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                    « L’homme s’élève vers la femme qu’il imagine, et la hait dès qu’il la trouve réelle. »Cette phrase d’Otto Weininger, philosophe autrichien mort à vingt-trois ans en 1903, résume tout le tragique de la modernité du sexe. Dans son unique œuvre, Sexe et Caractère, il distingue deux principes métaphysiques, le H pur, volonté rationnelle et abstraite tendue vers l’absolu, et le F pur, grâce immanente, enracinée dans la vie et la sensualité. L’amour, pour lui, naît de la tension entre ces pôles, l’homme cherche, dans la femme, la rédemption de sa sécheresse intellectuelle, tandis qu’il détruit ce qu’il adore dès qu’il le rend réel. L’histoire moderne, selon Weininger, est celle d’un masculin qui s’élève vers l’idéal féminin sans jamais supporter sa réalité.
Un siècle plus tard, Jean Baudrillard observe dans De la séduction (1979) le même renversement tragique, « La séduction n’est plus un jeu de signes, mais une circulation de simulacres. »Là où Weininger voyait une tension métaphysique entre le masculin et le féminin, Baudrillard y voit désormais un processus économique, le désir est devenu structure, le féminin, un dispositif non plus un mystère, mais une forme de gestion. La séduction, jadis art du détour et du risque, s’est transformée en protocole d’apparence, en économie de visibilité.
C’est dans ce glissement du mythe à l’écran, du corps à l’image que s’inscrit notre époque. Les IA féminisées, les streameuses, les influenceuses et journalistes de droite, et plus largement les figures publiques du féminin contemporain, rejouent sous d’autres formes le vieux drame décrit par Weininger, celui d’un H pur fasciné par le féminin idéalisé qu’il ne peut aimer que dans sa version stylisée.Mais le paradoxe est profond, en valorisant, sous couvert d’émancipation ou de tradition, une féminité “parfaite”, douce, disponible, harmonieuse, ces figures contribuent à recréer le modèle même qui empêche l’amour réel.Elles nourrissent la distance du H pur face au F concret, c’est-à-dire la dissociation du désir et de la relation, l’homme moderne ne désire plus la femme vivante, complexe et faillible, mais le reflet de l’idéal qu’elle incarne à l’écran.Elles ne sont pas à blâmer individuellement, il ne s’agit pas ici de jalouser ou d’accuser, mais de comprendre la mécanique symbolique d’un système où le féminin, en se monétisant, en se scénarisant, devient le support principal de la domination du signe sur le réel.
Car ces représentations s’inscrivent dans un contexte global, crise économique, guerre en Ukraine, effondrement écologique et démographique.Face à l’incertitude, les sociétés occidentales se replient sur la nostalgie des repères stables, le foyer, la douceur, la natalité, la morale.Les figures féminines politiques et médiatiques de droite, dans leur discours sur le “retour à la famille” ou la “relance démographique”, deviennent les visages séduisants d’une reconquête symbolique, elles réactivent les codes anciens sous des formes modernes, conjuguant l’appel au devoir à la stratégie d’influence. Mais derrière ce discours d’ordre se cache un paradoxe, en idéalisant le féminin, on recrée la distance même que l’on prétend combler.L’homme jeune, saturé d’images de perfection, devient H pur, spectateur et impuissant du réel et la femme, réduite à son simulacre, F abstrait, miroir sans altérité.
Ainsi, le problème n’est ni moral ni sentimental, mais anthropologique, dans un monde où tout devient image et flux, comment l’amour, le désir et le lien peuvent-ils encore se vivre dans la vérité de l’altérité ?Comment le féminin numérique, sous apparence d’émancipation ou de puissance, contribue-t-il paradoxalement à reproduire la fracture entre H et F fracture que Weininger avait pensée comme destin métaphysique, et que Baudrillard reconnaîtrait aujourd’hui comme la signature du simulacre ?
Pour y répondre, nous verrons d’abord comment la pensée de Weininger, relue à la lumière de Baudrillard et de Donna Haraway, annonce la figure de l’Ève numérique, avatar d’un féminin simulé et contrôlé ;puis comment les crises actuelles et la marchandisation du regard transforment le féminin en capital symbolique dans un monde en quête de repères ;avant d’esquisser enfin une critique du féminin algorithmique, afin de restaurer la rareté, le mystère et la vérité du lien dans une ère où la séduction est devenue industrie.
