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La raison moderne s’est construite sur une promesse, rendre le monde lisible, maîtrisable, pacifié.Chez Habermas, puis Haber, la reconnaissance devient le pivot de cette intelligibilité, comprendre, c’est rendre visible.
Mais les années 2024-2025 montrent l’impasse de ce modèle, l’explosion d’indicateurs sociaux (Eurostat 2024 : nombre de mariages dans l’UE tombé à 3,2 pour 1 000 habitants, soit une baisse de 8 % en cinq ans ; OCDE 2025 : l’Indice de bien-être subjectif montre une stagnation moyenne de 0,1 point malgré +2 % de PIB par tête) n’a pas réduit la solitude, ni la perte de sens. Les rapports UNICEF 2024 (estimant 640 millions de femmes mariées avant 18 ans) et GREVIO 2024 (Rapport Espagne/UK : ministère de la justice, 23 % des mariages dans certaines communautés jugés forcés) rappellent la persistance de logiques archaïques de domination malgré les outils de mesure.
Et si la volonté de tout clarifier traduisait moins un progrès de la raison qu’une peur du vivant ?
Nous montrerons d’abord pour y répondre, que la rationalité critique hérite d’un fantasme de symétrie totale, ensuite nous verrons qu’elle fonctionne comme défense psychique et structurelle contre l’imprévisible, et enfin nous démontrerons qu’une nouvelle raison, inspirée de la complexité scientifique et du sensible, permet d’en sortir.
La rationalité critique comme économie de la maîtrise
Depuis les Lumières, la raison occidentale se vit comme un instrument d’émancipation. Elle se veut universelle, transparente, capable d’éclairer le réel pour en dissiper les zones d’ombre. Kant voyait dans cette clarté le socle d’une humanité autonome, sapere aude, « ose savoir », autrement dit, ose te délivrer de la tutelle de l’ignorance et de la superstition. Mais la transparence kantienne est déjà une économie de la maîtrise, elle suppose que le monde, une fois rendu lisible, deviendra prévisible. La philosophie critique, en cherchant à limiter le pouvoir de la raison dogmatique, a reconstruit un autre pouvoir, celui de la rationalité procédurale. Habermas, deux siècles plus tard, prolongera ce rêve de clarté universelle par la raison communicationnelle, la vérité, selon lui, ne s’impose plus verticalement mais se construit dans le dialogue, sous la forme d’un consensus rationnel. L’espace public devient ainsi le laboratoire de la transparence démocratique.
Mais cette transparence, sous son apparence libératrice, prolonge une obsession, celle d’un ordre mesurable. Tocqueville l’avait déjà perçu dans De la démocratie en Amérique, « La passion pour l’égalité finit par préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. » L’idéal démocratique, en rendant tout visible et comparable, crée un réflexe d’uniformisation. Ce qui n’entre pas dans la mesure devient suspect, irrationnel ou inutile. L’esprit démocratique et la rationalité technique se rejoignent dans cette même ambition, rendre la société lisible, donc gouvernable. C’est la promesse politique de la modernité, mais aussi sa faille intime.
Stéphane Haber a montré comment cette logique traverse la philosophie sociale contemporaine.
Sa lecture, d’inspiration marxienne, reste d’une cohérence impressionnante, mais elle s’expose à une tentation, vouloir que tout s’explique par le jeu des structures matérielles et de la reconnaissance. Or, il existe peut-être d’autres déterminismes temporels, perceptifs, symboliques, pulsionnels… qui participent eux aussi à la fabrication du social, et que la philosophie critique ne saisit pas toujours. Dans son analyse de la reconnaissance, il décrit le processus par lequel le social devient réflexif, il se décrit, s’évalue, se quantifie. L’idéal de justice se convertit en indicateurs. La reconnaissance, d’expérience vécue, devient système d’évaluation. Ce glissement n’est pas propre à la pensée, il est le symptôme d’une civilisation saturée d’outils de mesure. L’Europe de 2024 en donne un exemple saisissant, malgré des politiques publiques incitant au mariage, les chiffres d’Eurostat montrent une baisse continue du taux de nuptialité de 3,5 à 3,2 pour 1 000 entre 2019 et 2024. À l’inverse, les indicateurs de bien-être subjectif de l’OCDE pour 2025 révèlent une déconnexion croissante entre progrès économique et satisfaction vécue (alors que le PIB par tête a cru de 1,8 % en moyenne, l’indice de satisfaction stagne à 6,8/10). La mesure, devenue fin en soi, perd sa finalité.
