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Il n’est pas simple d’évoquer la misogynie sans risquer de la réduire à sa caricature. On l’imagine souvent comme un simple rejet instinctif ou social des femmes, relevant d’un archaïsme dépassé. Pourtant, sa persistance contemporaine et sa profondeur historique suggèrent qu’elle est bien davantage qu’une opinion : un système de représentations, une construction intellectuelle et psychique par laquelle les sociétés ont, de manière récurrente, pensé la différence des sexes à travers le prisme d’une inégalité fondatrice.
Dès les premiers systèmes philosophiques, la figure féminine a été conçue comme un double négatif , « grand enfant » chez Schopenhauer, figure du sentiment irrationnel chez Hegel, « continent noir » pour Freud. Nietzsche lui-même écrit dans Ainsi parlait Zarathoustra ,« La femme est le plus grand danger de l’homme » formule qui traduit non seulement la peur masculine de la séduction et du désir, mais aussi la difficulté à concevoir la femme comme sujet autonome. Otto Weininger, dans Sexe et caractère (1903), pousse ce processus à son paroxysme en réduisant la femme à une pure négativité, simple support de projection de l’homme, incapable selon lui de véritable génie. Ces discours, loin d’appartenir seulement au passé, résonnent encore aujourd’hui sous des formes plus subtiles.
Derrière eux se cache une attente infantile persistante ,la femme est convoquée comme garante d’une unité existentielle masculine toujours défaillante, alors que l’homme refuse d’assumer son propre travail intérieur. Philosophie, psychanalyse et littérature permettent alors de lire la misogynie non comme une simple haine des femmes, mais comme un symptôme de la difficulté masculine à accepter sa vulnérabilité et sa finitude.
Comment donc la misogynie s’est-elle construite, de la philosophie antique aux discours modernes, comme un système qui refuse à la femme sa qualité de sujet, en la réduisant soit à l’altérité négative, soit à la muse rédemptrice, et comment dépasser ce schéma ?
Pour y répondre nous verrons donc dans un premier temps,les fondations philosophiques de la misogynie ,de Schopenhauer à Nietzsche, de Hegel à Weininger. Nous verrons ensuite les lectures psychanalytiques et leurs prolongements modernes de la misogyne avec Freud, Jung et Lacan notamment . Enfin , nous observerons ,la persistance contemporaine des attentes impossibles ,de la « muse » à Baricco, entre séduction, idéalisation et rejet.
Les fondations philosophiques de la misogynie
Depuis les premiers systèmes philosophiques, la pensée occidentale a multiplié les tentatives pour définir la femme comme une altérité inférieure, un double négatif de l’homme. Schopenhauer est sans doute le plus radical dans sa naturalisation de l’infériorité féminine , dans ses Parerga et Paralipomena, il soutient que la femme n’est « jamais capable d’idées nobles, vraiment objectives », car « chez elle, tout est personnel et subjectif ». Assignée à la sphère de la reproduction, elle n’est pour lui qu’un relais biologique de la nature, incapable de véritable élévation intellectuelle. La maternité n’est pas honorée comme une grandeur spirituelle, mais rabattue à une fonction mécanique. Schopenhauer pousse même cette logique jusqu’à légitimer une division stricte des sexes ,aux femmes, l’éducation des enfants dans les premières années, aux hommes, l’accès à l’abstraction et au génie. Cette hiérarchisation ontologique est révélatrice d’un système où la différence des sexes est pensée comme un ordre de valeur, et non comme une simple altérité.
Hegel prolonge ce processus dans un registre plus politique. Dans ses Principes de la philosophie du droit, il affirme que « la famille est fondée sur le sentiment » ,dès lors, la femme incarne ce sentiment et se voit exclue de l’histoire universelle, qui repose, elle, sur la raison et l’État. L’homme réalise sa liberté dans la sphère publique, la femme reste enfermée dans le foyer, assignée à une intériorité non rationnelle. Hegel va jusqu’à considérer que la femme, « par nature », ne saurait comprendre la constitution, donc qu’elle n’est pas faite pour la citoyenneté. On retrouve dans cette thèse le socle des arguments qui seront réutilisés bien plus tard contre le suffrage féminin , si la femme est « être de sentiment », alors elle ne peut participer à la construction rationnelle du monde politique.
