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Billet de blog 2 novembre 2025

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Dire tout, dire juste, dire trop tard, la vérité comme acte, cadre et tempo

Et si n’était pas une barrière mais une brûlure qu’il faut apprendre à doser? Dans un monde saturé de paroles brutes , cette réflexion explore « l’art du dire juste » là où la vérité cesse d’être un absolu pour devenir un acte éthique, inscrit dans un cadre, un rythme et une responsabilité, Dire ici ce n’est plus dévoiler mais composer avec la fragilité du réel et de l’autre.

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« Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité », écrivait Nietzsche.Cette formule ne célèbre ni l’esthétisme ni le mensonge, mais rappelle qu’il faut un art du dosage, une vérité livrée sans cadre ni tempo peut devenir iatrogène. Dire « tout » n’est pas toujours dire « juste », la même parole, selon son moment, son destinataire et sa forme, peut soigner, libérer, humilier ou tuer. Dans l’arène politique, la rhétorique de Charlie Kirk illustre ce danger, ce n’est pas la « franchise » qui choque, mais une parole performative qui déshumanise (positions maximalistes sur l’IVG, stigmatisations) et se transforme en dispositif d’influence. Dans 8 Femmes d’Ozon, le dévoilement domestique mal cadré précipite le suicide du père, preuve qu’un vrai mal administré détruit. À l’inverse, la clinique médicale impose déjà une règle claire, l’information doit être « loyale, claire et appropriée » (CSP, art. R.4127-35), principe qui traduit l’exigence d’une vérité proportionnée et temporisée. Cette même idée traverse le chuchotement final de Lost in Translation (la vérité au demi-ton), les Gymnopédies de Satie (la mesure contre la fanfare) ou encore la « surface intelligente » décrite par Baricco (le peu juste vaut mieux que le trop brutal).

Dès lors comment dépasser le réflexe « peut-on tout dire ? » pour penser une éthique du dire juste c’est-à-dire articulée au cadre, au tempo et à la responsabilité afin d’assumer la vérité sans la transformer en arme ?

Nous montrerons pour y répondre, d’abord, à travers trois scènes (politique avec Kirk, domestique chez Ozon, clinique du soin), que le même vrai change d’effet selon le cadre; puis, à travers trois esthétiques (Coppola, Satie, Baricco), que la justesse dépend du tempo, du silence et de la mesure; enfin, à travers psychanalyse, philosophie et droit, qu’il est possible de normer le dire par une véritable grammaire transposable.