Si la corrélation entre indicateurs et bonheur ne se vérifie plus, la promesse de la rationalité se retourne, elle devient une administration du vide. Falsifiabilité, si bien-être subjectif et indicateurs matériels re-corrèlent durablement, on réviserait la thèse de la perte de finalité.
Cette raison gestionnaire, en croyant tout clarifier, finit par mutiler la durée vécue. Merleau-Ponty rappelait dans La phénoménologie de la perception que « l’ambiguïté n’est pas un défaut de la perception, mais sa condition même ». Or, la rationalité moderne s’est acharnée à éliminer cette ambiguïté, à imposer à la vie le tempo du calcul. Bergson, dans L’Évolution créatrice (1907), avait anticipé ce danger, la mesure découpe le flux vital, elle convertit la continuité en série d’instants discontinus. Penser le vivant avec les outils du mécanique, c’est déjà le trahir. Aujourd’hui, cette logique s’observe jusque dans le soin, les études de 2024 sur la « qualité mesurée » dans les hôpitaux français montrent que les indicateurs de satisfaction des patients augmentent de 12 % entre 2018 et 2024 tandis que le nombre de plaintes pour manque d’empathie monte de 28 %. La mesure prend la place de la rencontre. On objectiverait presque la bienveillance.
Baudrillard avait diagnostiqué cette dérive avec une lucidité cruelle, « La transparence du monde est notre enfer » (La Transparence du mal, 1990). À force de tout vouloir rendre visible, la société efface ce qui faisait la profondeur du réel. Dans la transparence intégrale, plus rien ne résiste, donc plus rien n’existe vraiment. La fragmentation cognitive multiplication des données, des bilans, des classements reproduit la fragmentation sociale, chaque individu devient un dossier, chaque relation un indicateur. Ce n’est pas une simple dérive de la technique, c’est une forme d’économie psychique collective. Là où Baudrillard dénonçait la transparence comme enfer du visible, Deleuze, relu par Michel Dalissier, en faisait une puissance de déplacement, le simulacre n’y est plus copie dégradée mais affirmation de la différence. Dans Différence et répétition, cette logique renverse la hiérarchie du modèle et de l’image, ouvrant la voie à une pensée du réel comme processus sans fondement stable. La mesure, au contraire, cherche toujours un fondement, un point d’arrêt. On pourrait dire que la modernité critique, en refusant le simulacre, a refusé la plasticité du réel même.
Car la rationalité critique, si elle s’est historiquement construite contre la domination, est aussi une défense contre la peur. Adorno l’avait déjà formulé, la raison instrumentale naît d’un effroi devant la nature, qu’il faut maîtriser pour ne plus la craindre. Freud et Bion, plus tard, montreront que penser, c’est avant tout contenir l’effondrement intérieur. La méthode devient un refuge, structurer, classer, mesurer, c’est se protéger du chaos. Winnicott aurait parlé d’« objet transitionnel cognitif », la raison comme doudou collectif d’une civilisation traumatisée.
Cette lecture ne psychologise pas la raison , elle en décrit la fonction symbolique. La psychanalyse ne diagnostique pas des individus, elle dévoile des mécanismes collectifs de maîtrise. La rationalité s’auto-stabilise face à l’incertitude, elle fabrique du sens comme on érige une digue. Spinoza, à l’inverse, rappelait que comprendre n’est pas dominer mais s’unir, non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere. L’intelligence véritable est celle qui relie. La raison moderne, en se crispant sur la maîtrise, a oublié sa vocation première, être une puissance de liaison.