À travers ces discours, la misogynie se présente comme une architecture intellectuelle, savante, qui se cache derrière des justifications ontologiques ou politiques. Nietzsche, de son côté, exprime une misogynie plus ambivalente mais tout aussi révélatrice , dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit que « la femme est le plus grand danger de l’homme ». Il ne s’agit pas tant d’une incapacité féminine que d’une angoisse masculine ,la femme est conçue comme puissance de séduction, comme force dionysiaque capable de menacer la maîtrise apollinienne, rationnelle et virile. Dans La Naissance de la tragédie, le féminin est associé au flux vital et destructeur du dionysiaque, à cette dimension obscure qui fascine et effraie. La misogynie nietzschéenne, loin d’être un simple mépris, traduit la peur masculine devant ce qui échappe à la rationalisation, devant la puissance du désir et du corps.
Cette ligne de pensée atteint un paroxysme au tournant du XXe siècle avec Otto Weininger. Dans Sexe et caractère(1903), il propose une véritable métaphysique de la négation féminine ,la femme serait un « vide », une « absence de génie », incapable de créativité véritable, réduite à une fonction biologique ou érotique. Selon lui, le génie est nécessairement masculin, et il ne naît que dans la solitude , la femme ne peut être qu’un miroir, une surface de projection. Weininger incarne ainsi l’extrémité de la misogynie intellectuelle ,la femme n’est plus seulement inférieure, elle est niée dans toute possibilité de subjectivité créatrice.
C’est dans ce contexte que le mythe de la muse prend une dimension révélatrice. Depuis l’Antiquité, la muse incarne l’inspiration poétique ,chez les Grecs, les neuf Muses présidaient aux arts et aux sciences. Mais dans les faits, cette figure a toujours été utilisée pour séduire ou flatter les femmes, en les assignant à un rôle d’« inspiratrices » plutôt que de créatrices. À la Renaissance puis à l’époque romantique, les poètes et peintres ont multiplié les portraits de femmes « muses », figures de beauté et d’inspiration, mais rarement créatrices à part entière. La femme est ainsi convoquée pour nourrir l’imaginaire masculin, jamais reconnue comme sujet de l’œuvre. L’histoire culturelle montre que ce concept de muse a souvent été un masque ,sous couvert d’exaltation, il a servi à maintenir les femmes dans une position d’objet, destiné à stimuler la créativité masculine. Loin de faire d’elles des génies, il les réduisait à des auxiliaires du génie masculin, dont le véritable acte créatif, disait-on, ne pouvait naître que dans la solitude.
Ainsi, de Schopenhauer à Hegel, de Nietzsche à Weininger, de la philosophie à l’esthétique romantique, la misogynie se construit comme un système cohérent ,la femme est pensée tantôt comme enfant, tantôt comme menace, tantôt comme vide, tantôt comme muse mais jamais comme sujet créateur ou politique à part entière. Elle devient l’écran sur lequel l’homme projette ses angoisses, ses désirs et ses manques.
Mais la psychanalyse du XXe siècle va révéler que cette misogynie ne dit rien d’essentiel sur la femme ,elle dit tout de l’homme. Freud, Jung et Lacan montreront que cette construction n’est rien d’autre que la projection d’une immaturité psychique masculine, qui délègue à la femme le soin de réparer ce qu’il refuse d’assumer en lui-même.
Les lectures psychanalytiques et leurs prolongements modernes
La psychanalyse, au tournant du XXe siècle, a déplacé le regard sur la misogynie ,elle n’est plus seulement pensée comme une vérité ontologique sur la femme, mais comme le symptôme d’un échec psychique masculin. Freud, dans son Introduction à la psychanalyse, formule deux notions décisives, d’une part, l’« envie du pénis », qui aurait structuré l’infériorité ressentie par la petite fille ; d’autre part, le « complexe maternel », qui marquerait l’homme d’une dette irréductible envers la mère. Ces deux théories dessinent une ambivalence ,l’homme est pris entre l’adoration de la mère et le ressentiment face à la perte de l’union originelle. De là naît une attente démesurée ,la femme adulte est convoquée pour réparer la déception fondamentale, pour combler l’impossible retour à la fusion maternelle. La misogynie se loge alors dans le quotidien des relations , l’homme idéalise sa partenaire, puis la méprise dès qu’elle révèle ses failles réelles. Cette dynamique infantile montre que le rejet des femmes n’est pas une haine brute, mais une incapacité à accepter la finitude de l’autre.
