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Billet de blog 2 novembre 2025

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De la neutralité sonore à la simulation du sensible

Et si la perfection technique était devenue notre plus belle dissonance ? Entre Bob Acri, Windows 7 et Édith Piaf ressuscitée par IA, l’oreille moderne vit sous perfusion numérique, plus de souffle, plus de failles, juste du “beau” calibré. Le monde sonne juste, mais ne vibre plus.

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En 2024, alors que le biopic animé Édith recrée par intelligence artificielle la voix d’Édith Piaf, la frontière entre authenticité et simulation semble plus floue que jamais. Presque vingt ans plus tôt, un morceau discret,  Sleep Away de Bob Acri, accompagnait silencieusement le lancement de Windows 7, glissé dans le dossier “Sample Music”. Ce jazz feutré, sans paroles ni aspérités, symbolisait déjà une époque où la machine proposait un goût universel, “neutre”, calibré pour plaire à tous. Comme l’écrivait Jean Baudrillard, « La perfection technique du monde est sa perte » (Simulacres et Simulation). Autrement dit, plus nos outils se perfectionnent, plus le réel s’efface derrière l’illusion d’une harmonie programmée, la musique devient interface, et l’écoute, un protocole.

Dès lors comment la standardisation sonore, de Sleep Away à la voix recréée d’Édith Piaf, révèle-t-elle la transformation du rapport entre art, technique et liberté d’expression à l’ère du politiquement correct et de l’intelligence artificielle ?

Pour répondre à cette question, on montrera d’abord comment les morceaux intégrés à Windows 7 ont construit une esthétique “neutre”, avant d’analyser, à travers Baricco et Baudrillard, la mutation du réel musical en simulacre, puis d’interroger, à l’heure des voix synthétiques et des normes sociales, les nouvelles frontières entre création, contrôle et liberté .

Trois morceaux, un dispositif: l’esthétique “neutre” de Windows 7

Au tournant des années 2000, alors que Microsoft cherchait à redorer l’image ternie de Windows Vista, un détail musical passa presque inaperçu, dans le dossier “Sample Music” de Windows 7 figurait une pièce de jazz douce et sans paroles, Sleep Away, signée Bob Acri. Derrière ce choix anodin se cache pourtant toute une vision du monde numérique qui se dessinait alors, un espace lisse, apaisé, universel ou du moins prétendant l’être où même la musique devait devenir neutre.

Bob Acri (1918-2013), pianiste formé à Chicago, avait eu une carrière discrète mais respectée, musicien d’orchestre pour NBC et ABC, accompagnateur d’Ella Fitzgerald ou de Buddy Rich, il enregistrait tardivement ses propres albums, d’un jazz feutré, cultivé, sans effets. Sleep Away, issue de son disque éponyme de 2004, correspondait parfaitement à cette esthétique, tempo lent, timbre chaud, toucher maîtrisé, un morceau qui ne dérange rien, ne dit rien, mais qui installe un confort sonore presque architectural. À l’heure où Microsoft voulait prouver que son système n’était plus un chantier instable mais un environnement harmonieux, ce piano-là incarnait la promesse d’un monde technologique enfin pacifié.

Autour de lui, deux autres morceaux complétaient ce triptyque sonore, Kalimba de Mr. Scruff, extrait de Ninja Tuna(2008), mélange d’électro downtempo et de percussions africaines filtrées ; et Maid with the Flaxen Hair, adaptation clarinette-piano de Debussy. Trois styles, trois continents culturels, trois textures, mais un seul climat, celui d’une musique instrumentale, fluide, décontextualisée, faite pour illustrer sans troubler.

Ce choix n’était pas isolé, dès 1995, Microsoft avait inauguré son fameux menu Démarrer en lançant Windows 95 sous le slogan sonore “Start Me Up” des Rolling Stones, clin d’œil à l’idée que chaque clic pouvait être un départ, un lancement, une expérience. En 2009, Sleep Away prolonge ce geste, mais dans une tonalité post-moderne, fini le rock triomphant, place au calme digital, à la mise en veille d’un monde saturé. On est passé du cri à la nappe, du riff électrique à la note amortie, symbole d’une époque où l’ordinateur n’est plus instrument de puissance, mais interface de sérénité programmée.

Debussy lui-même, un siècle plus tôt, avait cherché une forme de clarté universelle, son La fille aux cheveux de lin(1910) se voulait « pure comme l’onde », selon ses propres mots. Mais là où Debussy travaillait la suggestion et le mystère, l’adaptation utilisée par Windows en efface la sensualité au profit d’une perfection technique lisse, presque aseptisée. On retrouve ici ce que Baudrillard appellera plus tard « la simulation du réel », ce moment où la reproduction devient plus nette, plus belle que l’original, et où le sensible disparaît dans la performance technique.