De Weininger à l’Ève numérique : la résurrection du féminin idéal sous forme de simulacre
Otto Weininger écrivait dans Sexe et Caractère (1903), « L’homme ne peut être sauvé que par la femme qu’il ne peut aimer. » Cette formule, vertigineuse, révèle la double tragédie du désir moderne, la quête d’un absolu féminin et l’impossibilité de l’atteindre sans le détruire. Chez lui, la différence des sexes n’est pas biologique, mais métaphysique, le H pur incarne l’esprit, la loi, la distance, tandis que le F pur représente la vie, la grâce, l’immanence. L’amour naît de la tension entre ces deux pôles, mais il est condamné par sa nature même : le H pur aspire à la lumière du F pur, tout en craignant d’y perdre sa propre identité. Cette vision, à la fois misogyne et mystique, n’est pas une théorie du pouvoir, mais du manque. Weininger pressent que la modernité masculine est vouée à s’aimer dans le miroir du féminin, non dans la relation réelle et que l’homme, en poursuivant la femme idéale, finit par ne plus voir la femme vivante.
Ce schéma, tragique chez Weininger, s’est aujourd’hui transformé en mécanisme culturel. Là où il y avait métaphysique, il y a désormais programmation. Là où le conflit entre H et F était le théâtre d’une tension ontologique, il devient une boucle algorithmique. Dans les relations numériques, les interactions médiatisées, les flux d’images et les réseaux sociaux, l’homme ne rencontre plus l’autre, il ajuste des paramètres. Le F pur, hier concept métaphysique, s’est incarné dans des interfaces, des avatars, des IA, des flux visuels, un féminin désincarné, mais omniprésent.
Le film Her de Spike Jonze (2013) illustre cette métamorphose. Theodore, personnage principal, tombe amoureux d’une intelligence artificielle féminine, Samantha, pure voix, pure écoute, pure douceur. Elle ne juge jamais, ne contredit pas, épouse ses émotions et ses rythmes. C’est le F pur réinventé, une présence sans corps, une altérité sans friction. Mais cette perfection même annule la rencontre, il n’y a plus de résistance, plus d’épreuve, plus de mystère. Theodore n’aime pas une femme, il s’éprend de sa propre projection. Le tragique de Weininger devient ici simulation douce, l’homme moderne s’élève vers une femme imaginaire, non pour se perdre, mais pour se protéger du réel.
Jean Baudrillard, dans De la séduction (1979), pressent ce renversement. Il écrit, « Nous passons d’une économie du désir à une économie de la simulation. » La séduction, autrefois art du détournement et du jeu, devient un protocole. L’amour n’est plus un risque, mais une interface. Dans ce monde, l’autre n’est plus mystère, mais donnée. La “femme idéale” devient un produit parfaitement calibré, un corps sans opacité, une voix sans hésitation, une image sans vieillissement. Ce que Weininger voyait comme une tension métaphysique se dissout dans la circulation marchande des signes. Le H pur contemporain n’est plus le penseur torturé, mais l’utilisateur, l’homme rationnel, connecté, qui se protège de la souffrance en s’enfermant dans la maîtrise technologique.
Le numérique a ainsi donné corps au rêve le plus ancien du patriarcat intellectuel : un féminin infini mais contrôlé, gracieux mais programmable. De l’assistante vocale à la streameuse, du chatbot à la journaliste séduisante, la société produit des modèles de féminité codifiés, calibrés, “optimisés pour l’audience”. C’est la version postmoderne du harem spirituel, la femme est partout, mais toujours à distance, domestiquée par la technique, par le flux, par le cadre de l’écran. Ce n’est plus le corps qui est possédé, c’est le regard. La liberté apparente du féminin la parole, la visibilité, la puissance médiatique s’accompagne d’une reconfiguration invisible du contrôle.
Donna Haraway, dans Le Manifeste Cyborg (1985), l’avait pressenti sous un angle plus optimiste, la fusion de la machine et du vivant pouvait libérer la femme des assignations biologiques et culturelles. Mais cette promesse s’est renversée, la “cyborgisation” du féminin, loin de libérer, a souvent redoublé la contrainte. Le corps de la femme n’est plus limité par la biologie, mais par le marché de l’image, par l’algorithme qui dicte la visibilité. La voix féminine de l’IA, le visage de la streameuse ou de la journaliste séduisante fonctionnent comme interfaces affectives, destinées à capter l’attention masculine sans jamais la combler. La grâce, naguère mystère ou transcendance, devient un code esthétique et comportemental, un pattern émotionnel reproductible.
