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Billet de blog 2 novembre 2025

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Habiter le temps, entre urgence sociale, équation physique et simulacre

Et si le temps n’était plus une ligne, mais une constellation de rythmes à habiter ? Entre l’amour tardif de Fanny Ardant, la théorie des cordes et les simulacres numériques, s’esquisse une réflexion sur nos façons de vieillir, d’aimer et de durer ou comment réapprendre à habiter le monde hors de la vitesse imposée.

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Avant toutes choses, il faut rappeler que ce texte ne vise pas à généraliser, car il est évident que les différences entre individus comptent toujours plus que les différences entre âges et que la théorie des cordes offre dans cette réflexion, un cadre mathématique élégant mais non confirmé expérimentalement.

« Le temps ne change rien, il révèle » écrivait Simone de Beauvoir dans La Vieillesse. La phrase résonne étrangement quand on regarde Les Jeunes Amants de Carine Tardieu, l’amour surgit là où la société dit qu’il est trop tard, il déjoue l’horloge sociale pour faire apparaître un autre rythme, une autre densité de vie. Le temps, en ce sens, n’est pas seulement une mesure physique, il est une norme sociale, un mythe culturel, une expérience subjective. Or nos époques se heurtent, d’un côté, la physique quantique et la théorie des cordes qui décrivent le temps comme paramètre mathématique ou dimension pliée, de l’autre, la sociologie qui dénonce l’accélération moderne et l’impossibilité de ralentir, enfin la littérature et le cinéma qui montrent que l’essentiel se joue dans ces instants de suspension qu’il s’agisse d’un couple improbable (Les Jeunes Amants), de deux êtres perdus à Tokyo (Lost in Translation), ou d’un voyageur du temps tentant de sauver sans trahir (Doctor Who). Comment penser alors le temps dans sa pluralité âge, époque, équation, simulacre sans le réduire à une seule définition ?

Dès lors peut-on montrer que l’amour tardif, loin d’être anachronique, est une critique vivante du temps, un point de contact entre la rigueur mathématique, l’expérience vécue et la résistance aux simulacres sociaux ?

Pour explorer cette interrogation, il faut d’abord saisir l’amour tardif comme une expérience critique du temps vécu, qui rompt avec la flèche chronologique imposée, puis il convient de considérer le temps tel que les mathématiques le formalisent, sans mythologie ni métaphysique, pour mesurer le décalage avec notre vécu, enfin, il s’agira de comprendre comment le temps devient image, simulacre et fiction, et pourquoi certaines œuvres nous invitent à instituer une éthique de l’« asynchronie » .

Vivre contre la flèche ou l’amour tardif comme expérience du temps:


L’amour tardif bouleverse parce qu’il rompt avec l’idée que la vie suit une ligne droite, jalonnée d’étapes obligatoires, jeunesse, mariage, enfants, vieillesse apaisée. Quand il surgit à soixante-dix ans, il ne correspond plus à l’ordre attendu. La société voit dans cet amour une incongruité, presque une faute contre la chronologie collective. Pourtant, Les Jeunes Amants de Carine Tardieu montre que ce n’est pas un anachronisme mais un renversement, au lieu de se soumettre à la flèche du temps social, la passion réinvente une temporalité propre. Fanny Ardant n’incarne pas seulement une femme vieillissante qui s’éprend d’un homme plus jeune, elle incarne une subjectivité qui se libère du calendrier des autres.
Ce qui frappe ici, c’est la différence d’expérience du temps selon l’âge. Pour la jeunesse, le temps est ouverture, urgence d’accomplir, peur de manquer, on court, on s’accélère, on vit dans le futur. Pour la vieillesse, le temps devient mémoire, ralentissement, densité, chaque instant vaut non par sa promesse mais par sa saveur. L’amour tardif condense cette opposition, il refuse l’urgence du jeune âge, mais ne se résigne pas au retrait, il crée une autre économie de l’instant, où la durée n’est pas mesurée en années restantes, mais en intensité présente.
Ce paradoxe se retrouve dans Lost in Translation de Sofia Coppola. Là aussi, deux vies décalées s’entrecroisent dans un espace-temps particulier, l’hôtel tokyoïte comme lieu suspendu, la nuit urbaine comme dilatation du temps. Entre une jeune femme et un homme mûr, il n’y a ni avenir partagé ni passé commun, seulement la résonance d’un moment hors de la marche ordinaire. Le film met en lumière cette vérité, l’expérience de l’âge transforme notre rapport au temps et à l’urgence. Le jeune âge vit dans l’angoisse de « ne pas encore avoir vécu », tandis que l’âge mûr sait que la valeur d’un instant réside dans ce qui s’y condense, pas dans sa prolongation.
C’est ici qu’Hartmut Rosa apporte une clé essentielle. Dans Accélération et Résonance, il montre que notre société ne cesse d’accélérer, accélération technique, sociale, existentielle. Le temps y devient ressource rare, capital à gérer, horizon d’angoisse. Tout doit être vécu vite, comme si chaque retard équivalait à une perte irrattrapable. Or l’amour tardif résiste à cette injonction. Il n’a pas besoin de se justifier par un avenir long, il n’est pas comptable, il installe une résonance où l’instant devient suffisant. Là où la société mesure le temps en vitesse et en rendement, la relation tardive le redéfinit en densité et en profondeur.
Étienne Klein le rappelle souvent, nous vivons dans une pluralité de temps. Le temps cosmologique qui compte les milliards d’années, le temps des horloges qui rythme nos sociétés, et le temps vécu qui se déploie dans notre conscience. L’amour tardif illustre parfaitement cette pluralité. Biologiquement, la fin approche, socialement, la norme serait au retrait, psychiquement, pourtant, une nouvelle intensité surgit. C’est une collision entre trois échelles de temps. Le film montre que cette collision n’est pas tragique, mais créatrice, l’amour tardif ne nie pas la finitude, il en fait le ressort même de son urgence singulière.
Ainsi, aimer tard, ce n’est pas défier la biologie mais refuser la synchronisation imposée par la société. C’est se réaccorder à un autre tempo, retrouver une liberté dans l’usage du temps. Là où Rosa décrit une modernité où le temps file toujours plus vite, l’amour tardif est une forme de résistance silencieuse, une réappropriation, une résonance, une contre-horloge intime.
Mais cette expérience sensible, subjective, se confronte à un autre registre, apparemment plus froid et indifférent, celui des sciences exactes. Car si l’amour redessine le temps vécu, la physique, elle, réduit le temps à une variable, une équation, un paramètre. Comment comprendre ce décalage entre l’existence humaine et la rigueur mathématique ?