Jung prolonge cette analyse en introduisant le concept d’anima ,chaque homme, dit-il, porte en lui une part féminine, dont l’intégration est nécessaire pour atteindre la complétude psychique. Refuser cette part, c’est la projeter sur les femmes réelles, qui deviennent alors responsables de porter la sensibilité, la créativité, la poésie que l’homme refuse de reconnaître en lui-même. Le misogyne est, pour Jung, un homme immature ,il délègue à l’extérieur ce qui relève de son propre travail intérieur. Cette projection se retrouve dans nombre de situations contemporaines où la femme est sommée d’inspirer, d’apaiser, de poétiser la vie d’un homme incapable d’assumer sa vulnérabilité. Comme l’écrit Jung dans Les archétypes de l’inconscient collectif, « la femme dans la psyché masculine est moins une réalité extérieure qu’une exigence intérieure » ,mais au lieu de l’intégrer, l’homme la transforme en injonction pesante pour les femmes concrètes, condamnées à échouer face à cette attente.
Avec Lacan, la critique devient plus radicale encore. Dans son Séminaire XX, il formule la célèbre phrase ,« La femme n’existe pas ». Il ne s’agit pas de nier l’existence empirique des femmes, mais de rappeler que dans l’ordre symbolique, la femme n’existe qu’en tant que construction fantasmatique, objet convoqué pour combler une totalité introuvable. Ce qui alimente la misogynie, ce n’est pas une essence féminine, mais l’attente masculine d’une complétude impossible. Lacan va jusqu’à dire que « le rapport sexuel n’existe pas », signifiant que la rencontre homme-femme est toujours médiatisée par le langage et le fantasme ,jamais directe, jamais transparente. L’échec est donc structurel : ce que l’homme attend de la femme est voué à ne pas advenir, et c’est précisément de cet échec que naît la frustration, puis le mépris. La formule lacanienne, « elle n’est pas ce qu’il croit qu’elle est, mais il ne peut l’aimer que comme il croit qu’elle est », condense ce cercle vicieux , la femme réelle est systématiquement remplacée par l’image que l’homme fabrique d’elle, et qu’elle ne pourra jamais incarner.
Ainsi, la psychanalyse dévoile la misogynie comme projection masculine, comme refus d’assumer son altérité et son incomplétude. Derrière l’accusation lancée aux femmes, il y a la peur masculine de sa propre fragilité, et la tentation de déléguer ce fardeau à l’autre sexe.
C’est cette logique, déjà mise en évidence par Freud, Jung et Lacan, qui se rejoue dans la modernité contemporaine ,la femme n’est plus seulement rejetée ou idéalisée, elle est élevée au rang de muse, de refuge poétique et émotionnel, mais au prix d’une charge impossible à porter, qui finit inévitablement par se transformer en déception et en mépris.
La persistance contemporaine des attentes impossibles ,de la muse à Baricco
Dans la modernité, la misogynie ne prend plus seulement la forme d’un mépris ou d’une exclusion, elle se déguise sous l’apparence flatteuse de l’idéalisation. La femme n’est plus seulement minorée comme « enfant », « être de sentiment » ou « continent noir », elle est convoquée comme muse, comme source d’inspiration, comme refuge poétique et émotionnel dans un monde que l’homme juge appauvri. Mais cette valorisation apparente est en réalité une assignation , être muse, c’est être sommée de donner sens, d’incarner une totalité que l’homme ne trouve plus en lui-même. Depuis l’Antiquité, le concept de muse a rempli cette fonction ambivalente. Les neuf Muses grecques, figures divines de l’inspiration artistique, n’étaient pas des créatrices mais des intermédiaires ,elles légitimaient le génie masculin en lui fournissant une caution transcendante. À la Renaissance, puis à l’époque romantique, la figure de la muse s’est déclinée sous mille visages féminins ,compagnes, amantes, modèles exaltées dans les poèmes et les toiles. Mais dans la plupart des cas, cette figure servait moins à reconnaître la femme comme sujet qu’à séduire, flatter, capter son énergie sous forme symbolique. Elle devenait un instrument de séduction, une promesse de gloire partagée alors que le véritable acte créatif, lui, restait solitaire et masculin. Le « génie », disait-on, naît seul ; la muse, en réalité, n’était qu’un masque pour attirer et maintenir les femmes dans une position d’objet esthétique.
Cette logique se prolonge jusqu’à aujourd’hui, comme l’a montré Alessandro Baricco dans Les Barbares. L’homme moderne, explique-t-il, privé de repères solides et confronté à la superficialité d’une culture de masse, cherche dans la femme un dernier refuge de la profondeur. « Il attend qu’elle soit la gardienne des émotions, celle qui restitue la magie et la profondeur là où la vie moderne n’est que surface. » Sous cette formule flatteuse, la femme est enfermée dans un rôle intenable ,celui de corriger la dévitalisation du monde, d’être le lieu de l’authenticité perdue. Cette injonction résonne dans la culture contemporaine ,la compagne doit inspirer, apaiser, donner accès à une dimension sensible que l’homme n’assume pas en lui-même. Dans ce modèle, la femme devient à la fois muse, thérapeute et sauveuse, mais sans jamais être reconnue comme sujet vulnérable, faillible, en quête de sa propre construction.