Trois scènes du “dire” : politique, domestique, clinique

Dans l’arène publique, la vérité n’est jamais un simple contenu, c’est une mise en scène qui cherche des corps, des affects, des ralliements. Autour de Charlie Kirk, la rhétorique du « dire sans filtre » ne se contente pas d’énoncer une opinion ; elle fabrique un dispositif. La franchise s’habille en vertu alors que le message, lui, déshumanise, absolutisme sur l’IVG (y compris dans les cas extrêmes), stigmatisation systématique de minorités, registres moralisateurs qui rabattent le politique sur la sanction. Ce n’est pas seulement une parole, c’est une parole armée, elle s’adosse à des organisations, à de la logistique militante, à des répertoires d’intimidation qui transforlent l’énoncé en pression matérielle (profils exposés, cortèges déplacés, audiences chauffées). La scénographie funéraire et mémorielle qui suit en sacralise le timbre oraison, martyrs, promesse de fidélité et ferme la porte au contre-argument, on ne contredit plus un propos, on trahit une mémoire. Le « vrai » ainsi ritualisé n’éclaire pas, il mobilise ; il ne cherche pas à instruire un désaccord, il trie entre les « nôtres » et les « autres ». Dans cette arène, le désaccord n’est pas un conflit d’idées, c’est un schisme moral ; et c’est bien pour cela que cette parole, au sens fort, est détestable, parce qu’elle naturalise l’humiliation de l’autre et la présente comme courage.
À l’échelle domestique, 8 Femmes d’Ozon montre l’autre versant de la même loi, il existe des vérités qui, dites au mauvais endroit et au mauvais moment, ne libèrent pas, mais foudroient. Le faux meurtre conçu par Catherine n’est pas un simple jeu ,c’est un rituel de dévoilement qui force tous les masques à tomber. Au terme de l’aveu généralisé, le père se suicide. Ici, l’énoncé « vrai » n’est ni faux ni illégitime ; il est inapproprié, mal adressé, mal dosé, mal temporisé. Le film assène une évidence que le débat public refuse volontiers, la vérité est une arme blanche ; elle coupe net, selon la force avec laquelle on la tient, et selon la chair à laquelle on l’applique. La brutalité de la franchise, sacralisée dans l’espace militant, se paie, dans l’intime, au prix d’un lien brisé, parfois d’une vie.
Dans la clinique, le droit a déjà tiré cette leçon et l’a transformée en règle, le médecin doit à la personne une information “loyale, claire et appropriée” (CSP, art. R.4127-35). Cette formule, à elle seule, est une éthique complète du dire, loyale (donc entière sur le fond), claire (donc intelligible pour ce patient), appropriée (donc ajustée à son âge, à son état psychique, à sa vulnérabilité, au moment). Dire trop tôt, trop fort, trop cru c’est de l’iatrogénie verbale. Dire sans vérifier qu’on a été compris c’est manquer l’objet même de l’information. La « vérité » médicale n’est pas un paquet livré à la porte du patient ; c’est une responsabilité qui s’exerce sous contrainte de non-malfaisance et sous contrôle déontologique. À ce titre, la clinique fournit le contre-modèle exact de la scène militante, même le vrai indispensable est gradé, adressé, reformulé, vérifié. Il ne s’agit pas d’édulcorer la réalité, mais d’éviter que la parole ne devienne, elle aussi, pathogène.
Ainsi se dessine un principe transversal, ce qui compte n’est pas de « tout dire », mais de bien dire c’est-à-dire de rendre un énoncé habitable par celui qui le reçoit. Dans la sphère politique, cela suppose de désacraliser les rituels qui blindent la parole contre la critique et d’interdire la déshumanisation comme ressource oratoire ; dans la famille, cela exige un cadre, un rythme, une pudeur qui permettent au vrai de ne pas écraser ; dans la clinique, cela se traduit déjà en norme positive. Reste une question décisive, si le cadre change le sens d’un même énoncé, le tempo ne le change-t-il pas tout autant ? C’est à cette grammaire du demi-ton celle d’un chuchotement qui touche davantage qu’un cri que nous conduit la suite, de Lost in Translation aux Gymnopédies de Satie en passant par la « surface intelligente » de Baricco.