Ainsi, la rationalité critique, en prétendant libérer, reproduit sous une autre forme le vieux désir de contrôle. Elle est une économie de la maîtrise, une organisation collective de la peur du chaos. Mais ce que le monde contemporain met à nu, c’est la fragilité de ce modèle. La quantification généralisée, l’inflation des données, l’illusion du pilotage total ne font qu’exposer le besoin de sécurité derrière la méthode.C’est cette dialectique entre mesure et angoisse, entre clarté et refoulement, que révèle la seconde partie, la quantification comme défense, où la société moderne, traumatisée par le désordre, reconduit dans la donnée et l’algorithme la même compulsion de contrôle qu’autrefois dans la religion ou la morale.
La quantification comme défense : trauma, simulacre et perte du continu
Si la rationalité critique s’est érigée comme rempart contre le chaos, la société contemporaine en a fait un mécanisme de défense collectif. La mesure n’est plus un simple outil d’analyse, mais un langage d’apaisement. Elle transforme l’incertitude en chiffres, l’altérité en catégories, l’angoisse en indicateurs. Ce geste, apparemment neutre, révèle une peur ancienne, celle de la différence et de l’imprévisible.
L’altérité, dans ce cadre, devient ce que la mesure cherche à rendre sûr. La modernité s’est voulue universaliste, mais son universalisme est d’abord un système de normalisation. Tocqueville l’avait déjà pressenti, la démocratie, en dissolvant les hiérarchies anciennes, fait naître un besoin d’évidence. Les hommes veulent être égaux, même au prix de leur complexité.Plus la diversité du monde augmente, plus l’esprit démocratique exige des repères simples, des équations claires, des formulaires qui réduisent l’incommensurable à la case. La reconnaissance de l’autre passe par la capacité à le décrire, à le classifier, à le prédire.
Stéphane Haber a montré que la théorie de la reconnaissance, dans son ambition égalitaire, court le risque de transformer la singularité en dossier. Ce qui, chez Hegel, relevait d’un conflit de conscience devient un protocole administratif de validation, on reconnaît selon des critères. L’autre n’est plus une rencontre, mais une donnée. Cette logique, loin d’être purement occidentale ou contemporaine, traverse les structures sociales globales. En 2024, l’UNICEF rappelait que près de 640 millions de femmes dans le monde ont été mariées avant 18 ans, souvent sans consentement libre. Le rapport GREVIO de 2024, portant sur l’Espagne et le Royaume-Uni, note encore la persistance de mariages forcés malgré des cadres juridiques avancés. La rationalisation du droit ne suffit pas à effacer les archaïsmes, le contrôle des corps et des alliances se perpétue sous d’autres formes, parfois au nom même de la stabilité sociale. L’Occident, tout en proclamant la liberté individuelle, continue d’exercer une domination subtile celle du formatage symbolique. L’universalité des droits se double d’une uniformisation des vies.
Ce paradoxe tient au traumatisme fondateur de la modernité, le besoin d’ordre né du désastre. Le XXᵉ siècle, après deux guerres mondiales, a cherché la sécurité dans la planification, la statistique, la régulation. Le XXIᵉ, à l’inverse, souffre d’un excès de flux : données, images, opinions, informations. La peur n’est plus celle du manque, mais celle du débordement. Alessandro Baricco, dans The Game (2018), a décrit cette mutation avec justesse, le numérique ne prolonge pas la modernité, il la dissout. En abolissant la lenteur et la profondeur, il crée un présent perpétuel où l’esprit ne peut plus se recueillir. « Nous avons détruit la continuité du temps, écrit-il, et nous errons désormais dans une mosaïque d’instants. » Dans cet espace fragmenté, la quantification redevient un rituel, mesurer, optimiser, tracer autant de gestes rassurants face à la perte de sens. L’observation des usages lexicaux en 2025 le confirme,le vocabulaire dominant des institutions publiques et privées s’organise autour d’un même champ sémantique « performance », « indicateur », « pilotage », « traçabilité ». Ce n’est pas le langage du progrès, mais celui du réconfort, une incantation moderne contre l’imprévisible.
