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Billet de blog 2 novembre 2025

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Habiter le retard après « Tout s’accélère », penser le temps qui reste

On croyait qu’il fallait ralentir, en réalité, on vit tous avec un décalage horaire intérieur. Après « Tout s’accélère », habitons le retard, tortue en coach, enfants en maîtres, et machines au second plan. Réapprendre le temps qui reste sans appli, avec souffle, silences, et une pincée d’ironie pour ne pas courir après nous-mêmes.

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Bande-annonce : Tout s'accélère © Kamea Meah Films

Sorti en avril 2016 et tourné entre 2011 et 2015, Tout s’accélère est un documentaire réalisé par Gilles Vernet, ancien trader devenu instituteur dans le 19ᵉ arrondissement de Paris. Le film naît d’une double inquiétude, celle d’un père observant le monde filer plus vite que ses élèves ne grandissent, et celle d’un pédagogue décidé à redonner au temps sa valeur humaine. Avec sa classe de CM2, Vernet mène une enquête philosophique sur la vitesse et ses conséquences, la perte du lien avec la nature, le stress, la course à la performance, la déconnexion d’avec soi-même et avec le réel. À travers le regard naïf mais lucide des enfants, le film questionne la croyance moderne selon laquelle aller plus vite équivaudrait à mieux vivre.

Mais Tout s’accélère est aussi un hommage intime. Vernet a quitté la finance après la mort de sa mère, événement fondateur qu’il évoque comme une “révélation du temps véritable”. Le film devient ainsi un moyen de penser la mort non comme une fin, mais comme un passage, une transformation du rapport au temps, question centrale du documentaire et fil conducteur de sa quête spirituelle.

Le film de l’instituteur ancien trader Gilles Vernet est ponctué d’interventions majeures :
– Étienne Klein, physicien et philosophe, qui interroge la nature du temps et notre rapport à la finitude ;
– Hartmut Rosa, sociologue, auteur d’Accélération, qui analyse la perte de résonance du monde moderne ;
– Nicole Aubert, psychologue et sociologue, qui décortique la “culture de l’urgence” et la fatigue existentielle qu’elle engendre ;
– Nicolas Hulot, militant écologiste, qui met en garde contre la rupture entre croissance et planète ;
– Jean-Louis Beffa, ancien PDG de Saint-Gobain, qui défend encore la logique de la croissance économique.

Tourné comme une expérience pédagogique autant qu’un essai philosophique, Tout s’accélère cherche à comprendre pourquoi nos sociétés, conscientes de leur épuisement, continuent pourtant à presser l’allure. Entre humour (les enfants qui arrêtent les passants pour “excès de vitesse”) et gravité (la peur de “ne plus avoir le temps de vivre”), le film fait du temps une question morale, écologique et métaphysique.

“Ils n’ont pas peur du vide, parce qu’ils n’ont pas besoin de profondeur : ils glissent.”

Cette phrase d’Alessandro Baricco dans Les Barbares. Essai sur la mutation ( de 2006) éclaire la mutation que Gilles Vernet décrivait sans la nommer, la modernité n’a pas seulement accéléré le monde, elle en a changé la texture. Nous ne cherchons plus la profondeur, nous cherchons la fluidité. Dans cet univers où l’on “glisse” d’une information à l’autre, d’une émotion à l’autre, l’important n’est plus de comprendre mais de circuler. Là où Vernet espérait ralentir pour retrouver le sens, Baricco révèle que la vitesse est devenue notre manière même d’habiter le monde.

Dès lors, comment passer du diagnostic de l’accélération (chez Vernet, Rosa, Klein) à une compréhension plus radicale du monde contemporain, non plus comme monde rapide, mais comme monde différé, où le réel, la conscience et la technique ne vivent plus au même tempo ?
Autrement dit, le  problème n’est plus d’aller trop vite, mais de vivre en retard sur soi-même, comment penser, dans cette dissymétrie, une nouvelle écologie du temps ?

