médias ne cessent de décrire les paysages qui ont été façonnés et nourris par les peuples autochtones pendant des millénaires comme une "nature vierge" ou "sauvage" et les personnes qui y vivent et en dépendent comme des "envahisseurs" ou des "braconniers". Les données scientifiques nous disent autre chose : les environnements "naturels" les plus célèbres du monde, comme Yellowstone, l'Amazonie et le Serengeti, sont les terres ancestrales de millions d'Autochtones qui les ont protégées et façonnées pendant des générations. Le mignon lion Simba, dans Le Roi Lion, ne traînait pas en liberté dans un espace "sauvage". Le décor d'inspiration du film était la maison des Massaï (au Kenya), un peuple de pastoralistes expulsé pour faire place à un parc national.

Mais derrière le mythe de la conservation ne se cache pas seulement la tentative raciste d'invisibiliser le rôle des peuples autochtones dans l'entretien et la gestion de leurs propres territoires. Il y a autre chose. En rendant les communautés autochtones et locales responsables de la destruction de l'environnement, nous pouvons continuer à mener nos activités comme si de rien n'était en dehors de ces "Aires protégées", nous pouvons clôturer une partie de la nature afin de, en tant que touristes, la regarder de temps en temps ou réaliser un documentaire pour Netflix sans nous attaquer aux véritables causes de la destruction de l'environnement : l'exploitation des ressources naturelles à des fins lucratives et la surconsommation croissante, poussée par les pays du Nord. 

C'est pourquoi le projet des 30x30 est une dangereuse diversion. Plus d’Aires protégées signifiera plus de violations des droits humains, plus d'accaparement de terres et ne fera rien pour protéger la biodiversité. Au contraire, cela détruira les meilleurs alliés de la cause environnementale. Des études ont montré que le plan des 30 % pourrait affecter les terres et les moyens de subsistance de 300 millions de personnes, celles qui sont le moins responsables de la destruction de l'environnement. Dans sa forme actuelle, le plan sera le plus grand accaparement de terres de l'histoire. Il va sans dire que l'idée est soutenue par les entreprises les plus polluantes au monde, comme Unilever, Nestlé, Shell et d'autres. Elles se disent peut-être « si nous nous occupons des 30 %, nous pourrons continuer comme si de rien n'était sur les 70 % restants ».

Vous pensez peut-être que je suis une rabat-joie. Si les 30 % ne sont pas une bonne idée, alors que faire ?

La solution ne viendra pas de nous. Elle n’est jamais venue de nous. De plus en plus de données scientifiques le montrent : les terres gérées par les peuples autochtones et les communautés locales peuvent être plus efficaces que les Aires protégées pour conserver la biodiversité. « Les gens et les tigres peuvent vivre ensemble dans le même espace », a déclaré Bharat. Les peuples autochtones le savent très bien : la nature n'est pas quelque chose de séparé de nous, quelque chose que nous pouvons "conserver" d'un côté, tout en le détruisant ailleurs. Nous ne faisons qu'un.

Malgré ce que les experts en marketing et leurs slogans accrocheurs comme les 30 % veulent nous faire croire, il n'existe ni recette unique pour sauver la planète ni solution facile. Néanmoins, certaines réponses sont déjà là, inscrites dans les yeux bruns de Bharat et de nombreux autres peuples autochtones qui ont résisté et résistent encore aux attaques incessantes de notre propre société sur leurs terres et leur vie. Pour une fois, nous devrions peut-être arrêter de crier des chiffres aléatoires comme les 30 % pour simplement écouter et apprendre. La lutte pour les droits territoriaux des Autochtones et la décolonisation de la conservation n’est peut-être pas suffisante à elle seule pour sauver notre planète, mais elle doit faire partie de ce voyage. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.