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En septembre 2025, les organisateurs du Salon du mariage en France annoncent que 270 000 cérémonies pourraient être célébrées cette année, un record depuis vingt ans, malgré un coût moyen estimé à 16 000 € pour un couple.
Dans le même temps, à l’échelle mondiale, l’UNICEF rappelle qu’une fille sur cinq (soit environ 650 millions de femmes aujourd’hui en vie) a été mariée avant l’âge de 18 ans, souvent sans consentement libre, c’est précisément pour le fait que cette pratique continue encore au vingt-et-unième siècle que le 19 décembre 2011, l'Assemblée générale des Nations Unies a déclaré dans la résolution 66/170 le 11 octobre Journée internationale de la fille, afin de reconnaître les droits des filles et les obstacles particuliers auxquels elles se heurtent de par le monde.
Dès lors, comment comprendre le mariage forcé non comme simple reliquat archaïque, mais comme symptôme d’un déséquilibre persistant entre pulsion, domination et structure sociale et pourquoi les extrêmes politiques, à droite comme à gauche, en reconduisent malgré eux la logique ?
Nous verrons donc d’abord comment Schopenhauer et Ibn Khaldoun permettent de comprendre la genèse du mariage comme contrat de domination, avant d’analyser la dérive des idéologies contemporaines qui, sous couvert de morale ou de libération, entretiennent ce rapport de force, pour enfin proposer les conditions d’une véritable mixité libératrice, contre la clôture des identités et la solitude genrée.
Le mariage comme contrat biologique et social , de la lucidité schopenhauerienne à l’ordre khaldounien:
Chez Schopenhauer, le mariage n’est jamais un idéal romantique, mais un piège métaphysique tendu par la nature elle-même. Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, il démonte l’illusion sentimentale en y voyant la ruse de l’espèce, l’amour ne serait qu’un stratagème de la Volonté pour assurer la reproduction, un mensonge nécessaire pour perpétuer la vie. L’individu croit choisir, mais il est choisi. Il s’imagine libre, alors qu’il n’est que le messager inconscient d’un principe biologique qui le dépasse. Le mariage devient ainsi l’institution chargée de stabiliser cette illusion un contrat social venu discipliner une pulsion sans fond, donner forme juridique à ce que la nature déchaîne.
Dans cette perspective, Schopenhauer voit dans le mariage un contrat en faveur des femmes, non par bonté, mais par lucidité, dans la logique économique et patriarcale du XIXᵉ siècle, la femme mariée obtient par le droit ce que la société lui refuse par la liberté. Le mariage protège, mais enferme. Il offre une sécurité matérielle en échange d’une servitude symbolique. Il crée une dépendance que la morale maquille en vertu. Derrière la promesse de stabilité se cache l’asymétrie d’un échange, l’homme assure la subsistance, la femme offre sa fécondité. C’est un compromis social qui traduit un déséquilibre naturel, et non sa correction. La “protection” féminine est en réalité une dépossession consentie celle de la liberté au profit de la survie.
Ibn Khaldoun, dans la Muqaddima, analyse cette logique sous un autre angle, celui des structures collectives. Dans les sociétés tribales qu’il décrit, la asabiyya, cette solidarité de groupe fondée sur la filiation masculine, constitue le socle du pouvoir. Le mariage n’y est pas une affaire individuelle mais un instrument politique, une alliance entre lignées. La femme y incarne la continuité du sang, non la liberté du désir. La domination masculine ne repose pas tant sur la force que sur la coutume, elle est naturalisée par la tradition, sacralisée par la religion, intégrée au tissu de la communauté. Ce que Schopenhauer appelle la ruse de la nature, Ibn Khaldoun le décrit comme la ruse du groupe, maintenir l’ordre par le contrôle des corps, réguler le chaos par la soumission de la femme.
Ainsi, qu’il soit pensé comme nécessité biologique ou comme exigence sociopolitique, le mariage apparaît comme le point de convergence entre la nature et la culture, entre le biologique et le normatif. Il fonde la continuité de l’espèce, mais aussi celle de la domination. Ce contrat, supposément protecteur, est né de la peur, peur de la solitude, de l’instabilité, de la sexualité libre. En cherchant à conjurer la violence du désir, les sociétés ont inventé une autre violence, plus silencieuse, celle de l’institution.