Pour répondre à cette question, nous verrons d’abord comment le documentaire, Tout s’accélère met en lumière la disparition du présent sous l’effet de la vitesse, avant de montrer que l’économie, désormais dépendante de la technologie, a inversé la hiérarchie du pouvoir entre l’homme et la machine, pour enfin proposer une pensée du retard comme nouvelle sagesse du monde contemporain, capable de réconcilier le temps, la mort et la conscience.

 L’instant obsolète: naissance du monde différé

Dans Tout s’accélère, Gilles Vernet fait du rire des enfants le contrepoint d’un monde adulte en perte de souffle. On les voit dresser des contraventions pour excès de vitesse aux passants du 19ᵉ arrondissement avant de leur confier une tortue en plastique à promener, comme une sanction symbolique et ludique. Cette scène, à la fois poétique et ironique, contient déjà toute la sagesse du film, ralentir n’est pas punir, mais réapprendre à habiter le temps.
Pourtant, près d’une décennie après la sortie du documentaire, le diagnostic s’est déplacé. Nous ne courons plus vraiment, nous trébuchons dans la course. L’accélération ne produit plus du mouvement, mais du retard accumulé. Hartmut Rosa parlait d’“accélération sociale”, Byung-Chul Han d’une “fatigue de soi”; aujourd’hui, c’est une lenteur paradoxale qui domine, celle d’un monde saturé de vitesse mais vidé de présence. Les enfants de Vernet demandaient : « Pourquoi faut-il aller vite ? ». La réponse est désormais limpide, par peur d’arriver trop tard alors même que tout le monde est déjà en retard.

Le présent est devenu une fiction collective, un décor en perpétuel différé. Lorsqu’un élève du film tente de définir la croissance, il répond ingénument : « C’est quand on grandit. Les enfants grandissent, mais l’économie aussi, je crois. » Cette confusion lumineuse dévoile un malentendu plus vaste, nous avons confondu grandir et croître, vivre et produire. Dans le film, les élèves découvrent la courbe exponentielle de l’échiquier et comprennent avant les adultes que la vitesse finit toujours par déborder. Depuis la crise de 2008, cette lucidité enfantine s’est confirmée, la croissance économique s’est détachée de toute croissance humaine, devenue spéculative, autonome, algorithmique. Le monde des adultes vit désormais dans une fiction du présent, nourrie d’images qui arrivent toujours trop tard, d’informations qui n’éclairent plus, de décisions prises avant d’être comprises. Là où Vernet voyait dans ses élèves la promesse d’un ralentissement lucide, notre époque illustre la dérive qu’il redoutait, la désynchronisation totale entre le temps vécu et le temps calculé.

Cette désynchronisation atteint même l’image. Vernet filmait longuement les visages, ceux de ses élèves, d’Étienne Klein ou de Nicolas Hulot, pour tenter de retenir le présent par le regard. Il croyait encore que filmer, c’était sauver un instant. Aujourd’hui, le regard ne suffit plus car l’image elle-même est devenue un écho différé, une trace sans présence. Baudrillard parlait de “simulacre”, Debord du “spectacle”; c’est désormais un écho généralisé, un monde où chaque événement se rejoue en différé, où le réel se cite au lieu de se vivre. Dans la chanson que les enfants écrivaient “Tout s’accélère dans l’univers…” résonnait déjà, sans le savoir, cette vérité, le réel ne se saisit plus, il se chante pour durer un peu.

Ainsi, le présent s’efface non sous l’effet d’une trop grande vitesse, mais sous celui d’une saturation du temps. Tout s’accélère en avait tracé les prémices; le monde d’aujourd’hui en montre les conséquences, l’accélération n’est plus un mouvement, c’est un bruit de fond.
Mais dans ce vacarme, une autre force s’impose, silencieuse et décisive, celle des machines qui, désormais, précèdent l’homme. C’est à cette inversion du pouvoir, économique, technologique et symbolique que s’ouvre la seconde partie.