Ainsi, à travers trois simples fichiers musicaux, Windows 7 proposait à des millions d’utilisateurs un petit musée du “bon goût globalisé”, un jazz sans passion, une électro sans tension, un classique sans profondeur une esthétique fonctionnelle, pensée pour ne choquer personne. La musique devenait un accessoire de convivialité logicielle, une atmosphère de confiance entre la machine et l’homme.

Mais derrière cette neutralité se profilait déjà un basculement, la musique, réduite à l’arrière-plan de l’expérience utilisateur, cessait d’être vécue pour devenir consommée, échantillonnée, intégrée. Et c’est précisément cette mutation du vécu au flux, de l’écoute à l’interface qu’ont analysée Baricco et Baudrillard, c’est à ce déplacement du réel vers son simulacre que s’attache désormais la seconde partie.

Baricco & Baudrillard: de la “mutation liquide” au simulacre musical

Avec The Game, Alessandro Baricco décrivait le passage d’un monde de profondeur à un monde de surface, celui où l’humanité, connectée en permanence, ne cherche plus à comprendre, mais à manipuler, effleurer, activer. Selon lui, la culture du clic “tap-to-play” a remplacé l’effort de lecture par le réflexe d’interaction. Cette mutation sensible s’observe aussi dans notre rapport à la musique. Là où jadis l’écoute exigeait attention, silence, lenteur, elle devient aujourd’hui un simple geste utilitaire, comme ouvrir une application ou tester un casque. Les morceaux intégrés à Windows 7 symbolisent parfaitement cette nouvelle grammaire de la perception, le son n’est plus un contenu, mais un flux d’expérience intégré à l’interface.

Dans l’univers décrit par Baricco, la musique est devenue un “objet liquide”, on ne la possède plus, on la traverse. Le clic de l’utilisateur remplace l’acte d’écoute; la playlist se substitue à la mémoire. Le jazz de Bob Acri, le groove synthétique de Mr. Scruff et la mélodie debussyste de Stoltzman fonctionnent alors comme des fragments d’un même langage global, fluide, transparent, sans aspérités. L’esthétique numérique exige la légèreté, pas de tension, pas de dissonance, pas de message. C’est le règne de la surface heureuse. La musique devient interface et non plus œuvre, décor sonore d’un monde sans résistance.

Jean Baudrillard, dans Simulacres et Simulation, avait anticipé cette dérive : « Le réel n’est plus ce qu’il était; il n’est plus qu’un modèle de simulation. » Là où Baricco voit la mutation culturelle d’une humanité ludique, Baudrillard dénonce la disparition du sens sous le poids du simulacre. Les sons de Windows 7 ne cherchent pas à émouvoir, mais à produire une impression de réalité rassurante, le “réel” de la musique est remplacé par l’idée de son parfait, filtré, calibré. On écoute moins une œuvre qu’un environnement acoustique conçu pour la performance technique, temps de chargement réduit, clarté des aigus, équilibre stéréo. La musique devient une vitrine de machine.

Cette “neutralité” a donc une portée politique, elle fabrique du consensus esthétique. Le neutre, disait Roland Barthes, est “ce qui désarme”. Dans le cas de Microsoft, c’est ce qui évite tout conflit de goût, tout ancrage culturel trop marqué. Le jazz d’Acri gomme la mémoire afro-américaine de ses origines; l’électro de Scruff efface le contexte underground de Manchester; Debussy perd sa charge symboliste pour devenir une texture de fond. Le monde sonore de Windows 7 est un monde sans histoire, un musée miniature du “bon goût” occidental, rendu universel par l’ingénierie logicielle.

Les trois morceaux fonctionnent alors comme un triptyque du post-réel sonore . Sleep Away met en scène un réalisme chaleureux, un piano trop pur pour être humain, comme une photographie retouchée du réel. Kalimba fait croire à la naturalité grâce à des percussions électroniques, c’est une nature recréée, une organicité synthétique. Quant à Maid with the Flaxen Hair, elle incarne la nostalgie d’un passé rendu audible par la haute définition, le romantisme filtré par le numérique. Dans ces trois cas, l’émotion n’est plus vécue, elle est simulée.

Ainsi, à travers ces fichiers anodins, c’est tout un glissement de civilisation que l’on entend, celui qui mène de la création à la reproduction, de l’œuvre à l’interface, du monde habité à la surface jouée. L’écoute n’est plus un acte de présence, mais une expérience calibrée, comme si la machine avait appris à nous fournir ce que nous voulons ressentir sans que nous ayons à le chercher.

Cette dérive esthétique prépare celle, plus profonde encore, que l’on voit aujourd’hui, celle de la voix elle-même, devenue objet de traitement, de filtrage, ou de reconstitution artificielle. Ce passage, du son au discours, de la neutralité sonore à la neutralisation de la parole, ouvre la troisième partie, où la liberté d’expression et la création musicale se trouvent à leur tour absorbées par la logique des machines.