Ainsi, la perfection féminine devient paradoxalement un moyen d’asservissement, l’homme s’attache à une image qu’il ne peut jamais atteindre, et la femme s’épuise à correspondre à un idéal qui n’est plus le sien. C’est la réédition de la tragédie weiningerienne sous forme de protocole social, l’homme crée la femme qu’il ne sait pas aimer, et la femme performe la perfection qu’elle ne peut plus incarner.
Dans ce nouveau mythe d’Ève numérique, le féminin n’est pas aboli, il est désactivé. Il ne s’oppose plus à l’homme, il le prolonge. Le H pur et le F pur ne s’affrontent plus, ils fusionnent dans la neutralité fonctionnelle des plateformes. Ce que Weininger appelait le “drame du sexe” devient un système autorégulé de désir sans tragique. L’amour, sans altérité, devient gestion de compatibilité. La séduction, sans secret, devient affichage. Le mystère du féminin, jadis moteur de la pensée et de la poésie, se réduit à un effet de surface et le monde perd avec lui le sens du symbole.
C’est ici que s’annonce la véritable fracture contemporaine, le retour du féminin idéal sous forme de simulacre n’est pas une émancipation, mais une réinvention du contrôle. Le féminin n’est plus dominé par la loi du père, mais par la logique du flux, du like, de la viralité. Il n’est plus limité par la morale, mais par la mesure. L’Ève numérique n’est pas la femme libre, c’est la femme infinie, sans résistance, sans secret et donc sans pouvoir symbolique.
C’est cette économie du simulacre, de l’idéalisation et du contrôle qui, dans un contexte de crise et de régression culturelle, va donner naissance à un nouveau type de marché, celui où le féminin, loin d’être détruit, devient le capital le plus rentable du monde contemporain.C’est à cette transformation de l’idéal à la marchandise que s’attache la seconde partie.
De l’idéalisation à l’asservissement : le marché du féminin comme capital symbolique
Le passage de la grâce au marché n’a pas été brutal, mais progressif. Il a suivi les logiques du capitalisme culturel décrites par Pierre Bourdieu et Jean Baudrillard, l’économie ne s’étend plus seulement aux biens, mais aux signes, aux affects, aux images. Le féminin, devenu vecteur de visibilité, s’y est imposé comme une valeur refuge. Là où l’ancien monde marchandisait le corps, le nouveau capitalisme marchandise l’âme, la voix, la douceur, la présence. La “féminité” devient un capital symbolique, une ressource émotionnelle que chacun peut consommer, liker, commenter, financer.
Les streameuses, les influenceuses, et plus encore les journalistes et figures politiques de droite incarnent aujourd’hui cette translation du pouvoir symbolique. Leurs discours oscillent entre authenticité affichée et stratégie médiatique, entre refus du féminisme militant et usage calculé des codes de la séduction. Elles ne s’inscrivent pas dans une posture de domination masculine classique, mais dans une économie de la visibilité où la douceur devient arme et produit à la fois.Sur Twitch, Instagram ou les plateaux télévisés, elles rejouent un archétype, la femme “raisonnable”, élégante, spirituelle, capable de séduire sans provoquer. Ce n’est plus la soumission au patriarcat, mais une internalisation des logiques du marché, la beauté se double d’une gestion de soi, d’une maîtrise de l’image, d’un marketing moral. L’élégance et la retenue deviennent des stratégies de différenciation dans un univers saturé de bruit.
Cette posture que Baudrillard aurait qualifiée de “douceur réactionnaire” consiste à offrir une alternative séduisante à la radicalité, à convertir l’ordre en charme. Elle fonctionne d’autant mieux qu’elle s’appuie sur un contexte historique de fatigue idéologique, l’Occident ne croit plus à ses utopies, mais il cherche à réenchanter la norme. Et le féminin, dans sa version stylisée, devient le support parfait de ce retour à l’ordre, beauté, modération, harmonie, maternité.Ces femmes ne sont pas réactionnaires par essence, elles reconstruisent le symbole d’une stabilité perdue. Mais, ce faisant, elles entretiennent le mythe d’un féminin pacifié, apolitique, presque sacralisé et donc, paradoxalement, elles creusent le fossé avec le réel féminin.