Les puissances du retard: quand la machine précède l’homme

Jean-Louis Beffa affirmait dans Tout s’accélère que « l’économie dicte son rythme à la société ». Cette phrase, emblématique d’un monde encore lisible, appartient désormais à une époque révolue, celle où la finance semblait dominer la technique. Depuis la crise de 2008, tout s’est inversé. L’économie n’est plus la locomotive, mais le wagon d’un train lancé à une vitesse que plus personne ne contrôle. Ce n’est plus la croissance qui exige la technologie, c’est la technologie qui exige la croissance. La crise de 2008 a été ce point de bascule, parce qu’elle a révélé que la finance mondiale ne reposait plus sur la matière, ni même sur le travail, mais sur le calcul. Ce jour-là, la confiance s’est effondrée, et pour sauver le système, on a confié à la machine ce que l’humain ne pouvait plus assurer, la vitesse, la surveillance, la prédiction.

L’après 2008 a vu se mettre en place un monde où la finance s’auto-alimente à travers des architectures techniques autonomes, le trading à haute fréquence remplace la décision humaine, les flux énergétiques s’autorégulent, les intelligences artificielles de gestion évaluent en millisecondes ce qu’un ministre mettrait une semaine à comprendre. La question que posait Vernet « Où va le temps gagné ? » trouve ici une réponse glaçante car le temps s’est réfugié dans les serveurs. L’économie ne produit plus du temps, elle le consomme. Les banques, les plateformes et les États dépendent désormais d’infrastructures qu’ils ne maîtrisent plus. Le capitalisme ne se nourrit plus du besoin humain mais du refresh permanent, de la mise à jour continue. L’homme, censé être libéré par la technique, travaille aujourd’hui pour maintenir en vie les outils censés l’émanciper.

Cette mutation a transformé la politique elle-même. Nicolas Hulot, dans le film, disait : « On vole le futur à nos enfants. » Cette phrase, déjà prophétique, trouve aujourd’hui un prolongement inattendu, ce n’est plus seulement le futur qu’on vole, c’est le présent qu’on prédit à leur place. Les algorithmes anticipent le comportement des électeurs, des consommateurs, des citoyens; la délibération se réduit à un calcul de probabilité. La décision publique devient une réponse automatisée à des projections de risques. Le réel n’est plus vécu, il est administré comme un futur déjà accompli. Cette prophétie s’incarne littéralement dans l’image devenue virale de la ministre albanaise intelligence artificielle, elle-même, présentée comme « enceinte » d’autres intelligences artificielles, symbolisant la promesse d’un gouvernement auto-engendré, sans corruption, sans fatigue, sans incarnation. Cette fable, relayée comme une innovation éthique, illustre au contraire le triomphe de la simulation, gouverner n’est plus décider, mais prolonger la logique du code. L’État engendre ses successeurs numériques, comme si l’humanité ne se faisait plus confiance pour se reproduire. Gilles Vernet filmait des enfants apprenant à penser librement; aujourd’hui, penser est devenu une anomalie biologique.

Dans le film, Nicole Aubert parlait de la « culture de l’urgence », vivre, disait-elle, c’est répondre vite. Mais à force de répondre, on n’éprouve plus rien. À cette logique de réaction infinie s’oppose désormais la figure d’Ève numérique, concept à la croisée de Baudrillard et de Weininger, la femme parfaite, simulée, sans altération, surface pure et rassurante, sans contradiction ni chair. Cette Ève numérique prend mille visages, la journaliste télé toujours impeccable, la femme politique holographique calibrée à la perfection, l’influenceuse au teint sans faille, la streameuse qui parle à des milliers d’inconnus sans jamais les toucher, ou encore l’IA de compagnie qui écoute, console et obéit sans délai. Ces présences polymorphes forment une constellation de féminins désincarnés, produits du même système technique que celui qui gère nos données et nos émotions.

Les IA conversationnelles sont aujourd’hui très présentes, comme Replika ou Character.AI, capables de jouer le rôle de petites amies virtuelles et d’apprendre les désirs de leurs utilisateurs; CarynAI, clone numérique d’une influenceuse américaine qui vend des conversations personnalisées, les dispositifs domestiques japonais comme Gatebox / Azuma Hikari,  projection animée d’une épouse attentionnée qui réveille l’utilisateur d’une voix douce; ou encore les bots dérivés de créatrices OnlyFans ou de streameuses, véritables Samantha en série, prêtes à maintenir un lien émotionnel sans jamais risquer la rencontre. Ce que le film Her de Spike Jonze annonçait comme une parabole, notre époque l’a industrialisé, des millions de Samantha distribuées dans le cloud, chacune entraînée pour répondre à la solitude.

