Shrouq Aila a été récemment récompensé en 2024 par le Comité pour le Protection des Journalistes. Elle a reçu le prix international de la liberté de la presse 2024 .
Propos recueillis par la journaliste Amy Goodman de la chaîne Democracy Now et traduits par mes soins.
Pour notre premier entretien de 2025, nous nous rendons à Deir al-Balah dans la bande de Gaza pour avoir les informations de la journaliste palestinienne Shrouq Aila , la rédactrice en chef de Ain Media, une agence de médias fondée par son mari aujourd’hui décédé, Roshdi Saraj, tué par une attaque aérienne israélienne en octobre 2023.Shrouq Aila décrit les conditions dramatiques de cet hiver pluvieux et froid , le vide laissé par les destructions desinfrastructures tandis que les Palestiniens se battent pour survivre. « Être ici à Gaza, signifie faire la différence. C’est mon devoir de rendre compte de la situation sur place.». Son dévouement a été récompensé par le Comité pour la Protection des Journalistes : cela fait 15 mois qu’elle témoigne constamment chaque jour sur le long siège qu’elle vit, malgré la perte de son mari.
Amy Goodman:
2 janvier : aujourd’hui à Gaza :les frappes israéliennes ont tué 28 personnes durant la soirée du jour de l’an, incluant des femmes et des enfants. Aujourd’hui, 52 personnes ont été tuées depuis l’aube dans des frappes qui ont atteint Jabaliya, dans le nord, le camp de réfugié-es de Bureij dans le centre, la ville de Gaza et le campement de déplacé-es de la « zone humanitaire » d’Al Mawasi dans le sud de Khan Younés. Jeudi dernier, une frappe israélienne a tué 5 journalistes palestiniens à l’extérieur de l'hôpital dAl-Awda dans le camp de réfugié-es de Nuseirat dans le centre de la bande de Gaza.
L’un des journalistes attendait la naissance de son enfant, dans une voiture clairement identifiée « Presse ».
Shrouq Aila : bonjour, c’est difficile de dire Bonne Année ici, du génocide, mais nous espérons que celui-ci prendra bientôt fin.
Donc, mardi,les pluies torrentielles ont endommagées des tentes. Certaines se sont envolées. Les conditions de vie des déplacé-es ont empirées. Plus de deux millions de personnes déplacées font face à des conditions qui menacent littéralement leur survie à cause du froid extrême et des pluies intenses. Ces tentes de fortune ne peuvent en aucun cas protéger les gens ni de la chaleur l’été, ni du froid l’hiver. Malgré tout, et c’est très important de le signaler qu’aujourd’hui, enfin, ça fait presque quinze mois que la bande de Gaza est sous le coup d’un siège très sophistiqué de la part de l’armée israélienne qui fait une guerre pour qu’il n’y ait aucun produit de première nécessité qui rentre. Par exemple, il y a une pénurie de couvertures, d’accessoires médicaux, de vêtements chauds et de petit bois pour le feu. La situation humanitaire actuelle appelle à une intervention immédiate car l’hiver s’installe. En plus, il y a beaucoup d’enfants qui souffrent de maladies à cause du froid, et aussi vous savez, des maladies liées à l’eau, aux égouts qui remontent et qui se mélangent avec l’eau de pluie. Cela fait mal au cœur de marcher au milieu des tentes, dans les rues inondées et de voir les gens s’enrouler dans des couvertures avec les plateaux repas dans la rue. Tous attendent que le soleil sorte un peu, afin de pouvoir faire sécher tout ce qui est détrempé.Les enfants essaient d’aider leurs parents à vider l’eau des tentes, parce qu’ils se réveillent en train de nager là dans l’eau de pluie mélangée à l’eau des égouts.
La récompense que j’ai reçue est à double tranchant : d’un côté, cela m’a démolie de recevoir une récompense alors que mon mari n’est plus là, c’était insurmontable mais il faut être résilient et se tenir en face de la caméra ou derrière et continuer à documenter l’horreur d la situation ici. Mais les gens, et c’est le bon côté, nous écoutent. A un moment j’ai pensé perdre espoir en l’humanité mais cette récompense m’a fait remonter à la surface et je conçois que ce que nous faisons ici est remarquable. Les gens nous entendent, et ils sont en empathie avec nous.
