Le titre de Fabrice Arfi (« Massacre du 17 octobre 1961 : les preuves que le général de Gaulle savait ») est ambigu et donne à penser pour un lecteur ayant envie d’être conforté dans une vision partisane presque l’inverse de ce qui est écrit. C’est fréquent [voir en commentaire de ce billet la réponse de Mediapart - ndlr].
Je reprends quelques points du texte :
Page 1 de l'article. Oui l’Elysée a su l’horreur du massacre, ne serait-ce que par la presse à partir du 19 octobre, jour où Claude Bourdet et Gilles Martinet rédigent l’éditorial de France-Observateur mettant en cause à la fois le gouvernement qui avait interdit les manifestations et… le FLN qui avait une part de responsabilité en organisant cette manifestation dont il savait qu’elle pouvait donner lieu à des incidents tragiques. Le 17 octobre, Papon n’a su qu’il y avait une manifestation qu’au milieu de la matinée. Il est certain qu’il a soufflé sur les braises d’une police en colère en prétendant qu’il y avait eu des morts de policiers le jour même sachant qu’il allait déchaîner le sentiment de vengeance chez les policiers dont une vingtaine avait été tuée par le FLN. Je lis dans la note de Tricot daté du 28 octobre (p.2 de votre article) le nombre de 54 morts. L'avant-veille, au conseil des ministres, Frey avait parlé de 6 morts, 4 de plus que ce qu’il avait annoncé lors du conseil des ministres du 18 octobre. Plus tard, Constantin Melnik qui fut le conseiller technique de Michel Debré pour toutes les questions de sécurité et de renseignement entre 1959 et 1962 parle d’une centaine de morts dans un livre publié en 1988. Il ajoute : « Il aurait été possible, après coup, quitte à affaiblir, ce qui était impensable en temps de guerre, la puissance d’intervention des forces de police, d’enquêter, de sanctionner, de condamner. Aucune volonté humaine n’aurait pu- là se glisse l’atroce - ni empêcher ni même endiguer. »
Le 6 novembre 1961, comme vous le notez, de Gaulle répond à la seconde note de Bernard Tricot : « 1) Il faut faire la lumière et poursuivre les coupables. 2) Il faut que le ministre de l’intérieur prenne vis-à-vis de la police une attitude d’“autorité”, qu’il ne prend pas, et qui, d’ailleurs, n’exclut nullement, bien au contraire, la “protection” ». Pourtant, il n'y aura pas de poursuites. Tricot s'inquiétait : « Il faut éviter le plus possible le scandale ». Tricot parle de l’extrême danger à s’engager dans des poursuites en faisant référence sans le dire au putsch d’avril 61 mené par des dignitaires de l’armée. La police parisienne était « infestée » de membres de l’OAS que l’on avait écartés du terrain algérien.
La lecture des notes prises par mon père à chaque conseil des ministres est la preuve flagrante qu’un chef d’Etat, tout de Gaulle qu’il fut, n’a pas pour autant la maîtrise des corps d’Etat régaliens. Sa colère transparaît dans la dureté de ses mots. Le 28 février 1962, alors que les plasticages continuent et que d’après Frey (hostile, comme Debré, à la politique algérienne de de Gaulle) « la police est entrée à fond dans la lutte anti-OAS », de Gaulle s’énerve : « Il faut mettre à la porte la frange de la police (impliquée) et liquider ceux qui sont douteux dans l’armée. Quand ton œil se scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi », ajoute-t-il.
Son but : en finir avec la guerre d’Algérie le plus vite possible. On était en négociations à quelques mois de la signature des accords d’Evian. Et, en effet, quatre mois après, le 21 février 1962, Joxe livre durant le Conseil des ministres, les conclusions de la négociation. Quand de Gaulle se retrouve seul après le conseil avec Michel Debré et mon père, s’adressant à Debré, il lui dit : « En vérité, il est miraculeux que nous en soyons arrivés à ces accords. Car, songez-y, depuis cent trente ans, « ils » (les Algériens) n’ont cessé d’être dominés, trompés, dépouillés, humiliés. Il est miraculeux qu’ils acceptent de vivre encore avec des Européens. Je ne l’aurais jamais cru ! ». C’est un non-sens de penser que Charles de Gaulle ait voulu ce massacre. Il l’a occulté comme il avait minimisé après la seconde guerre mondiale le poids de la collaboration, mais il ne l’a pas commandité.
Plus tard, en 1967, c’est de Gaulle qui a encouragé mon père, Louis Terrenoire, à prendre la présidence de l’association de solidarité franco-arabe. En note, un épisode de la vie de cette association autour, à nouveau de meurtres d’algériens 1).
Que Papon, cette anguille, ce criminel historique, ait manipulé les informations, cela ne fait aucun doute. Ce fut horrible, abominable. Tout ce que vous mentionnez à la page 4 est exact. C’est incompréhensible pour moi que de Gaulle (sous prétexte qu’il ne s’occupait pas de l’intendance ??) ait gardé Papon jusqu’en 1967. Vous dites que c’est pour éviter que sa majorité ne se fracture. Mais cela pose question. Après tout, il a bien viré Debré de son poste de premier ministre après les accords d’Evian en 1962.
J’ose dire que j’avais moi-même déjà fourni des informations inédites 3) en lisant les livres de mon père, son journal et en analysant les échanges faits lors du conseil des ministres, échanges que l’on peut consulter aux Archives privées et familiales aux Archives nationales à Pierrefitte et qui ont été publiés 2).
A l’époque, je m’étais focalisée sur le terme « crime d’Etat ». Je crois que j’ai eu tort car cela introduisait pour certains de mes lecteurs un regard critique inutile. De fait, même si le massacre n’avait pas été prémédité par le chef d’Etat, il s’agissait bien de ce qu’on peut appeler un crime d’Etat.
Marie-Odile Terrenoire
- Dans ce cadre, mon père en 1973 se portait partie civile dans le cadre d’un procès contre les assassins d’un jeune algérien. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-jeudi-09-juin-2022-7588387
- De Gaulle en conseil des ministres - Journal et notes de Louis Terrenoire, porte-parole du gouvernement février 1960 - avril 1962, révélations sur la fin du conflit algérien - Louis Terrenoire, Hélène Boivin (Annotateur), Eric Roussel (Préfacier). Editions Eurocibles, 2018
- Marie-Odile Terrenoire – Voyage intime au milieu de mémoires à vifs. Le 17 octobre 1961, Editions Recherches, 2017.