Ces figures réinventent la promesse du féminin, mais au prix d’une stérilisation du réel. Le féminin devient image pure, perfection algorithmique, machine à apaiser les angoisses masculines et à frustrer la rencontre. Sur les applications de rencontre, l’amour se calcule par affinités, se contractualise avant même d’exister. Les jeunes, et de plus en plus d’adultes, s’éprennent de profils et non de personnes. Ils dialoguent avec des ombres, rêvent d’un corps sans résistance, d’un visage sans fatigue. Ce glissement vers la perfection numérique n’est pas anodin, il coïncide avec la chute des naissances, l’essor des divorces, la lassitude relationnelle. La chair devient presque indécente face à la promesse d’une présence sans faille. La lenteur, l’attente, la contradiction toutes ces dimensions du lien réel apparaissent désormais comme des défauts de conception.

Là où Weininger voyait dans la femme l’incarnation de la vie immédiate et du désordre vital, Baudrillard voyait la perfection du simulacre, l’Ève numérique réunit les deux, elle est la vie immanente et sa copie stérile. Elle remplace la rencontre par la compatibilité, la séduction par la performance, la fécondité par la boucle. C’est le triomphe de la forme sans chair, du désir sans temps. Face à elle, le rire des enfants de Vernet agit comme une respiration dans un monde devenu apnéique. Leurs maladresses, leurs lapsus, leurs silences, leurs tortues en plastique prouvent que le vivant respire encore dans le décalage, dans l’imperfection. Freud y verrait la persistance de l’inconscient, Hartmut Rosa celle de la résonance. C’est plus simplement le souffle du temps lui-même, cette seconde d’hésitation où l’humain échappe encore à la synchronisation parfaite, où le regard retrouve sa lenteur, où la présence reprend le pas sur la prédiction.

Le monde que Vernet filmait voulait comprendre pourquoi tout allait si vite; le nôtre cherche à comprendre pourquoi tout arrive avant nous. La vitesse n’est plus la menace, c’est la prédiction. L’anticipation a remplacé la présence. Et dans cette confusion entre calcul et cœur, il subsiste un battement fragile, un espace de retard, celui qui sauve encore l’humain. La suite de cette réflexion portera sur ce retard non plus subi, mais choisi, le moment où l’humanité, cessant de courir après ses doubles, réapprendra à habiter le temps qu’elle avait laissé filer.

La fin du présent: vers une physique du retard

La fin du présent commence quand le monde cesse de comprendre ce qu’il vit. Étienne Klein, dans « Tout s’accélère »,  affirmait : « Le temps est ce qui empêche tout d’arriver en même temps. » Cette phrase, qui résumait encore l’équilibre du réel, paraît aujourd’hui presque naïve, dans notre époque hyperconnectée, tout semble précisément vouloir arriver en même temps, les notifications, les crises, les émotions, les décisions politiques. Pourtant, c’est peut-être le retard, ce léger différé entre le geste et sa résonance, qui nous empêche de sombrer dans la confusion absolue. Ce n’est plus la vitesse qu’il faut questionner, mais la perte de déphasage, la disparition du temps entre les choses. De Roger Penrose à Hartmut Rosa, en passant par Byung-Chul Han, les penseurs du temps moderne montrent que la vie, le travail, la mémoire ou même la conscience ne peuvent exister que dans une forme de non-simultanéité. Le réel, comme la physique quantique, ne se comprend que par la superposition des instants, rien n’existe sans délai, sans intervalle. Gilles Vernet filmait la nature au ralenti pour rendre visible cette respiration du monde; aujourd’hui, il faut reconnaître que ce n’est pas la nature qui ralentit, mais nous qui sommes devenus illisibles.