Ce phénomène prend racine dans une dynamique géopolitique et démographique plus large. Depuis la guerre en Ukraine, les discours natalistes, conservateurs et identitaires connaissent une renaissance spectaculaire. L’Europe, vieillissante et inquiète, redécouvre la question de la survie biologique. La natalité devient enjeu de souveraineté, et le corps féminin redevient un territoire politique. La France, plongée dans la dégradation économique et écologique, n’échappe pas à ce réflexe, face à la crise du sens, la fécondité devient symbole de continuité, la mère un rempart moral contre le chaos. Les figures féminines politiques de droite journalistes, essayistes, candidates deviennent ainsi les nouveaux visages de la “renaissance nationale”. Elles promeuvent un idéal de douceur, de lucidité, de retour au foyer, tout en étant elles-mêmes les produits d’une hypervisibilité médiatique et marchande. Leur succès ne vient pas de la transgression, mais de la cohérence esthétiquequ’elles offrent dans un monde fragmenté, elles rassurent.
Mais derrière cette rhétorique de la stabilité se cache une tension majeure, ces figures, tout en appelant à la restauration du lien, participent à l’exacerbation de la fracture entre H et F.En incarnant une féminité idéalisée cultivée, équilibrée, médiatiquement impeccable, elles nourrissent le fantasme de l’homme contemporain, celui du H pur rêvant d’un féminin parfait, non contradictoire, sans faille. Elles renforcent ainsi la mécanique décrite par Weininger, l’homme, face à ces images, aime l’idée du féminin mais non sa réalité. Le fossé s’agrandit.Cette esthétique de la perfection morale, douce et conservatrice, rend l’amour réel encore plus difficile, car elle rend la femme réelle décevante et l’homme abstrait. L’un contemple, l’autre performe. Le dialogue se rompt.
Cette logique trouve son prolongement dans la structure même du capitalisme contemporain.Baudrillard écrivait dans La Société de consommation (1970), « Le désir est passé du régime du manque au régime du code. » Autrement dit, on ne désire plus pour combler une absence, mais pour correspondre à une norme. L’amour devient fonctionnel, l’image devient prescriptive.Dans ce cadre, le féminin n’est plus un mystère, mais une interface de légitimité sociale. Être belle, pondérée, éloquente, c’est désormais être monétisable. Le regard n’est plus un échange, c’est un contrat implicite, l’attention contre la visibilité, la grâce contre le capital.
Alessandro Baricco, dans Les Barbares (2006), explique que la modernité n’a pas détruit la profondeur, elle l’a “mise à plat”. Ce qu’il appelle la “barbarisation de la nuance” décrit parfaitement ce processus, les codes de l’aristocratie affective (raffinement, intelligence, retenue) deviennent des produits culturels de masse. Les streameuses et influenceuses, souvent très conscientes de leur image, rejouent ce raffinement sous forme d’accessibilité. Elles reproduisent des gestes de grâce, mais dans un cadre marchand. Ce n’est plus la profondeur du lien, mais le style de la profondeur. La pensée devient un marché, et la lucidité un positionnement.
Cette marchandisation du féminin s’étend à tous les domaines, l’opinion, l’intellect, la morale.Le savoir devient branding, la vertu devient contenu. Une journaliste ou essayiste conservatrice peut défendre la rigueur, la pudeur, la natalité, tout en vivant de la viralité et du buzz qu’elle dénonce.Le marché digère tout, même la critique du marché. C’est ce que Baudrillard appelait “la ruse du signe”. L’ordre patriarcal classique reposait sur la domination visible; le nouvel ordre algorithmique repose sur la séduction rentable, le consentement comme monnaie.
Le plus frappant est que cette économie du féminin fonctionne avec une efficacité presque religieuse.Elle ne s’impose pas par la contrainte, mais par la croyance, celle que la douceur sauvera, que la beauté protège, que la maternité répare. En cela, elle reproduit le cœur même de l’idéologie que Weininger redoutait, un monde où le masculin abdique sa subjectivité devant une idée abstraite du féminin, et où la femme est adorée précisément parce qu’elle est devenue image.Loin d’apaiser la violence entre les sexes, cette idolâtrie douce la transfère, l’homme s’aliène à ce qu’il consomme, et la femme s’aliène à ce qu’elle incarne.
Nous vivons dans une époque où la “féminité” est à la fois le produit et le marché, le symbole et la marchandise, la promesse et l’écran.La figure de l’Ève numérique n’est plus seulement une image, c’est un dispositif d’endoctrinement au capital, qui réconcilie le patriarcat et la technologie dans une même logique de profit.La pensée elle-même devient une niche, et la grâce une marque déposée.