Du contenu au tempo, dire avec le silence, la surface et la mesure

On quitte le terrain du « contenu » pour toucher à ce qui fait ou défait la vérité, le tempo. Dire juste n’est pas en dire moins, c’est choisir l’intensité, l’instant et la durée. Un mot identique peut écraser ou relever selon son volume et son rythme. C’est tout l’enseignement d’un film, d’une musique, d’un essai trois arts qui, mieux que des traités, montrent comment une vérité devient habitable.
Dans Lost in Translation, la scène du chuchotement final dit tout sans presque rien dire. Le film ne censure pas la vérité, il calibre son exposition. Le demi-ton n’est pas la timidité, c’est une éthique de l’adresse, parler au niveau exact où l’autre peut entendre sans se cabrer. Le hors-champ, les ellipses et les silences donnent de la place au destinataire ils font de l’auditeur un co-auteur. On croit à tort que le vrai triomphe par intensité; souvent, il passe par confiance, et la confiance naît du dosage. Transposé à l’arène publique, cela signifie, résister à la sur-enchère qui transforme l’énoncé en démonstration de force. Transposé à l’intime ou au soin, cela rappelle qu’informer n’est pas déposer un savoir mais l’installer chez quelqu’un, au rythme de sa respiration.
Les Gymnopédies de Satie approfondissent cette leçon. Rythme lent, motifs clairs, silences architecturés, tout y refuse le spectaculaire pour laisser affleurer l’écoute. La mesure y prime la masse. L’écriture politique, clinique, philosophique peut s’y régler, une ligne claire, des reprises sobres, des blancs qui permettent à l’esprit d’absorber. Contre la tentation wagnérienne du « tout, tout de suite », Satie rappelle qu’un motif juste répété avec tact pèse davantage qu’une fanfare. Une vérité administrée « à la Satie », c’est une vérité qui ne se confond pas avec l’attaque, elle tient parce qu’elle laisse de la place.
Reste Baricco et sa « surface intelligente ». On a trop vite opposé profondeur (signe de sérieux) et surface (signe de frivolité). Chez Baricco, la surface n’est pas le renoncement au sens, c’est une forme nouvelle d’intensité, faite de parcours, de liaisons, d’évidence locale. Dans un monde saturé, la vérité gagne à se fractionner en micro-énoncés solides, traçables et répétables, plutôt qu’à s’abattre en un seul bloc tonitruant. La surface intelligente n’est pas le zapping, c’est l’art de faire circuler des unités justes et de les raccorder. On retrouve alors la force du demi-ton, un réseau de petites vérités bien posées construit plus sûrement qu’un grand dévoilement qui écrase.
Ces trois esthétiques convergent, Lost in Translation (la parole bas-voix), Satie (la mesure et les silences), Baricco (la circulation et la preuve locale) composent une poétique du dosage. Elles disent, chacune à leur manière, que la vérité n’a pas besoin d’augmenter son volume pour augmenter sa teneur; elle a besoin d’un cadre d’écoute, d’un rythme, d’une forme qui la rendent transmissible sans violence. Cette poétique n’est pas un luxe esthétique, c’est une hygiènepour l’espace public, pour la famille, pour le soin partout où le vrai peut blesser s’il se présente mal.
Or une poétique ne suffit pas, il faut une grammaire que l’on puisse enseigner, discuter et opposer des critères, des tests, des procédures, c’est précisément ce que la troisième partie proposera, en passant de l’esthétique du demi-ton à une norme opératoire du dire (proportion, traçabilité, responsabilité) capable d’armer nos institutions sans armer la brutalité.

Normer le “dire” , psychanalyse, philosophie et droit vers une grammaire transposable