Freud aurait parlé de compulsion de répétition, rejouer le même geste pour conjurer l’angoisse. Bion, plus tard, verrait dans cette ritualisation cognitive une tentative de maîtrise du chaos psychique. Collectivement, la quantification agit comme un mécanisme d’apaisement, elle ordonne le réel pour ne pas le sentir. Plus la réalité devient incertaine, plus la société produit de la mesure. La donnée devient un talisman, on ne croit plus en Dieu, mais on croit en la courbe.
Ce besoin de contrôle crée une illusion de relation. Baudrillard, dans Simulacres et Simulation (1981), l’avait annoncé, la société postmoderne ne communique plus, elle simule la communication. Le flux d’informations donne le sentiment de contact, mais il remplace le lien par sa représentation. L’espace numérique multiplie les signes de présence pour mieux abolir la rencontre. Dans ce régime du simulacre, la reconnaissance devient mécanique, on s’identifie par validation algorithmique, par vues, par clics. L’autre n’est plus regardé, il est mesuré. L’amour devient statistique, la popularité un indicateur de valeur. Ce qui se voulait libération du désir s’achève en automatisme du regard. L’« autisme conceptuel » de la société contemporaine, selon l’expression de certains sociologues, n’est pas le repli d’individus mais le résultat d’un système où toute altérité est convertie en donnée neutre.
Pourtant, le réel continue de résister. L’art, le corps, la douleur rappellent ce que la mesure ne peut absorber. Une performance artistique, une plainte, un geste de tendresse déjouent l’économie du calcul. Là où tout devient communication, la présence redevient subversive. C’est en ce sens que la critique ne doit pas jeter la mesure, mais la compléter. On ne jette pas la mesure, on montre que sans le sensible elle perd sa finalité. La thèse est donc complémentariste.
La rigueur statistique a sa légitimité, mais elle s’épuise sans le sensible. L’OCDE l’a reconnu en 2024 en révisant son Better Life Index, les nouveaux modules de bien-être subjectif introduisent une part qualitative émotions déclarées, sentiment de sécurité, perception du temps vécu. La mesure commence à intégrer l’inquantifiable. C’est le signe que la raison moderne cherche déjà sa propre porosité, elle pressent que la cohérence ne peut survivre qu’en acceptant une part de désordre.
Ainsi, la quantification, née du désir de certitude, devient aujourd’hui le miroir d’une fragilité collective. Derrière les chiffres et les indicateurs, c’est la peur du chaos qui se rejoue, mais aussi l’espoir d’un nouvel équilibre : un monde où la précision scientifique et l’écoute sensible cesseraient de s’exclure.C’est cette possibilité d’une raison réconciliée ni rigide ni dissolue, ni purement conceptuelle ni purement émotionnelle que la dernière partie cherchera à esquisser, penser l’inquantifiable, non pour l’opposer à la science, mais pour en faire sa continuité vivante.
Penser l’inquantifiable : vers une raison du sensible et de la complexité
Ce que la modernité avait conçu comme maîtrise de la nature, du temps, du social s’effrite sous le poids de ses propres instruments. Ce n’est plus l’irrationnel qui menace la raison, mais sa saturation, trop de cohérence tue la clarté, trop de mesure efface la justesse. Or, cette crise n’est pas une défaite de la rationalité, elle est son moment d’évolution. C’est dans les sciences dites « dures » que s’est ouverte la première brèche, la découverte que mesurer, c’est déjà perturber.