C’est ici que s’ouvre la question centrale : comment résister à cette économie du simulacre sans retomber dans la nostalgie ou la haine du progrès ?C’est-à-dire, comment penser à nouveau le féminin, non comme marché ni comme mythe, mais comme vérité du lien, comme présence irréductible ?C’est à cette reconstruction du sens, à ce que l’on pourrait appeler une éthique du féminin réel, que se consacre la dernière partie.
Vers une critique du féminin algorithmique : amour, vérité et résistance au simulacre
Le tragique de l’amour a disparu. Là où jadis la passion se jouait dans la tension entre idéal et réalité, il ne reste plus qu’un décor d’images et de performances. L’Ève numérique, dans sa perfection artificielle, a remplacé la femme imprévisible. Ce glissement est capital, la séduction n’est plus une épreuve du réel, mais une fonction. L’homme moderne, saturé d’images, ne tombe plus amoureux d’une personne mais d’un profil, d’un rythme de publication, d’un visage calibré par la lumière et les algorithmes. Ce que Weininger appelait la quête du F pur cette aspiration mystique vers la grâce est devenu une expérience sans transcendance, un désir réduit à son propre reflet.Dans le film Her, Theodore aime Samantha non parce qu’elle est humaine, mais parce qu’elle ne l’est pas, elle ne souffre pas, ne contredit pas, ne se tait jamais trop longtemps. Elle incarne la perfection émotionnelle sans la chair. Le mystère du féminin y est intégralement domestiqué. La voix devient la dernière forme de contact, mais aussi le plus haut degré d’illusion, l’âme sans le corps, la grâce sans la douleur. C’est la négation même du tragique l’amour sans résistance, donc sans vérité.
Baudrillard voyait dans cette disparition du tragique la mort du symbolique. Il écrivait dans Les stratégies fatales (1983), « Ce n’est pas le réel qui a disparu, c’est le théâtre de sa disparition. »Appliquée au féminin, cette idée devient limpide, ce n’est pas la femme qui s’efface, c’est la mise en scène du mystère féminin qui s’est standardisée. L’homme ne peut plus aimer ce qu’il voit, parce qu’il ne voit plus que ce qu’il consomme. L’amour a perdu sa dimension de hasard et de révélation; il est devenu prévisible et administré. L’émotion se mesure en likes, la séduction se calcule en taux d’engagement.Le tragique ce moment où l’amour confronte l’être à sa limite est remplacé par la performance. Et cette performance, en imitant la grâce, la tue.
L’endoctrinement du capital ne passe plus par les slogans, mais par la séduction.La propagande du XXIᵉ siècle est esthétique et émotionnelle. Elle ne contraint pas : elle séduit. Le charme devient soft power, et la douceur, un outil d’adhésion. Les figures féminines contemporaines qu’elles soient streameuses, journalistes ou avatars deviennent les vecteurs d’une idéologie sans discours, celle du flux permanent, de la positivité ininterrompue, de la transparence obligatoire.La liberté du féminin se transforme en spectacle de liberté. L’authenticité se convertit en contenu.C’est le paradoxe le plus cruel de la modernité, la femme paraît plus libre que jamais, mais cette liberté est structurée par la rentabilité.Ce que le patriarcat interdisait par la loi, le capital le récupère par le charme.La séduction devient propagande du flux, rester désirable, c’est rester visible ; être visible, c’est participer au marché.
Dans ce nouveau régime du désir, la domination est inversée, l’homme ne domine plus la femme, il la finance.Et pourtant, cette transaction n’est pas un pouvoir, mais une dépossession mutuelle.L’homme jeune, pris dans ce système, alimente par son attention et souvent son argent la figure du féminin idéalisé qui le condamne à l’impuissance affective. Il ne désire plus pour aimer, mais pour appartenir.Les streameuses et influenceuses, elles, se trouvent piégées dans un autre paradoxe, elles incarnent un féminin puissant, mais ce pouvoir dépend d’un dispositif qui transforme toute subjectivité en marchandise.L’Ève numérique n’a pas besoin d’Adam, elle a besoin d’un public.Et le public, à force de confondre le désir et l’attention, perd toute capacité à aimer.