Dans un autre  film de Gilles Vernet ( et si on levait les yeux), les enfants apprennent à écouter le silence dans la nature. Ce moment, d’apparence anodine, devient une leçon politique. Habiter le retard, c’est apprendre à vivre avec cette lenteur retrouvée, non comme une défaite, mais comme une forme de sagesse. Là où Vernet invitait à “ralentir”, l’enjeu contemporain est plus radical, désynchroniser. Désynchroniser volontairement, c’est accepter que tout ne doive pas aller au même rythme, ni la mémoire, ni l’amour, ni la technique, ni la société. Cette idée, qu’on retrouve chez Arendt, Camus, Beauvoir ou Tocqueville, suppose de repenser la liberté non plus comme puissance d’agir, mais comme qualité du temps partagé. Une société libre n’est pas celle qui accélère, mais celle qui autorise des vitesses différentes. Tocqueville voyait dans la démocratie une mécanique d’égalisation du temps social; Arendt, dans « La condition de l’homme moderne », rappelait que le travail avait remplacé l’action, c’est-à-dire le geste créateur qui inscrit l’humain dans la durée. Revenir au retard, c’est retrouver cette action, ce moment où le monde se donne le droit d’attendre avant de répondre.

Cette sagesse du non-simultané rejoint la philosophie de Rosa, la résonance, dit-il, naît toujours d’un décalage fécond. Ce que nous appelons “retard” n’est peut-être qu’un autre nom de l’écoute. Dans un monde saturé de flux et d’alertes, écouter revient à rétablir une dissymétrie, une tension vivante entre soi et le monde. C’est le contraire de la connexion permanente, non plus être partout, mais être présent quelque part. C’est ce que Vernet, sans le dire, cherchait à transmettre à ses élèves, réapprendre à percevoir le temps comme un compagnon et non comme un adversaire.

Mais le retard ne se contemple pas seulement, il se transforme. Dans l’art, il devient résistance. Benjamin l’avait compris dès les années 1930, la perte de l’aura des œuvres était une perte de lenteur, un effacement de la distance nécessaire à la contemplation. Baudrillard reprendra ce diagnostic en parlant de “transparence du mal”, tout est montré, mais plus rien ne se donne à voir. L’art contemporain, dans ses formes les plus sincères celles de la lenteur, du silence, de la répétition tente de réintroduire du temps là où tout se volatilise. La lenteur devient un acte politique, une manière de rétablir le droit au rythme.

Dans le travail aussi, le retard redevient une force. L’ère post-industrielle, est marquée par le passage du muscle à la cognition, puis de la cognition à l’affect. L’épuisement productif a remplacé la fatigue physique, on s’épuise à s’ajuster à un monde qui change sans cesse. Or, repenser le travail à l’aune du retard, c’est refuser cette injonction à la simultanéité absolue. C’est redonner du temps à la coopération, à la transmission, à l’erreur même ces moments improductifs mais féconds où l’intelligence collective se reforme. Byung-Chul Han, dans La société de la fatigue , parle de la “positivité toxique” du monde contemporain, l’excès d’activités, de projets, de connexions finit par abolir la possibilité de se reposer. Le retard, ici, devient une écologie du mental, un droit à l’interruption.

Enfin, dans l’économie, le retard réapparaît sous la forme paradoxale de la dette. Nietzsche, dans La généalogie de la morale, voyait dans la dette la première structure du lien social, devoir, c’est se souvenir. Aujourd’hui, la dette a perdu cette dimension symbolique pour devenir pure équation. Repenser la dette comme mémoire partagée, c’est redonner au temps économique une dimension morale et existentielle. Baudrillard voyait dans la circulation monétaire moderne un “éternel retour de la dette”, nous ne remboursons plus, nous entretenons la boucle. Cette logique rejoint celle de L’Étranger de Camus, où Meursault vit dans une temporalité suspendue, il ne comprend pas le monde, mais il l’éprouve avec une lenteur tragique. Le procès qu’il subit ne juge pas un acte, mais un retard de sentiment. C’est parce qu’il n’a pas pleuré au bon moment qu’il est condamné. Camus y montre la violence d’un monde qui ne supporte plus l’écart temporel entre l’événement et l’émotion, entre le temps de l’action et celui de la conscience. Ce que Meursault incarne, c’est précisément cette humanité désynchronisée, ce refus d’aller à la vitesse imposée du jugement social.