Heisenberg, en 1927, l’avait formulé avec la précision d’un avertissement, le principe d’incertitude ne dit pas que le monde est flou, il dit que l’acte de le mesurer modifie sa configuration. L’observateur n’est jamais extérieur. Il fait partie du phénomène qu’il prétend décrire. De même, Gödel, en 1931, démontrait que tout système logique suffisamment cohérent contient des vérités qu’il ne peut démontrer lui-même, l’incomplétude n’est pas une faiblesse de la raison, elle en est la structure. Ces deux ruptures quantique et logique ouvrent un horizon que la philosophie sociale n’a pas encore pleinement assumé, celui d’une pensée consciente de ses limites, et donc ouverte à la complexité.
Les sciences contemporaines ont prolongé cette intuition. Prigogine, avec sa théorie des structures dissipatives, a montré que le désordre n’est pas l’ennemi de la vie mais sa condition d’apparition. René Thom, en élaborant la théorie des catastrophes, a démontré que la discontinuité peut être un mode d’organisation. Dans ces approches, la maîtrise n’est plus le but, mais l’équilibre fragile entre le déterminé et l’imprévisible.Les modèles climatiques de 2025, par exemple, ne cherchent plus à prédire avec certitude, ils travaillent sur des marges d’incertitude constitutives. Le hasard, la probabilité, le flou deviennent des variables scientifiques à part entière. Il ne s’agit pas de transposer ces lois au social, mais d’en percevoir l’homologie, tout système qu’il soit écologique, économique ou symbolique doit intégrer sa propre vulnérabilité pour rester vivant.
L’analogie avec Heisenberg/Gödel/Prigogine porte sur les limites de la maîtrise, non sur la transposition de lois.
Une théorie qui ne se laisse pas perturber finit par se fossiliser.
C’est cette idée qu’incarne, à sa manière, Michel Serres. Dans Le Tiers-Instruit ou Le Parasite, il refuse le cloisonnement des savoirs, connaître, c’est naviguer entre les rives. Il décrit la science non comme empire, mais comme fleuve, toujours en passage, toujours en traduction. La raison, chez lui, n’est plus une forteresse mais une hospitalité. Elle ne capture pas le réel, elle lui ouvre un espace de parole. Ce n’est pas une métaphore poétique, mais une proposition épistémologique, Serres fonde une science de la relation.Ses concepts le parasite, le quasi-objet, le bruit ne sont pas des figures stylistiques, mais des modèles expérimentaux issus de situations concrètes, la communication, l’équilibre thermique, la turbulence. Il montre que le bruit, loin d’être une erreur, est le lieu où la nouveauté surgit. Penser, c’est composer avec l’interférence. Nathalie Depraz a, de son côté, montré que cette ouverture ne relève pas seulement de la connaissance mais de l’attention incarnée. Dans sa phénoménologie de la réceptivité, l’attention devient un mode d’habitation du monde, une manière de suspendre la maîtrise pour accueillir ce qui advient. En ce sens, elle prolonge Merleau-Ponty et prépare une raison véritablement affective et dialogique, où le sensible n’est plus l’opposé du rationnel mais sa condition d’émergence.
Certains diront que Serres est lyrique, ou qu’il manque de rigueur, là où Rosa serait sociologique et mesurable. Mais c’est une erreur de perspective, Serres ne remplace pas la structure par la métaphore, il redonne à la raison une dynamique, une respiration. Là où la rationalité moderne cherchait la clôture, il installe la circulation. C’est en cela qu’il rejoint, paradoxalement, le projet de Stéphane Haber, comprendre le social non comme système figé de reconnaissance, mais comme champ de relations. On pourrait ainsi penser une épistémologie de la circulation, la reconnaissance n’y serait plus une grille, mais un courant, un flux de transformations réciproques. L’altérité n’y serait pas stabilisée mais vécue.
De cette circulation naît une autre idée de la raison, non plus la maîtrise, mais la présence.
Par résonance, on entends ici d’abord l’épaisseur temporelle du rapport (durée vécue) ensuite une réponse affective explicite (voix/silences/gestes) et une transformation dialogique des acteurs (chacun se modifie).