Mais ce que ni Schopenhauer ni Ibn Khaldoun ne pouvaient encore saisir, c’est la manière dont les idéologies modernes allaient prolonger ce vieux déséquilibre sous des formes nouvelles au nom de la morale ou de la liberté. C’est ce paradoxe que révèle le XXᵉ siècle, alors que l’on croyait affranchir le lien amoureux des structures anciennes, on n’a fait que déplacer la contrainte, parfois jusqu’à l’excès.
Car dans les discours des extrêmes, qu’ils invoquent la pureté ou la transgression, se rejoue la même logique d’asservissement, celle qui transforme le corps en symbole et la femme en territoire moral.
L’hypocrisie des extrêmes : morale ou transgression, deux visages d’un même mal:
Aucune idéologie n’a su véritablement libérer le rapport entre les sexes, la droite l’a figé dans le mythe de la pureté, la gauche l’a dissous dans le commerce du désir. Sous des langages opposés, c’est une même peur du féminin qui s’exprime, peur de son autonomie, de son altérité, de sa puissance symbolique. Là où l’extrême droite fige la femme en icône, l’extrême gauche la transforme en image mais dans les deux cas, le corps féminin demeure un objet de discours, jamais un sujet de parole. Et, fait plus inquiétant, l’Occident connaît aujourd’hui un retour en arrière des valeurs qui romantise les « traditions » en oubliant ce qu’étaient réellement les sociétés traditionnelles, contrôle des corps, tutelle masculine, faible justiciabilité du consentement. On vante la « femme au foyer heureuse » (#tradwife sur les réseaux), on réhabilite des « vertus anciennes » dans les discours politiques (campagnes pro-rôles sexués, rhétorique de « l’ordre moral »), on tolère à la marge des pratiques d’« arrangements familiaux » dans certaines diasporas (les juridictions britanniques émettent régulièrement des ordonnances de protection contre les mariages forcés), comme si l’histoire n’avait pas précisément cherché à sortir de ces tutelles.
L’extrême droite ressuscite une nostalgie d’ordre, un monde hiérarchisé où l’homme incarne la loi et la femme la morale. L’idéal femme-mère, figure de pureté et de sacrifice, se présente comme refuge contre le désordre moderne. Mais cette « complémentarité naturelle » n’est qu’un autre nom de la subordination, glorifier la vertu, c’est condamner la liberté. Baudrillard, dans De la séduction, l’avait perçu avec acuité : dans les sociétés de représentation, « le pouvoir de la femme n’existe que dans la mesure où l’homme le met en scène ». La pureté devient dispositif de contrôle, simulacre qui enferme le féminin dans l’apparence. Cette rhétorique prospère aujourd’hui dans des programmes publics valorisant la natalité sans symétriser les droits, des polémiques vestimentaires où le corps féminin est à nouveau sur-régulé, et des discours religieux-politiques qui réhabilitent la tutelle masculine sous couvert de tradition. On oublie alors pourquoi l’on a voulu sortir de ces modèles, pour garantir à chacune la propriété de son corps, la possibilité d’un « non », la citoyenneté pleine.
Face à ce modèle moralisateur, l’extrême gauche propose sa symétrie inversée : une libération illimitée où le corps se veut libre mais finit marchandise. Le féminisme consumériste confond émancipation et visibilité, liberté et exhibition. L’idéal d’autonomie glisse vers une dépendance au regard quantifié (likes, vues, abonnés) et au marché des plateformes. Otto Weininger, dans Sexe et caractère, en avait formulé les archétypes, le « F pur », la femme qui veut être objet d’adoration, et le « H pur », l’homme qui veut dominer ou détruire. Bien que traversée par une misogynie manifeste, l’intuition révèle une mécanique contemporaine, plus chaque sexe revendique sa « pureté » (de vertu ou de désir), plus il s’enferme dans une caricature algorithmique. Les vitrines actuelles de « l’empowerment » hypersexualisation commerciale, économie des contenus « explicites » présentés comme empowerment financier, concours de visibilité réinstallent une contrainte d’auto-objétisation que la tradition imposait de l’extérieur. On oublie, là encore, pourquoi on a voulu en sortir, pour troquer la mise en scène contre la relation, la norme imposée contre le consentement réciproque.