Depuis, j’ai voulu montrer mon respect à tous ceux qui nous soutiennent et qui croient dans l’effondrement et la fatigue que nous vivons. Je représente tous mes collègues journalistes qui depuis 14 ou 15 mois couvrent ce génocide avec à l’intérieur la colère, la peur,la faim et le sentiment permanent d’insécurité par dessus tout. Il faut aussi assimiler la perte d’êtres chers, de nos maisons, de nos travaux et tout . Je veux juste dire que nous sommes éreintés, mais nous savons que les gens dehors nous récompensent .C’est un soulagement pour nous.
Nos journées sont longues , d’abord parce que nous ne vivons pas seul-es. Nous vivons avec beaucoup de membres de nos familles et des ami-es parce que l’espace est limité . Il y a plus de deux millions de Gazaouis qui sont déplacé-es maintenant. Donc, être dans un logement avec plus de 18 personnes implique que nous nous réveillons très tôt, à cause du chaos et du bruit, à cause des gosses, à cause du fait que ces soi-disant
« endroits sécurisés » sont surpeuplés et il qu'il y a toujours quelque chose pour vous réveiller. Donc, vers 5 ou 6 heures, on est debout.. Je prends toujours un peu de temps pour moi et ma fille qui a perdu son papa au début de la guerre et aussi parce que je sais que je vais partir travailler mais je ne sais pas si je vais revenir. Donc j’essaye du mieux que je peux d’avoir du temps avec ma petite fille avant de partir.
Ensuite, vient le moment de partir . Il y a une crise des transports ici à cause de la pénurie de gasoil et nous utilisons les moyens de transport traditionnels : une carriole tirée par des ânes et vous avez ce sentiment que vous n’allez jamais arriver à destination parce que c’est lent et parce qu’il y a tellement de gens dans les rues. Les autres alternatives sont si chères qu’on ne peut pas se le permettre. Quelquefois il me faut une ou deux heures avant d’arriver à destination. Il faut aussi ajouter que la ville de Khan Younès est détruite à 90 %, donc il n’y a pas de rues . Il n’y a que des passages disparates, avec des tentes un peu partout. Donc quand il faut filmer à Khan Younés, vous y passer la journée : vous perdez beaucoup de temps pour arriver dans la zone où vous voulez filmer et pour partir aussi, sans compter que le signal Internet est très faible à cause des attaques sur les réseaux. Et puis, une fois que j’ai fait mon tournage, il y a une autre épreuve que nous devons , nous les journalistes, traverser : c’est l’accès internet. Il n’y a pas d’accès internet à proprement parler, pas comme avant le génocide.Alors je me dirige vers une tente « Presse » où il y a de électricité et assez d’internet pour les téléchargements. Ce que je veux dire, c’est que ça fait plus d’un an que je n’allume pas la lumière dans la pièce parce qu’il n’y a pas d’électricité. Les gens à l’extérieur ne peuvent pas comprendre ce que veut dire ne pas avoir d’électricité, mais c’est comme ça. Ce sont les quelques panneaux solaires et les batteries qui fonctionnent quelques heures. En hiver, on ne peut pas les utiliser.
Quand le génocide a commencé, j’ai été déracinée, avec ma fille et mon mari. Nous étions en voyage professionnel à l’extérieur de Gaza .Et quand ça a commencé, on a tout laissé tomber et on est rentré, parce que nous sommes journalistes, et quand tu es journaliste, c’est pour la vie, c’est ton devoir, tu dois le faire pour ton agence,pour ton pays,pour ton peuple. Juste pour faire ton devoir. Nous n’imaginions pas que cela allait être si dur mais je ne regrette rien . Même si je ne peux pas implémenter un cessez-le-feu, au moins les gens sont informés au sujet de nos souffrances et de notre cause ici dans la bande de Gaza . Et puis maintenant, cela fait 7 mois que la seule issue, le point de passage de Rafah, est fermée, c’était la seule issue,gérée par les autorités égyptiennes. La porte est fermée.Depuis mai. L’armée israélienne a lancé ses opérations terrestres, traversant la frontière, détruisant tout. Donc nous sommes pris au piège ici, pas de sortie, juste le ciel. Tu meurs, et tu t’envoles vers le ciel, c’est la seule issue de nos jours.