L’art, la musique, le geste esthétique deviennent les lieux où cette présence s’expérimente. Baricco, dans ses essais sur la modernité numérique, insiste sur ce rôle réparateur de l’art, il conserve la continuité du sensible là où le monde s’accélère. L’œuvre ne se mesure pas, elle se vit dans la durée, elle rétablit ce que Bergson appelait la durée vécue la coïncidence du mouvement et de la conscience.
Baudrillard, à l’inverse, rappelait que le secret protège le réel, tout ce qui n’est pas entièrement visible garde sa puissance. C’est peut-être cela, l’éthique du futur, préserver le non-quantifiable, l’espace de silence, la part de mystère nécessaire à toute relation. Car une société sans secret, sans incomplétude, devient un système fermé donc mort.
Bergson et Spinoza, chacun à leur manière, l’avaient anticipé, la raison véritable n’est pas celle qui réduit, mais celle qui s’accorde à la joie du monde. Chez Spinoza, la joie (laetitia) est la marque d’une puissance augmentée ; chez Bergson, la durée est l’expression même de la vie. Une raison du sensible ne s’oppose donc pas à la science, elle la complète en lui redonnant la conscience du temps. Elle fait de la connaissance un acte éthique, et de la rigueur une forme d’amour.
Concrètement, cette mutation peut déjà se penser. Il ne s’agit pas d’abandonner la mesure, mais de lui adjoindre un module qualitatif : voix, silences, gestes autant de données que l’institution peut désormais intégrer. Lier indicateurs et récits, comme le font les programmes GREVIO 2024 ou OCDE 2025, c’est redonner chair au nombre.
“bien noté” peut masquer une expérience dégradée, par exemple, des services hospitaliers notés 9/10 sur l’efficacité présentent un fort sentiment de déshumanisation. En intégrant un indice de résonance durée d’écoute, tonalité, transformation du rapport l’évaluation change, la mesure retrouve le vécu.
C’est ce que Merleau-Ponty appelait déjà une “vérité incarnée du rapport perceptif” (dans Phénoménologie de la perception, en 1945, p. 248), et que Depraz conçoit comme procédure d’attention plutôt qu’état affectif (dans Attention et vigilance, en 2014, p. 59).
On pourrait imaginer un atelier expérimental Mesurer & ressentir réunissant philosophes, scientifiques et artistes, pour évaluer non seulement ce qui se compte, mais ce qui se traverse, émotions, rythmes, résonances.Les terrains existent déjà , l’étude UNICEF sur les mariages précoces, les rapports GREVIO sur les violences de genre, les enquêtes locales sur le bien-être autant de laboratoires pour observer comment un indicateur masque ou révèle une contrainte. La philosophie, ici, ne plane pas au-dessus des faits, elle aide à interpréter la zone grise entre chiffre et expérience.
Ainsi, penser l’inquantifiable, ce n’est pas refuser la raison, c’est la sauver. C’est rappeler qu’une société ne se mesure pas seulement à sa croissance ou à ses indices de satisfaction, mais à la qualité de ses silences, de ses lenteurs, de ses liens. La rationalité du XXIᵉ siècle ne sera pas moins exigeante, elle sera plus complète. Non plus une raison qui domine, mais une raison qui écoute capable d’habiter le monde sans le réduire. Anne-Lise Rey, en relisant la modernité à partir de Spinoza et Locke, a rappelé que la rationalité naissante n’était pas d’abord instrumentale mais expérimentale, ancrée dans la pratique du monde. C’est cette filiation qu’il s’agit de retrouver, une raison qui ne s’impose pas de l’extérieur, mais qui s’éprouve dans l’immanence du vivant. La philosophie critique, pour se renouveler, doit sans doute renouer avec cette dimension spinoziste du monde commun comme expérience.
