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Clara-Doïna Schmelck, décédée tragiquement le 31 août 2025 des suites d’un cancer, était journaliste des médias, philosophe des réseaux, enseignante inspirante (chargée de cours à Sciences Po Strasbourg et au CELSA), co-autrice de Les Métiers du futur (2019) et contributrice exigeante des débats autour de l’information, était membre du comité de la revue Médium, CNRS Éditions, intervenante de référence des États généraux de l’information. Elle sut allier rigueur intellectuelle, chaleur humaine et ambition de transmission, pour penser les transformations du journalisme, la liberté de la presse et les enjeux de la sphère numérique.
Cet article est un hommage, à son regard juste, à sa parole libre, et à cette intelligence du vivant qu’elle portait avec une humanité inaltérable.
« L’humain ne doit pas disparaître derrière la technologie; il doit en être la conscience. »
Écrivait Clara-Doïna Schmelck dans “Les métiers du futur”, il y a quelques années, au moment où l’intelligence artificielle commençait à se rêver autonome. Elle ne parlait pas d’utopie, mais de vigilance, maintenir la présence humaine dans les interstices du code. Or c’est précisément cette conscience qui, aujourd’hui, nous manque. La mort de Clara-Doïna Schmelck n’est pas seulement celle d’une journaliste ou d’une philosophe des médias; c’est celle d’une voix qui cherchait, au cœur des flux, un reste de monde habitable.
Elle savait que l’ère numérique ne tue pas la mémoire, elle l’indexe, la stocke, la rend infiniment consultable et, ce faisant, la vide peu à peu de sa chaleur. Sa disparition révèle l’envers de la promesse technologique, un univers où tout survit, mais rien ne demeure. Baudrillard l’avait pressenti, pour lui, le réel, saturé de ses doubles, finit par s’effacer derrière leur transparence. Baricco, dans The Game, en a décrit la mutation esthétique, un monde fluide, horizontal, vibrant, où l’émotion se déplace plus vite que la pensée.
Entre ces deux visions l’effacement chez Baudrillard, la métamorphose chez Baricco , Clara-Doïna Schmelck a occupé la place rare de celle qui interprète le flux, plutôt que de le condamner ou de le célébrer. Elle ne craignait pas la technique, elle craignait l’oubli de la relation. Elle écrivait sur l’IA, la désinformation, la plateformisation, mais en filigrane, c’était toujours la même question , comment continuer à parler vrai dans un monde qui parle tout seul ?
Car derrière la lucidité conceptuelle, il y avait une femme une féminité habitée, vulnérable, traversée de doute et de grâce. Sa pensée portait la douceur de celles qui ont connu la fatigue du réel, cette lucidité blessée qui ne détruit rien, mais qui regarde. Là où l’époque exalte l’“Ève numérique”, silhouette artificielle de perfection docile de l’assistante vocale à la figure médiatique aseptisée Clara-Doïna Schmelck rappelait, par sa présence même, que la vérité ne s’obtient pas par la simulation de la femme, mais par son incarnation. Elle incarnait, contre la froideur du virtuel, la tendresse risquée de la parole vraie.
Sa quête n’était pas seulement intellectuelle; elle était existentielle. Elle parlait du numérique, mais c’était de l’humain qu’elle parlait, de cette zone fragile où la connaissance se confond avec la blessure. Sa vulnérabilité n’était pas faiblesse, c’était une forme de rigueur, celle d’une pensée qui accepte de trembler pour rester juste.
Ainsi se dessine la question centrale de cet hommage, que devient la vérité lorsqu’elle survit dans les réseaux, et que reste-t-il du féminin quand le monde s’automatise ?
Pour y répondre, il faudra d’abord retrouver dans son œuvre la lucidité incarnée d’une intelligence des médias; ensuite, comprendre ce que sa mort révèle de notre condition numérique; enfin, ouvrir, à partir de son absence, la possibilité d’une nouvelle poétique du réel une philosophie du souffle, du lien et de la vulnérabilité retrouvée.
Une véritable intelligence des médias, une lucidité incarnée
Il y avait chez Clara-Doïna Schmelck une manière rare de penser les médias sans s’y perdre. Là où la plupart des observateurs du numérique oscillent entre fascination et méfiance, elle avançait à pas mesurés, comme si l’analyse devait d’abord passer par une éthique du regard. Ses textes, d’une clarté pudique, portaient moins sur la technologie que sur la condition humaine exposée par elle. Ce qu’elle appelait « l’humain augmenté » n’était jamais, pour elle, un fantasme de puissance, c’était une alerte sur le risque d’un monde où la machine penserait à notre place, où le langage serait réduit à la donnée, où la vérité deviendrait un simple produit dérivé de la vitesse.