Philippe de Vulpillières, dans L’homme tue et la femme rend fou, prolonge ce diagnostic, la contrainte extérieure a muté en contrainte psychique devoir se prouver libre, désirable, performante. L’homme y cherche sa virilité dans l’agression ou la fuite, la femme son existence dans la reconnaissance ou la souffrance ; deux pathologies parallèles. La scène occidentale actuelle en donne des symptômes visibles, culture de l’incel et « coaching viril », burn-out de la performance esthétique, marchandisation de l’intime. Pendant ce temps, des reculs juridiques sur les droits reproductifs dans certains États occidentaux rappellent qu’un cadre légal peut basculer, on redécouvre, à ses dépens, ce que la modernité avait conquis la dissociation entre maternité et destin social, la justiciabilité du consentement, la priorité de la santé et de l’autonomie.
Ainsi, morale et transgression cessent d’être opposés pour révéler leur commun dénominateur, la mise en scène du corps. L’hypersexualisation fonctionne comme la pureté d’autrefois, elle contrôle en séduisant, normalise en exposant. L’idéologie du désir illimité, promue par la culture de l’image, crée une nouvelle servitude, devoir jouir, plaire, exister sans cesse dans le regard social. Baudrillard y voyait déjà la mort du désir, remplacé par son simulacre tout est montré, donc plus rien ne brûle. Le « mariage forcé » moderne ne se signe plus devant un prêtre, mais dans le miroir et les métriques ; ce n’est plus le père qui impose, mais le marché qui suggère et l’algorithme qui prescrit. On ne marie plus les filles contre leur gré, on les conditionne à consentir à leur propre effacement, tandis que prospèrent encore, ici ou là, des affaires de mariages arrangés/forcés que des parquets européens poursuivent régulièrement preuve que l’« archaïque » n’a jamais disparu, seulement changé de scène.
Ni la morale répressive ni la libération factice ne sauvent le rapport homme-femme, elles rejouent la même peur du féminin et la même absence de réciprocité. L’une érige des murs, l’autre des vitrines ; aucune ne crée la rencontre. C’est seulement dans la mixité véritable du regard, de la pensée et du langage qu’on peut cesser de s’observer pour enfin s’écouter, condition de la troisième partie.e
Repenser la mixité pour sortir du cycle de domination:
Si le mariage forcé représentait autrefois la forme la plus brutale de la domination, l’Occident contemporain en rejoue les logiques sous des formes plus discrètes : enfermement symbolique, solitude genrée, simulacres d’égalité. Derrière la promesse d’émancipation, nos sociétés cultivent une nouvelle séparation celle des imaginaires. Chacun revendique sa différence sans plus apprendre à coexister. L’homme et la femme ne s’affrontent plus au nom de la loi ou de la religion, mais au nom de la blessure, de la peur ou du ressentiment.
Les sociétés traditionnelles avaient déjà construit leur ordre sur la division des rôles, l’homme, garant de la sphère publique; la femme, gardienne du foyer. Si nous avons voulu en sortir, c’était pour rompre ce partage du monde en deux territoires inégaux. Or l’on voit aujourd’hui réapparaître cette tentation du cloisonnement, sous des visages différents, retour des rhétoriques du “vrai masculin”, du “féminin authentique”, des influences virilistes, ou encore de la figure nostalgique de la “femme traditionnelle”. Ce repli traduit moins une conviction qu’une peur peur de l’avenir, peur de la perte de repères, dans un monde ébranlé par les crises économiques, écologiques et géopolitiques.
Car le recul de la mixité n’est pas qu’un phénomène culturel, il est aussi économique et politique. Lorsque la guerre revient en Europe, lorsque l’inflation mine les classes moyennes, lorsque les tensions migratoires ou climatiques s’intensifient, les sociétés cherchent des repères simples, des récits d’ordre. Alessandro Baricco, dans The Game, explique que la modernité numérique a brisé la continuité du temps, nous vivons dans un présent perpétuel, fragmenté, sans mémoire. Dans cette économie du flux et de la peur, l’humain se raccroche à des symboles anciens virilité, maternité, autorité, pureté comme on se cramponne à une planche dans le naufrage. Ce que l’on appelle aujourd’hui « retour aux valeurs » est souvent une régression sécuritaire, née de l’incapacité à penser l’incertitude autrement que par la nostalgie.
Les crises environnementales et les guerres accentuent encore ce mouvement. L’angoisse climatique, la rareté des ressources et le sentiment d’effondrement font ressurgir des archétypes archaïques, la femme-mère, gardienne de la nature, et l’homme-soldat, protecteur du territoire. Chaque tension mondiale, de l’Ukraine au Proche-Orient, réactive la logique du camp, du clan, du genre. Le discours écologique lui-même, lorsqu’il essentialise la femme comme “terre-mère”, oublie qu’il répète un vieux schéma de sacralisation qui précède toujours la dépossession.