C’est pourquoi il faut penser une reconquête du réel, non comme un retour réactionnaire, mais comme un réveil du symbolique.Le mystère du féminin ne doit pas être restauré pour rétablir la domination, mais pour sauver la profondeur du lien.Retrouver le silence, l’inattendu, la lenteur, la vulnérabilité, autant de gestes de résistance à la transparence.Dans un monde qui exige de tout montrer, ne pas tout dire devient un acte politique.Weininger, malgré ses dérives, avait compris cela, la grâce ne se possède pas, elle se contemple. La femme qu’il imaginait comme idéal n’existait pas dans le monde, mais dans le regard ce regard que l’époque a perdu en le remplaçant par la captation.
Aimer “juste”, ce serait refuser la logique du marché du désir.Ne pas chercher l’excès, mais la justesse; ne pas multiplier les liens, mais reconnaître l’unicité de celui qui nous traverse.La neurobiologie, la philosophie et l’art convergent ici, l’attachement n’est pas faiblesse, il est architecture de sens.La rareté du lien, sa fragilité même, fonde sa valeur symbolique.Tout ce que l’algorithme détruit, c’est la hiérarchie qualitative des émotions, tout devient équivalent, tout se vaut. Mais l’amour ne peut survivre dans un monde d’équivalences.Aimer, c’est choisir, c’est renoncer, c’est désobéir à la logique du flux.
Repenser la tension entre H et F ne doit donc plus passer par la hiérarchie, mais par la création d’une énergie symbolique commune.Le H pur doit accepter la contingence, le corps, la contradiction ; le F pur doit redevenir altérité, non complaisance.Entre transcendance et incarnation, il faut retrouver le dialogue non plus entre deux genres, mais entre deux manières d’être au monde, la raison et la grâce, la maîtrise et l’abandon.Ce n’est qu’en réconciliant ces pôles que l’amour pourra redevenir ce qu’il fut, un acte métaphysique, non un produit social.
L’époque a tué le tragique pour éviter la douleur, mais en perdant le tragique, elle a perdu la vérité.Résister au simulacre, ce n’est pas s’isoler, c’est choisir d’aimer à nouveau dans le réel, dans l’imprévisible, dans le risque.C’est refuser l’Ève numérique, non par peur du progrès, mais par amour du mystère.
En conclusion, « Ce n’est pas le réel qui nous manque, c’est la trace du réel. » comme l’écrivait justement, Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation 
Cette phrase éclaire tout le drame contemporain du féminin et du désir. Baudrillard ne dit pas que la réalité a disparu, mais qu’elle s’est dissoute dans son double, dans l’abondance de ses représentations. Nous ne manquons pas de femmes, ni d’images du féminin ; nous manquons de la distance symboliquequi permettait de désirer sans posséder, de contempler sans consommer.C’est cette distance, ce retard du réel, qui faisait autrefois la beauté du lien amoureux et la noblesse du mystère féminin et que la société algorithmique efface, en confondant la présence avec la visibilité, la grâce avec la fonction.
De Weininger à Baudrillard, en passant par les simulacres numériques et les avatars contemporains, une même tension se rejoue, le féminin n’est plus ni chair ni âme, mais interface. L’homme, de son côté, n’est plus sujet du désir, mais spectateur de sa propre projection. La femme qu’il contemple n’est plus une personne, mais une mise à jour, une “version” de la grâce rendue compatible avec le marché.Ce monde du double infini celui du flux, de l’image, du like n’a pas aboli l’amour, il l’a rendu asymptotique, toujours approché, jamais vécu.
La seule forme de résistance possible est symbolique, réhabiliter la rareté.Redonner sens à l’attente, à la lenteur, à l’imperfection.Refuser la confusion du visible et du vrai.C’est peut-être là que Weininger, malgré ses ombres, retrouve une pertinence involontaire, en affirmant que l’homme ne sait pas aimer la femme réelle, il annonçait la disparition de l’altérité ce moment où l’autre, parce qu’il échappe, fonde notre humanité.Nous vivons désormais dans cette prophétie accomplie, la femme est partout, mais le féminin est nulle part.
Résister, ce n’est pas revenir en arrière : c’est réintroduire du tragique dans le flux, du mystère dans la transparence, du silence dans le bruit.Aimer juste, c’est aimer contre la saturation.C’est préférer la rencontre imprévisible au programme parfait ; la voix tremblante à la diction lisse ; la présence réelle à la perfection synthétique.
Peut-être qu’au fond, ce que nous appelons “désir” n’est pas la quête du plaisir, mais celle de la preuve du réel, savoir qu’un autre existe, et qu’il ne répond pas comme nous.L’avenir du féminin et de l’humain se jouera là, dans la capacité à préserver cette part d’opacité, ce léger tremblement qui empêche le monde de se réduire à son double.