Liberté d’expression, “politiquement correct” et post-voix (IA & Auto-Tune)

La dernière étape de cette évolution est celle où la technique absorbe la voix humaine elle-même. L’année 2024 a vu apparaître le biopic animé Édith, produit par Warner Music, où la voix et le visage d’Édith Piaf ont été recréés à l’aide de l’intelligence artificielle, avec l’accord de ses ayants droit. Cette résurrection numérique, présentée comme un hommage, interroge la nature même de la création, qu’advient-il du chant quand il n’émane plus d’un corps vivant ? Quand la voix devient un fichier, elle cesse d’être présence pour devenir propriété. Le timbre devient objet de licence; l’émotion, un effet à paramétrer.

Ce glissement rejoint une autre forme de standardisation, celle de la voix contemporaine. L’Auto-Tune, né comme outil de correction, est devenu un signe esthétique. De Cher à Jul, en passant par la trap et la pop mondiale, il a imposé un modèle sonore où la justesse est calculée. L’oreille moderne est dressée à reconnaître comme “beau” ce qui est techniquement lisse, la fausseté, autrefois marque d’émotion, est désormais considérée comme une faute.

Le cas d’Aya Nakamura en est un révélateur social. Ses chansons, largement autotunées et hyper-produites, incarnent une musique industrielle dont la popularité dépasse la France. Mais ce succès sert aussi de miroir à une fracture, les classes supérieures la citent souvent pour illustrer, non sans mépris, la “culture de masse” et le “mauvais goût populaire”. Dans ce sens, elle devient un symbole instrumentalisé, un produit culturel perçu comme outil de distinction, permettant aux élites de se sentir au-dessus de ce qu’elles consomment pourtant. Cette ambiguïté nourrit le débat autour de son image, entre adhésion populaire sincère et condescendance sociologique.
À cela s’ajoute un fait judiciaire établi, en 2023, la chanteuse et son ex-compagnon ont été condamnés pour violences réciproques sur conjoint, les deux ayant reconnu une altercation physique. Cet épisode, largement médiatisé, a été absorbé dans la logique du spectacle, la vie privée elle-même devient un prolongement de la mise en scène publique, où tout événement est immédiatement converti en image, commentaire et flux.

Dans cet univers, la voix humaine n’est plus un signe d’individualité, mais un matériau parmi d’autres. L’intelligence artificielle permet désormais de dupliquer les timbres, de recréer des chanteurs morts, de mélanger styles et époques selon des critères d’efficacité algorithmique. La liberté d’expression, en apparence démultipliée, se voit en réalité encadrée par des filtres invisibles, on peut tout dire, à condition de le dire dans le bon format sonore, le bon ton, la bonne fréquence.

Ainsi, la “post-voix” incarne la dernière métamorphose de l’art, un monde où le chant, jadis signe du vivant, devient un produit dérivé de la machine.
De Start Me Up à Sleep Away,  de Piaf réinventée à la pop calibrée, s’esquisse la même trajectoire, celle du passage de la création à la simulation, de la liberté sensible à la compatibilité numérique.
La musique n’est plus seulement ce qu’on écoute, c’est ce qu’on tolère. Et l’oreille, à force d’être assistée, finit par perdre le sens du risque, c’est-à-dire, peut-être, le sens du réel.

En conclusion, de Sleep Away à Édith, c’est le même fil invisible qui relie la musique à la machine, celui d’une neutralisation progressive du sensible. Ce que Microsoft présentait comme un simple confort d’usage s’est imposé, en quelques décennies, comme un paradigme esthétique mondial. Tout est devenu fluide, transparent, optimisé, mais au prix d’une perte d’incarnation. Le son, la voix, la création ont été absorbés par le dispositif technique, qui propose désormais non pas d’écouter, mais de consommer l’émotion. Dans ce monde où l’art devient protocole, l’authenticité n’est plus une quête, mais une illusion entretenue. Le risque, la dissonance, l’imprévisible, ces formes de vie, s’effacent derrière la perfection numérique. La musique n’est plus le langage du monde, elle en est le décor fonctionnel.

Pourtant, l’histoire n’est peut-être pas close. Chaque avancée technologique finit par engendrer son contre-mouvement, aux images trop nettes répondent les polaroïds, aux voix trop pures les murmures bruts, à la machine trop parfaite la nostalgie de la faille. Il n’est pas impossible que l’art de demain, saturé d’algorithmes, redécouvre la valeur du tremblement et du silence. La véritable modernité pourrait alors consister non pas à perfectionner le son, mais à réapprendre à écouter, non la machine, mais ce qui, encore, lui échappe.

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