Le temps écrit en symboles , une rigueur mathématique sans métaphysique

L’expérience intime du temps est chaotique, subjective, traversée par la mémoire et l’âge. Mais pour les physiciens, le temps n’est pas une sensation, il est une variable inscrite dans des équations. La mécanique quantique, par exemple, décrit l’évolution d’un système par l’équation de Schrödinger, où le temps t apparaît comme simple paramètre d’évolution : ψ(t)=e−iHt/ℏψ(0). Ici, le temps ne vieillit pas, il ne ralentit pas, il ne s’accélère pas, il est neutre, réversible, parfaitement mathématique. Rien n’y subsiste de l’urgence vécue par l’amant ou l’amante, de la tension entre jeunesse et vieillesse.
La relativité a introduit une autre révolution. Pour Einstein, il n’existe pas de temps universel, chaque être possède son propre temps propre, mesuré par la trajectoire de son corps dans l’espace-temps. Deux horloges ne sonnent jamais de façon identique si elles se déplacent différemment. Ici, la notion de simultanéité disparaît, et l’idée même d’un « présent » unique devient une illusion. Pour un observateur, l’amour peut sembler surgir tard, au crépuscule d’une vie, pour un autre, il se déploie dans une autre vitesse, un autre rythme. Cette relativité du temps physique trouve un étrange écho dans la relativité du temps social, il n’y a pas un âge « normal » pour aimer, mais des trajectoires singulières, irréductibles à une mesure uniforme.
La théorie des cordes pousse encore plus loin ce décentrement. Le temps n’y est pas seulement une dimension continue, mais une coordonnée τ inscrite sur la « feuille d’univers » des cordes vibrantes. Ces objets mathématiques se déplacent sur une surface où le temps n’est plus linéaire mais enchevêtré avec d’autres dimensions. Les espaces compacts de Calabi–Yau enferment des échelles invisibles, où la notion de durée se diffracte. Dans ce formalisme, le temps est une structure géométrique parmi d’autres, pas une expérience vécue.
Ainsi, la physique décompose le temps en symboles, paramètre, métrique, dimension. Chaque équation gagne en précision ce que nous perdons en chair et en urgence. Là où l’amour tardif densifie le présent, les mathématiques le neutralisent. Il ne s’agit pas de dire que l’un invalide l’autre, mais de constater la tension entre deux régimes. Le temps de l’amant, celui qui brûle de vivre dans l’instant, n’est pas le temps de l’équation, celui qui s’écoule comme une fonction continue.
Ce décalage, Étienne Klein aime l’illustrer, car la science nous apprend que l’univers a 13,8 milliards d’années, mais notre conscience peine déjà à se représenter un siècle. La relativité générale peut calculer le temps de deux galaxies séparées, mais elle ne dit rien de ce que c’est que d’attendre une réponse amoureuse une nuit entière. Le temps mathématique est rigoureux, mais muet sur l’expérience humaine.
Et pourtant, même cette rigueur, froide et abstraite, est réinterprétée par nos fictions. La science-fiction, de Doctor Who à Interstellar, traduit les équations en drames humains, paradoxes temporels, dilatations, points fixes. L’art et la littérature redonnent chair à la variable, en y inscrivant le désir, la perte, la mémoire. Comme si les mathématiques offraient l’ossature, mais que seuls les récits pouvaient en dessiner la peau.
Ainsi, la physique n’abolit pas notre rapport vécu au temps, elle le met en crise. Elle montre qu’il n’existe pas de temps universel, pas plus qu’il n’existe d’âge universel pour aimer. Mais c’est alors un autre problème qui surgit, si le temps peut se calculer, se relativiser, s’écrire en symboles, comment expliquer qu’il devienne aujourd’hui surtout image, simulacre, marchandise ?