Normer le dire, c’est l’ancrer dans des disciplines qui savent depuis longtemps que la vérité peut soigner… ou blesser. Trois traditions offrent des repères robustes.
Côté psychanalyse, Freud ne prône ni l’aveu immédiat ni la transparence brutale, il parle de tact et de « technique », l’interprétation doit être opportune et mesurée, faute de quoi elle devient « interprétation sauvage » qui casse la cure au lieu de la relancer. Ferenczi l’a montré à sa manière, dans la « confusion des langues », le thérapeute qui impose sa langue son sens, son rythme à un patient traumatisé réactive la violence au lieu de la métaboliser. Chez Winnicott, la vérité utile suppose un holding, un cadre qui contient l’angoisse, avant de nommer ce qui fait mal. Bion dirait qu’il faut d’abord contenir (transformer les éléments bruts) pour que le mot devienne digeste; sinon, il déclenche de l’acting out ou un passage à l’acte. En clinique, « tout dire » n’est donc jamais un programme, c’est l’ajustement (timing, dosage, formulation) qui décide si la vérité ouvre un travail psychique… ou si elle précipite la chute. Traduction pratique, poser d’abord, lier ensuite, nommer enfin, et vérifier que l’autre peut entendre.
Côté philosophie, le débat classique entre Kant et Constant sur le « vérité au meurtrier » dit l’essentiel, le devoir abstrait de véracité peut, hors contexte, devenir injuste, la prudence (phronèsis) d’Aristote rappelle que l’éthique est l’art des cas. Foucault redonne dignité à la parrêsia (le dire vrai courageux), mais précise qu’elle engage une relation, on ne parle pas « du haut », on parle pour quelqu’un avec un risque pour soi et en responsabilité de l’autre. Austin l’énonce techniquement, toute parole a une force (illocutoire/perlocutoire). La « vérité » n’est pas qu’un contenu, c’est un acte qui produit des effets. Arendt, enfin, met en garde, dans la politique moderne, le vrai factuel est fragile non parce qu’il serait relatif, mais parce qu’il exige des institutions qui en assurent la durabilité (archives, procédures, contradiction). La philosophie ne nous prescrit donc pas de tout dire; elle nous arme pour dire juste, prudence, courage situé, attention aux effets, institutions qui rendent le vrai habitable.
Côté droit, on n’est pas dans la morale mais dans la contrainte organisée. En santé, l’obligation d’information « loyale, claire et appropriée » impose le dosage, loyale (le fond), claire (l’intelligibilité pour cette personne), appropriée (le moment et l’état du patient). En procédure, le principe du contradictoire oblige à laisser répondre nul « dévoilement » ne vaut s’il ferme la bouche de l’autre. En presse, la loi de 1881 encadre la diffamation et l’injure, la présomption d’innocence interdit les « vérités » performatives qui condamnent avant jugement , le droit de réponserépare l’asymétrie de puissance. Sur les libertés publiques, la CEDH rappelle (art. 10) que la liberté d’expression est forte, mais porte des « devoirs et responsabilités », les restrictions sont possibles si elles sont nécessaires et proportionnées (haine, atteinte à la réputation, sécurité). On retrouve ici nos garde-fous, proportionnalité (adéquation, nécessité, bilan coût/bénéfice humain) et traçabilité (qui parle, sur quelles sources, avec quel mécanisme de correction). Dans l’espace professionnel, le « franc-parler » qui humilie de façon répétée peut devenir du harcèlement moral, le secret professionnel et le devoir de réserve ne camouflent pas la vérité, ils l’administrent. En justice des mineurs, l’audition de l’enfant se fait dans un langage adapté, même le juge sait doser la parole vraie pour ne pas blesser ce qu’il prétend protéger.
Ces repères ne sont pas théoriques, ils donnent des gestes. Avant d’énoncer, on situe (qui parle à qui, avec quel mandat). On vérifie les effets probables (psyche, réputation, sécurité). On prépare le cadre (contradiction possible, droit de réponse, possibilité de corriger). On dose le tempo (paliers, reformulations, « teach-back » en clinique, délais de refroidissement dans l’espace public). Et l’on garde trois lignes rouges, jamais de déshumanisation (même vraie, une formule qui retire l’humanité défonce le lien), jamais de parole qui interdit la réplique, jamais d’énoncé irréversible s’il existe une voie graduelle. Tout cela n’étouffe pas la vérité cela la rendra habitable comme un architecte installe des garde-corps sans condamner le balcon.
Au fond, psychanalyse, philosophie et droit convergent, la vérité exige un cadre, un tempo et une responsabilité. Dire, ce n’est pas vider un contenu, c’est agir. Et c’est pourquoi on peut tenir sans trembler la ligne que fixe ta conclusion, l’ennemi n’est pas le vrai, c’est le vrai sans mesure.

Au terme de ce parcours, la vérité se révèle moins comme un contenu figé que comme une pratique située. Dans la sphère militante, elle peut armer des foules, dans l’intime, elle peut briser un lien, en clinique, elle peut nuire si elle est mal administrée. L’éthique qui s’impose n’oppose pas franchise et censure, elle exige l’ajustement proportion, cadre, tempo. Le droit médical l’a déjà formalisé avec l’information « loyale, claire et appropriée », qui ne gomme pas le vrai mais l’administre. En politique comme en thérapie, l’ennemi n’est pas la vérité elle-même, mais la vérité sans mesure. Dire tout, c’est trop, dire juste, c’est faire tenir ensemble l’exigence du réel et la dignité de l’autre. Aux formes de Coppola et de Satie, on peut emprunter une règle simple, parfois, un chuchotement ou une ligne répétée avec tact pèsent plus qu’une fanfare.

Deux prolongements découlent de cette éthique du dire. D’une part, les dispositifs de vérité publique (commissions, enquêtes, fact-checking, modération algorithmique) gagneraient à se doter d’une poétique du demi-ton, proportionnalité, traçabilité des sources, rythmes d’exposition une sorte de Gymnopédie argumentative pour nos institutions. D’autre part, la formation des professionnels du soin, de la justice, de l’enseignement ou du journalisme pourrait inclure une clinique du dire, afin d’apprendre à énoncer le vrai sans violence inutile, en articulant cadre, tempo et responsabilité. La question n’est donc plus « peut-on tout dire ? », mais « comment dire pour rendre le vrai habitable ? ».

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