Repenser la mixité, dans ce contexte, signifie d’abord refuser la tentation du refuge. Ce n’est pas revenir à l’indifférenciation, mais retrouver le sens de la relation, penser ensemble, débattre, créer, éduquer sans séparer. L’école, l’université, les institutions culturelles et les lieux de travail devraient redevenir des espaces de rencontre entre les sensibilités, non des arènes de confrontation identitaire. Là où la séparation règne, le stéréotype prospère, là où le dialogue s’installe, la peur s’efface.
Mais cette mixité doit aussi être intérieure, cognitive et symbolique. Elle suppose une pensée capable d’accueillir la contradiction de faire dialoguer le rationnel et le sensible, l’analyse et l’intuition. Baricco le rappelait, l’enjeu du siècle n’est plus de ralentir le monde, mais d’y réintroduire de la conscience. La mixité véritable n’est pas seulement un fait social, c’est une forme d’intelligence collective. Elle consiste à penser avec l’autre, à faire du désaccord une source de création plutôt qu’un prétexte à repli.
La culture offre parfois les modèles de cette réconciliation discrète, certaines œuvres contemporaines littéraires, cinématographiques ou musicales refusent la polarité du héros et de la victime pour explorer des rapports fondés sur la réciprocité, la lenteur, l’écoute. Elles témoignent d’un besoin profond de relation non conquérante, de désir non possédant. C’est cette maturité du lien, chère à Simone de Beauvoir et à Nietzsche, qu’il faut retrouver, celle où le respect devient une forme de désir, et la reconnaissance, une manière d’aimer sans dévorer.
Ainsi comprise, la mixité n’est pas un idéal moral ni un compromis politique, mais une nécessité civilisationnelle. Dans un monde où la guerre, la dette et le climat rappellent la fragilité du vivant, apprendre à coexister devient un acte de survie. C’est elle, la vraie sortie du cycle de domination, non pas la victoire d’un sexe sur l’autre, mais la redécouverte du dialogue comme forme la plus haute de la force.
En conclusion, le mariage forcé, sous toutes ses formes, révèle la faillite des civilisations incapables de penser la liberté dans la différence. Ni les morales du passé ni les utopies libérales ne guérissent cette fracture, elles la déplacent. Entre Schopenhauer et Ibn Khaldoun, Baudrillard et Weininger, il s’agit moins de condamner que de comprendre pour reconstruire un imaginaire du lien qui n’asservisse ni ne divinise.
Peut-être faut-il relire l’amour non comme contrat, mais comme dialogue non comme fusion, mais comme échange d’altérités. C’est dans cette mixité vécue, et non proclamée, que réside l’unique alternative au double piège du puritanisme et du cynisme.
Sources de l’article:
Statistiques mondiales pour les mariages forcés:
- UNICEF (2023), Is an End to Child Marriage within Reach?
https://www.unicef.org/reports/end-child-marriage-within-reach
- UNICEF – Child Marriage – Overview
https://www.unicef.org/protection/child-marriage
Avec définitions, conséquences, initiatives régionales.
- UNFPA – Child Marriage
https://www.unfpa.org/child-marriage
- ONU, Journée internationale de la fille
- Assemblée générale des Nations Unies, Résolution A/RES/66/170
https://undocs.org/A/RES/66/170
Le Texte fondateur de la Journée internationale de la fille (11 octobre).
Royaume-Uni, Protection contre les mariages forcés:
- Ministry of Justice (2025) – Family Court Statistics Quarterly (Apr–Jun 2025)
https://www.gov.uk/government/statistics/family-court-statistics-quarterly-april-to-june-2025
Données officielles sur les Forced Marriage Protection Orders
- Data Justice UK, Forced Marriage Protection Orders Dataset
https://data.justice.gov.uk/datasets/family/fmpo
Nombre de cas et décisions de justice liées aux mariages forcés.
France, mariages et coût moyen:
- INSEE – Bilan démographique 2024
https://www.insee.fr/fr/statistiques/7760437
Évolution du nombre de mariages et de la démographie française.
- INSEE , Mariages et Pacs , séries longues 1990-2024
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381474
Données annuelles officielles.
- Étude de marché (Wedding Planner France, 2024) – Coût moyen d’un mariage en France
https://www.mariages.net/articles/le-cout-moyen-dun-mariage-en-france--c3821