Son écriture avait quelque chose de respirant. Dans un univers saturé d’images et de notifications, elle réintroduisait la lenteur comme une forme de rigueur. On sentait qu’elle écrivait avec la même patience qu’un artisan du sens, refusant de céder à la tyrannie du flux. Cette lenteur n’était pas nostalgique, elle était une résistance. Là où Baricco voyait dans The Game la grande mutation esthétique d’un monde devenu interface, elle y voyait, elle, le danger d’une humanité qui oublie de se relire. Elle pensait que l’urgence contemporaine n’était pas de s’adapter au numérique, mais de lui opposer la respiration, la nuance, la responsabilité.
C’est ce qui rendait sa parole si singulière car elle était, une lucidité sans cynisme et une vigilance sans haine du progrès. Elle comprenait que la modernité technique n’était pas une catastrophe, mais une épreuve. Et que cette épreuve exigeait d’être vécue, non sur le mode du repli, mais de l’attention. Dans ses chroniques, on trouve toujours cette même conviction discrète : « l’avenir ne se construit pas en supprimant le doute, mais en l’apprivoisant ». Elle ne cherchait pas à neutraliser la peur du numérique, mais à la rendre féconde, à la transformer en connaissance de soi.
C’est là que résidait sa force féminine, dans cette alliance de rigueur et de porosité, de raison et d’empathie. Sa pensée n’avait rien de revendicatif ni de posture. Elle incarnait une féminité intellectuelle rare, une intelligence qui ne voulait pas vaincre, mais comprendre, une voix qui ne cherchait pas à s’imposer, mais à tenir bon dans le vacarme. On sentait, derrière ses analyses, une fatigue lucide, une douleur à vif, un souci du vrai qui venait d’un rapport intime à la fragilité. C’est ce qui la distinguait des figures médiatiques du féminin contemporain, celles de l’« Ève numérique », surfaces idéalisées et artificielles( journalistes, figures politiques féminines, IA féminine, streameuses, etc) , avatars de perfection lisse que l’industrie culturelle érige pour mieux effacer le féminin réel. Elle, au contraire, ne performait pas la vérité, elle l’incarnait. Dans sa pudeur, dans sa retenue, il y avait plus de subversion que dans bien des manifestes.
Elle faisait partie de ces rares penseuses pour qui la lucidité est un acte d’amour. Comprendre, pour elle, n’était pas disséquer mais relier; dévoiler, c’était rendre hommage. Ce geste, qui semble simple, exigeait une fidélité au réel que peu de penseurs acceptent encore. Fidélité à ce qui blesse, à ce qui échappe, à ce qui tremble. Fidélité à l’humain, surtout, dans ce qu’il a de plus fragile, sa capacité d’attention. En cela, Clara-Doïna Schmelck appartenait à cette lignée de femmes qui font de la pensée un soin du monde, du langage, de la vérité.
Sa mort rend cette fidélité encore plus bouleversante. Car elle disparaît à l’instant où sa vigilance devient vitale. Le numérique, désormais, ne cesse de produire des visages sans présence, des discours sans corps, des savoirs sans expérience. Mais sa voix, elle, reste. Et c’est peut-être là le paradoxe ultime, dans ce flux sans mémoire, sa disparition nous rend soudain la mémoire du réel.
« Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir, écrivait-elle, mais d’y maintenir l’humain. »
Cette phrase, tirée de “Les métiers du futur”, ouvre naturellement la suivante, c’est désormais sa propre absence qu’il nous faut lire comme un signe du temps celui d’une époque où la mort elle-même devient numérique.
Sa mort numérique ou survivre sans présence
Sa mort résonne comme une expérience-limite du temps dans lequel nous vivons. Non pas une disparition au sens ancien, mais une mutation de la présence, tout reste, mais plus rien ne demeure. Ses articles, ses interventions, ses photographies, ses phrases même continuent de circuler. Elles persistent dans les moteurs de recherche, dans les bases de données, dans les citations algorithmiques qui font aujourd’hui la mémoire collective. Le deuil devient impossible, non parce que la perte est trop grande, mais parce qu’elle ne sait plus s’achever. C’est cela, la mort numérique, une survie sans silence, un souvenir sans effacement.
Ce qui nous émeut, ce n’est pas seulement qu’elle soit morte, mais qu’elle soit encore “disponible”. Son image, sa voix, ses mots nous sont rendus à chaque clic, mais leur répétition les dévitalise. Baudrillard avait déjà prévenu, à force de tout archiver, le réel finit par se dissoudre dans sa transparence. Ce que nous appelons trace devient un double qui n’a plus d’épaisseur, un fantôme de présence. Dans cette survivance infinie, le sens se perd par saturation. Clara-Doïna Schmelck avait compris avant tout le monde que la plus grande menace du numérique n’était pas la perte, mais l’absence de perte, l’impossibilité du silence.