En conclusion, ce qui se joue aujourd’hui n’est pas la fin de la raison, mais sa mue.La modernité, dans son désir d’éclairer le monde, a cru qu’il fallait le disséquer. Elle a confondu la clarté avec la maîtrise, l’ordre avec la vérité. Mais la raison n’a jamais été un instrument neutre, elle est une manière d’habiter le réel. Lorsqu’elle oublie cette part charnelle, elle se referme ; lorsqu’elle l’accueille, elle s’ouvre à une connaissance plus profonde, faite de résonances, de contradictions et de silences.
La part inquantifiable du monde n’est pas une menace pour la science, mais sa respiration.C’est elle qui rappelle que tout savoir authentique implique un risque, celui d’être transformé par ce que l’on cherche à comprendre. Heisenberg, Serres, Bergson, Spinoza ou même Baricco l’ont chacun pressenti, il n’y a pas de vérité sans altération, pas de connaissance sans présence.Peut-être est-ce là le seuil d’une nouvelle rationalité non pas celle qui domine, mais celle qui écoute ; non plus une transparence qui efface, mais une clarté qui relie.
Penser aujourd’hui, c’est apprendre à laisser place.C’est mesurer sans réduire, comprendre sans capturer, aimer sans posséder.C’est ce geste qu’il nous faut réapprendre, celui d’une intelligence humble, lucide, mais vivante, qui n’a plus peur de son propre trouble.
Et si la tâche du philosophe, désormais, n’était plus de contenir le chaos, mais d’y reconnaître une forme de beauté ?Alors la raison, redevenue présence, cesserait d’être une armure pour redevenir un visage, comme l’écrit si bien Michel Serres dans Le Contrat naturel en 1990,
« Ce n’est pas l’ordre qui sauve la vie, c’est la vie qui sauve l’ordre. »
Sources:
Mariages (UE / Eurostat):
- Crude marriage rate (UE, par 1 000 hab.), dataset Eurostat (tps00206)
https://ec.europa.eu/eurostat/api/discoveries/tps00206
- Marriage and divorce statistics, fiche “Statistics Explained” (Eurostat)
https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/articles/Marriage_and_divorce_statistics
Bien-être subjectif / PIB (OCDE):
- How’s Life? 2024, page officielle OCDE (synthèse + chapitres)
https://www.oecd.org/statistics/how-s-life-23089679.htm
-Better Life Index, données par indicateur (Life satisfaction, etc.)
https://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=BLI
-Loneliness and life satisfaction (OCDE, 2025), note thématique
https://www.oecd.org/social/loneliness-and-life-satisfaction-3b59f8d0-en.htm
Mariages d’enfants / forcés:
- UNICEF, Child marriage: latest trends and future prospects (inclut l’estimation ~640 millions)
https://data.unicef.org/topic/child-protection/child-marriage/
- UNICEF, ‘Child marriage around the world’ (article de synthèse)
https://www.unicef.org/stories/child-marriage-around-world
GREVIO / Istanbul Convention (Conseil de l’Europe):
- GREVIO, page de présentation (mécanisme de suivi)
https://www.coe.int/en/web/istanbul-convention/grevio
- Rapports & évaluations par pays (portail Conseil de l’Europe)
https://www.coe.int/en/web/istanbul-convention/country-monitoring-work
Royaume-Uni, Forced Marriage (références utiles):
- UK Government, Guidance: Forced marriage (cadre & contacts FMU)
https://www.gov.uk/guidance/forced-marriage
- UK Home Office, Forced Marriage Unit: statistics (page collection)
https://www.gov.uk/government/collections/forced-marriage-unit-statistics
France, Qualité mesurée à l’hôpital / satisfaction patients (HAS):
- HAS, e-Satis (mesure de la satisfaction des patients)
https://www.has-sante.fr/jcms/c_2726391/fr/e-satis
- HAS, Indicateurs de qualité et de sécurité des soins (rapports 2024)
https://www.has-sante.fr/jcms/p_3368477/fr/qualite-des-soins-indicateurs-iqss