C’est pourquoi cette idéalisation débouche presque toujours sur son envers ,l’adoration se transforme en haine dès que la femme réelle révèle sa finitude. On retrouve cette logique dans de nombreux récits culturels. Dans Vertigo d’Hitchcock, l’héroïne est d’abord idéalisée, modelée comme une figure parfaite, puis rejetée avec violence dès que son imperfection apparaît. Dans La Dolce Vita de Fellini, la femme est magnifiée tant qu’elle reste mystère, mais perd toute valeur lorsqu’elle se montre trop humaine. Plus près de nous, la culture de la « Wonder Woman » en offre une version actualisée ,la femme doit être à la fois professionnelle brillante, mère irréprochable, amante idéale et figure de sensibilité un cumul d’injonctions qui n’a rien d’émancipateur, mais qui prolonge sous une forme moderne les exigences impossibles de la misogynie.
Lacan éclaire ce mécanisme par sa théorie du « pas-toute » ,la femme excède toujours le langage, elle n’est jamais réductible à l’image qu’on construit d’elle. C’est précisément cette impossibilité qui nourrit la frustration masculine ,elle n’incarne jamais la totalité attendue, et c’est de ce décalage structurel que naît le mépris. La formule de Lacan, « elle n’est pas ce qu’il croit qu’elle est, mais il ne peut l’aimer que comme il croit qu’elle est », condense ce cercle vicieux où l’idéalisation mène à la déception.
Face à ces mécanismes, il importe de rappeler avec Simone de Beauvoir que « on ne naît pas femme, on le devient ». Dans Le Deuxième Sexe, Beauvoir insistait sur le fait que la femme est un sujet en construction, non une essence donnée d’avance, encore moins une figure rédemptrice pour l’homme. Reconnaître cette vérité, c’est briser l’assignation à la muse, c’est accepter que la femme aussi est traversée de contradictions, d’imperfections, de désirs inachevés. En niant cette réalité, la misogynie moderne ne fait que répéter la vieille erreur ,
projeter sur l’autre le fardeau de ce que l’on refuse d’assumer en soi.
Ainsi, loin d’avoir disparu, la misogynie s’est transformée ,de la caricature de l’« enfant » ou du « continent noir », elle est devenue flatterie, idéalisation, promesse de profondeur mais toujours pour mieux déléguer à la femme une mission impossible. L’homme attend d’elle qu’elle sauve, qu’elle inspire, qu’elle compense. Et lorsque, inévitablement, elle échoue, le cycle recommence ,admiration, déception, mépris. La figure de la muse, qu’elle soit antique, romantique ou contemporaine, en est l’expression la plus achevée.
En conclusion, la misogynie n’est pas née d’un simple rejet des femmes ,elle est le symptôme d’une architecture intellectuelle, philosophique et psychique où l’homme, incapable d’accepter sa propre fragilité, a désigné la femme comme responsable de combler ses manques. Schopenhauer a enfermé la femme dans la caricature du grand enfant ; Hegel l’a effacée de la dialectique de la reconnaissance ; Nietzsche et Weininger l’ont définie comme danger ou comme négativité absolue ; Freud et Jung ont montré que ce rejet est avant tout une projection d’immaturité masculine, un refus de se confronter à sa propre altérité intérieure. Lacan et Baricco montrent comment la modernité prolonge ce mécanisme ,la femme est sommée d’être muse, refuge poétique, garante des émotions perdues, puis méprisée lorsqu’elle échoue.
Mais c’est là le cœur du paradoxe ,la misogynie nie à la femme sa propre humanité, ses imperfections, ses contradictions. Derrière la haine, il n’y a pas une vérité sur les femmes, mais une vérité sur l’homme ,celui qui délègue à l’autre le soin de réparer ce qu’il refuse d’assumer en lui-même.
Reste alors une question contemporaine plus aiguë encore ,comment penser des relations entre les sexes qui ne soient pas fondées sur cette attente impossible ? Si la misogynie est structurelle, peut-on concevoir une éthique relationnelle où la femme n’est plus assignée ni à la perfection ni à la réparation ? L’enjeu n’est pas seulement de déconstruire les discours misogynes, mais de repenser radicalement la manière dont chacun homme ou femme accepte sa propre incomplétude et reconnaît l’autre comme un sujet libre, également en devenir.