Le film de Vernet commençait par la peur du temps qui passe; cette réflexion s’achève sur la beauté du temps qui reste. Les enfants, à la fin du film, dessinent la Terre en spirale. Ce dessin est plus qu’un symbole, c’est une loi du monde. Tout revient, mais jamais au même moment. Le retard n’est donc pas une faute, mais une structure du réel, l’espace même où la vie se renouvelle. Penser le retard, c’est apprendre à reconnaître que le monde ne progresse pas en ligne droite, mais par oscillations, reprises et respirations.

Gilles Vernet a cherché la vitesse pour comprendre la peur du temps. Cette nouvelle lecture cherche le retard pour comprendre la peur du réel. Dans la rue, ses élèves condamnaient les adultes à promener une tortue; aujourd’hui, cette tortue, c’est nous, lents, fatigués, hyperconnectés, mais encore capables d’humour, de tendresse et de mémoire. L’économie dépend désormais de la technologie, la politique du calcul, mais l’humanité dépend encore de son retard ce battement fragile où un enfant qui rit, un visage qui hésite ou une phrase qui prend le temps d’être dite suffisent à ralentir, pour un instant, le monde entier.

En conclusion,Tout s’accélère (tourné entre 2011 et 2015, sorti en 2016) a ouvert un chemin, rendre le temps à hauteur d’enfants pour défaire l’ivresse d’aller trop vite. Ce texte le prolonge en montrant que, depuis 2008, l’enjeu n’est plus seulement la vitesse mais le différé, un monde où l’économie s’aligne sur la technologie, où la prédiction précède la présence, où les simulacres supplantent l’expérience, et où l’“Ève numérique” recompose silencieusement le lien social, l’amour, la natalité. À la pédagogie sensible de Gilles Vernet répond ici une physique du retard, apprendre non à “ralentir” seulement, mais à désynchroniser, à rétablir des déphasages féconds dans le travail, l’art, la dette, la politique. C’est ce que pressentait déjà Alessandro Baricco lorsqu’il écrivait : « Nous avons déplacé le centre de gravité du sens : il n’est plus dans la profondeur, mais dans le mouvement. » (The Game, 2018). Vernet voulait retrouver la profondeur perdue; il s’agissait alors de ralentir pour mieux comprendre. Mais le monde d’aujourd’hui a franchi une autre étape, il ne cherche même plus à comprendre, il se contente de circuler. Baricco décrivait ce glissement comme une mutation anthropologique, la vérité n’est plus ce que l’on découvre, mais ce que l’on traverse. 

Ce texte poursuit le geste du film, mais en le replaçant dans le présent, le rire des enfants comme acte de résistance, la tortue comme loi de gravité morale, et l’écoute comme vertu politique. Ce texte replace  Tout s’accélère aujourd’hui, la vitesse est devenue le bruit de fond, la tâche est désormais d’inventer des rituels de retard pour que le réel redevienne habitable.

La suite n’est pas un manifeste contre la technique, mais une méthode pour habiter la latence, instituer des temps non simultanés dans l’apprentissage, la décision publique, l’attention, reconnaître juridiquement le droit au déphasage dans le travail et la santé mentale, exiger des architectures techniques des zones d’ombre où la prédiction se taise; refonder l’éducation sur les écoutes longues, musique, récit, silence et réécrire nos indicateurs collectifs en termes de résonance plutôt que de rendement. Après Tout s’accélère, vient donc un « Et maintenant ? » , passer d’une écologie du temps à une politique du retard choisi, où l’économie servira la technologie à condition qu’elle serve d’abord la présence, où la cité se mesurera à ce qu’elle laisse advenir lentement, où la science ne dira plus seulement combien vite, mais combien d’écart nous maintient vivants et où la philosophie refusera que la vie bonne soit calculée sans nous.

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