Car ce silence-là, elle le pratiquait. Dans ses textes, il y avait des pauses, des respirations, des mots qui s’arrêtaient au seuil du trop-dire. Aujourd’hui, ces silences sont comblés par le bruit continu des réécritures automatiques, des résumés, des reformulations que produisent les systèmes de langage. Son œuvre nous revient filtrée, répliquée, interprétée par des programmes incapables de ressentir la pudeur qui la traversait. C’est le paradoxe cruel de cette époque, la fidélité numérique trahit plus sûrement que l’oubli.
Et puis, il y a ce phénomène plus souterrain encore, la fabrication d’un féminin artificiel, d’une “Ève numérique” que la technique érige à la place des femmes réelles. Voix douces, visages standardisés, avatars qui imitent la compassion et la beauté, un féminin programmé pour rassurer, séduire, servir. Ce simulacre prolonge le vieux mythe biblique, la femme comme interface entre la vérité et le péché, mais désormais sans corps, sans fatigue, sans histoire. L’Ève numérique, c’est la femme sans monde.
Clara-Doïna Schmelck, à l’inverse, fut une femme de monde au sens fort, elle pensait depuis la matière vivante du réel. Sa féminité n’était ni posture ni ornement, mais tension vers la justesse. Elle ne cherchait pas à paraître vraie, elle cherchait à le demeurer, quitte à être blessée. Là où l’Ève numérique simule la perfection, elle assumait l’imperfection comme condition de la pensée. Là où les figures médiatiques de la féminité jouent la maîtrise, elle faisait de sa fragilité une source d’intelligence. En cela, elle incarnait une résistance radicale, celle du corps sentant face à la machine, de la parole hésitante face au flux automatisé.
Sa mort devient dès lors un miroir pour notre temps, celui d’un monde qui conserve les visages, mais oublie les présences. Nous ne savons plus faire le deuil, parce que nous ne savons plus effacer. Nous vivons dans un univers d’archives où même la mort devient réversible, recyclable, visible à l’infini. Ce n’est plus le tragique qui nous manque, c’est la finitude. Et sans finitude, plus rien n’a de poids.
Baudrillard disait que « la disparition du réel n’est pas sa mort, mais sa multiplication ». Elle, sans le formuler ainsi, en faisait l’expérience. Elle essayait de maintenir la vérité dans ce monde démultiplié, une vérité humble, imparfaite, humaine. À travers sa mort, nous voyons s’effondrer la possibilité même de cette fidélité. Ce n’est pas seulement la perte d’une femme, c’est la perte d’une certaine idée de la parole, celle qui suppose un corps, un souffle, une limite.
Et pourtant, quelque chose subsiste. Peut-être parce qu’à force de parler de la présence numérique, elle nous a appris à reconnaître ce qui, en nous, demeure irréductiblement réel. Sa voix enregistrée ne remplace pas son absence, mais elle la rend audible. C’est peut-être cela, sa dernière leçon, dans le vacarme du monde simulé, l’empreinte d’une parole vraie suffit à redonner forme au silence.
« Le futur n’est pas à craindre s’il reste habité », écrivait-elle.
Reste alors à comprendre comment, à partir de cette disparition qui ne disparaît pas, nous pourrions habiter autrement, non plus en conquérant la mémoire, mais en la respirant. Car c’est là que commence la suite, la possibilité d’une poétique du réel, d’une pensée du lien et du souffle, fidèle à ce qu’elle fut, une femme qui n’a jamais cherché à posséder la vérité, mais à l’aimer assez pour ne pas la figer.
Après le flux, vers une poétique du réel
Il y a un moment, après le flux, où l’on cesse de chercher à comprendre et où l’on recommence à écouter. Clara-Doïna Schmelck appartient à ce moment-là, celui du passage de la critique à la présence. Elle ne cherchait pas à produire du sens, mais à préserver les conditions de son apparition. Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est pas l’information, mais le silence qui permet de la recevoir. Or le numérique ne sait pas pleurer, il enregistre. Il garde les traces, mais ignore la perte.
Retrouver le silence, c’est peut-être le geste le plus radical qu’il nous reste. Non pas fuir le monde, mais cesser de vouloir tout retenir. La perte, quand elle est assumée, redevient un acte éthique, elle redonne au réel sa gravité. Elle seule nous empêche de flotter dans l’éternel présent des écrans. Clara-Doïna Schmelck l’avait compris à sa manière : sa parole, toujours mesurée, portait cette noblesse du retrait. Elle savait qu’une pensée juste ne s’impose pas, elle s’accorde. Elle avait cette qualité rare de ne jamais saturer le monde, mais de lui rendre sa résonance. Dans ce sens, sa mort ne clôt rien, elle ouvre un espace de silence habité, semblable à celui que Komitas ( compositeur ottoman), dans sa musique, faisait vibrer entre deux notes ce lieu où l’on ne parle plus, mais où tout s’entend.