Le temps comme image entre simulacres, fictions et constellations de résonance

Si la science réduit le temps à une équation et si l’amour le transforme en expérience vécue, notre époque l’expose comme une image. La jeunesse éternelle devient marchandise, la vieillesse est effacée des écrans, et la temporalité se réduit à un simulacre. Comme l’écrit Baudrillard, nous vivons dans l’hyperréel, où la représentation précède le réel. Vieillir n’existe plus socialement, les réseaux saturés de filtres nous imposent un temps lissé, une jeunesse sans rides, une succession d’instants « parfaits ». Dans ce régime, l’amour tardif devient un scandale, il est ce que l’image refuse, une réalité qui échappe à la photogénie.
Mais le cinéma et la science-fiction n’ont cessé de réintroduire le temps comme drame. Doctor Who en offre un exemple singulier, les « points fixes » du temps sont des événements intouchables, sous peine de désastre. Le Docteur, voyageur sans âge, affronte la question qui hante nos sociétés, que peut-on changer sans briser l’équilibre ? Que faut-il accepter comme irréversible ? Ce dilemme n’est pas seulement narratif, il est celui de toute société confrontée à ses mémoires, ses crimes, ses oublis. Le temps, ici, devient jurisprudence.
La physique elle-même, quand elle quitte les équations abstraites pour entrer dans l’imaginaire, retrouve ce drame. Dans Interstellar, la dilatation temporelle près d’un trou noir fait d’une heure vécue l’équivalent de sept années écoulées sur Terre. Les équations d’Einstein se transforment en tragédie, le temps des astres écrase le temps des familles, et chaque minute vécue au bord du gouffre devient perte irréversible ailleurs. Le cinéma transpose la relativité en émotion, révélant que la science ne nous délivre pas d’un temps vécu mais le redouble, en soulignant ses fractures.
C’est cette fracture que l’amour tardif, à sa manière, met en lumière. Il refuse le simulacre de la jeunesse obligatoire, il défie la souveraineté des images, et il rappelle que le temps ne se laisse pas réduire à une fonction ou à une marchandise. Il est à la fois équation, mémoire et intensité. Peut-être faut-il alors penser le temps comme une polyphonie, celui des horloges, celui des équations, celui des corps, celui des images. L’essentiel serait de préserver des espaces de résonance, ces interstices où le temps cesse de nous contraindre pour redevenir une ouverture.

Pour conclure on pourrait dire que le temps n’est jamais unique parce qu’il se décline en âges, vécus, en équations mathématiques et en simulacres d’images. L’amour tardif, tel qu’il apparaît dans Les Jeunes Amants, déjoue la flèche chronologique et oppose à l’urgence sociale une intensité singulière. La physique, de Schrödinger à Einstein, révèle que le temps n’est pas absolu, qu’il peut se contracter, se dilater, se diffracter en dimensions invisibles. Mais nos sociétés, saturées de signes et d’images, imposent une temporalité artificielle, où seule compte la vitesse, la jeunesse, la consommation. Entre ces trois régimes vécu, calculé, simulé se joue notre manière d’exister. Et peut-être qu’aimer, surtout tard, revient à rappeler que le temps ne se laisse pas posséder, qu’il ne vaut que par les résonances qu’il rend possibles.

Penser le temps ainsi, c’est ouvrir une piste politique, comment instituer un droit à l’asynchronie, un droit à vivre selon d’autres horloges que celles de la rentabilité et de la jeunesse obligée ? Entre astrophysique et amour, entre équation et simulacre, c’est une même question qui revient, quel temps voulons-nous habiter ?

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