Penser aujourd’hui à partir d’elle, c’est aussi repenser le lien. Nous vivons dans un monde qui connecte tout, mais n’accorde rien. Les réseaux relient, mais sans relation. Ils tracent des cartographies sans souffle, des communautés sans corps. Ce qu’elle pressentait, c’est qu’il faut désormais redonner au lien son épaisseur : une durée, une mémoire, une fragilité partagée. Elle a ouvert la première voie, celle d’une pensée du réseau conscient de sa dimension humaine. À nous d’en ouvrir la seconde, une pensée de la résonance. Le numérique ne doit plus être un système de diffusion, mais un milieu d’écoute, un espace de réciprocité.
C’est dans ce renversement, que tout se joue, réapprendre à être relié, sans être capturé. C’est là que la féminité de sa pensée prend tout son sens, non pas un féminin biologique, mais une modalité du vrai. Le féminin, chez elle, c’était la justesse. La vérité ne s’imposait pas comme un concept, mais s’approchait comme un souffle. Ce n’était pas une idée, mais un rythme. Par son œuvre et par sa mort, elle nous lègue une méthode, penser sans dominer, dire sans saturer. Laisser la vérité respirer à travers nous plutôt que la posséder.
Sa philosophie, si l’on peut employer ce mot, n’était pas un système mais une présence. Une attention aux formes, aux mots, aux êtres, à ce qui se défait doucement. Elle nous rappelle que le monde n’a pas besoin d’être reconstruit, mais réaccordé. Que la vérité, pour être dite, doit d’abord être écoutée. Que le féminin du réel n’est pas l’opposé du rationnel, mais sa respiration la plus haute.
C’est en cela que son héritage excède le champ des médias ou du numérique, il touche à la possibilité même d’une sagesse contemporaine. Une sagesse qui ne passe plus par le pouvoir ni par la maîtrise, mais par la mesure. Le monde moderne a confondu l’intelligence avec la conquête ; elle, au contraire, rappelait que la lucidité peut être une forme de tendresse.
Et peut-être est-ce cela, la vraie tâche aujourd’hui, prolonger cette tendresse comme forme de pensée. Non pas la sentimentalité, mais la rigueur sensible de celles et ceux qui savent que le monde se comprend mieux quand on le laisse respirer. Penser devient alors un art du souffle, c’était celui de Komitas, de Baricco, et désormais le sien.
Elle a parlé des médias comme d’un miroir du monde; aujourd’hui, c’est le monde qui reflète son absence. Le numérique garde sa trace, mais le réel garde sa leçon, une parole juste ne disparaît pas, elle se transforme en rythme. C’est peut-être cela, sa victoire contre l’Ève numérique, avoir prouvé qu’on pouvait penser le flux sans s’y dissoudre, et qu’une femme pouvait encore incarner la vérité sans la posséder, mais en la respirant.
Pour conclure, Clara-Doïna Schmelck laisse derrière elle bien plus qu’une œuvre, une empreinte de justesse. Elle a su, à une époque de saturation et de bruit, préserver le mystère du réel ce battement discret entre le mot et le silence. Elle n’a jamais prétendu réparer le monde; elle a simplement continué de l’écouter, même quand il se taisait. Sa mort, paradoxalement, accomplit sa pensée, elle nous confronte à ce que le numérique ne sait pas faire se taire, disparaître, laisser place.
Dans une époque où tout s’enregistre, elle aura rappelé qu’il faut parfois consentir à l’effacement pour qu’une trace devienne mémoire. Ce n’est pas le flux qu’il faut sauver, mais le souffle. C’est lui, et lui seul, qui redonne au monde sa consistance, qui fait d’une idée un geste, d’une analyse un acte de présence. En ce sens, sa pensée survit là où elle l’avait toujours située, entre lucidité et tendresse, entre rigueur et vulnérabilité, entre le réel et sa musique.
Reste à savoir si nous saurons prolonger ce souffle. Non en l’imitant, mais en l’incarnant à notre tour, en écrivant plus lentement, en pensant plus doucement, en refusant de réduire la vérité à son signal. Peut-être qu’un jour, au cœur même du flux, renaîtra une forme de pudeur celle qui fait du langage non plus un pouvoir, mais un abri.
Et si le numérique devait un jour devenir humain, ce serait par des femmes et des hommes capables de silence; capables, comme elle, d’habiter la lumière sans s’y dissoudre.
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