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« Une nation qui privilégie le confort au détriment de la liberté perdra les deux. » écrivait Benjamin Franklin, rappelant que la sécurité et le bien-être ne s’opposent pas : ils s’équilibrent. Cette tension ressurgit brutalement depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, qui a révélé à l’Europe sa dépendance stratégique et sa fragilité politique. Alors que l’Union européenne finance pour la première fois des livraisons d’armes et que la France consacre 413 milliards d’euros à sa défense, une question s’impose, comment concilier puissance militaire et cohésion sociale sans trahir l’esprit humaniste qui fonde la civilisation européenne ?
Pour y répondre, il faut d’abord comprendre comment la guerre agit comme un révélateur des illusions pacifistes de l’Europe, puis comment elle réactive en France le dilemme entre État-providence et État-stratège, avant d’examiner si le militaire peut, loin de s’opposer au social, en devenir le garant.
L’Europe bousculée, la guerre en Ukraine comme révélatrice
La guerre en Ukraine a agi comme un séisme politique et psychique. Depuis février 2022, l’Europe, qui se croyait à l’abri des conflits de haute intensité, doit affronter le retour brutal du tragique. Juridiquement, c’est un basculement, l’OTAN, que certains disaient « en état de mort cérébrale » (Macron, 2019), s’est réaffirmée comme un acteur central ; l’Union européenne a pour la première fois financé directement des livraisons d’armes via la Facilité européenne pour la paix. La France elle-même a adopté une nouvelle Loi de programmation militaire (2024–2030), qui prévoit 413 milliards d’euros pour renforcer ses capacités, soit une hausse de 30 % par rapport au cycle précédent. Ces chiffres disent une évidence : le militaire n’est plus une option, il est redevenu un pilier.
Mais cette mutation n’est pas seulement budgétaire : elle est existentielle. Freud, dans Malaise dans la civilisation, rappelait que la guerre révèle la pulsion de mort, ce désir enfoui de destruction que les sociétés refoulent. L’Europe, qui s’était construite sur le « plus jamais ça » après 1945, découvre avec effroi que ce refoulé revient. Les bombes en Ukraine réactivent l’angoisse profonde que la culture occidentale croyait dépassée : la fragilité de la civilisation. Ce que les psychanalystes appellent « retour du refoulé » se manifeste ici en grandeur continentale, l’illusion d’une paix éternelle se dissipe, laissant place à une angoisse archaïque.
Hobbes avait posé le dilemme, sans une force armée capable de protéger, la société civile retombe dans la guerre de tous contre tous. L’État social européen, avec ses hôpitaux, ses écoles et ses droits sociaux, n’existe que parce qu’un État-stratège le garantit. Clausewitz le disait autrement, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais l’inverse est aussi vrai : la politique sociale n’est possible que si le militaire assure un socle de sécurité. La guerre en Ukraine a donc un effet de miroir, elle rappelle aux Français que leur modèle social, si envié, repose en dernière instance sur une puissance militaire capable de le défendre.
Tolstoï, dans Guerre et Paix, montre comment la guerre n’est pas seulement un affrontement armé, mais un événement qui bouleverse les destins individuels et collectifs. Orwell, dans 1984, avertissait que l’état de guerre permanent pouvait servir d’outil de contrôle social. Camus, dans L’Homme révolté, voyait dans la guerre moderne l’exemple d’un monde où la politique perd son humanité. Ces voix rappellent que la guerre, même quand elle est lointaine, infiltre les consciences et redessine les priorités.
Enfin, les faits d’actualité soulignent l’ampleur du bouleversement. L’Allemagne, longtemps réticente, a débloqué 100 milliards d’euros pour moderniser la Bundeswehr. Les États baltes consacrent déjà plus de 2,5 % de leur PIB à la défense. La Pologne vise 4 %, un niveau jamais atteint en Europe depuis la guerre froide. En France, la hausse des dépenses militaires suscite des débats, faut-il sacrifier une part du social pour financer les chars, les drones et les satellites ? Cette question n’est pas théorique, elle traverse l’Assemblée nationale, les syndicats, et l’opinion publique.
Ainsi, la guerre en Ukraine agit comme un révélateur : elle force l’Europe et la France à se demander ce qui prime le social ou le militaire. Mais l’opposition frontale est peut-être trompeuse. Comme le dirait Freud, l’angoisse de mort ne disparaît pas en la refoulant ; elle doit être affrontée. De même, l’Europe ne peut pas faire semblant de choisir entre hôpitaux et armées, elle doit inventer une articulation où la protection militaire rend possible la protection sociale, et inversement.
Le dilemme français : un État-providence face à l’État-stratège
La France s’est construite sur une singularité : être à la fois une puissance militaire et une nation sociale. Après 1945, alors que le pays sort ruiné de la guerre, le Conseil national de la Résistance pose les fondements de l’État-providence moderne, Sécurité sociale, retraites, école gratuite, nationalisations. Cette architecture sociale devient la fierté de la République, une égalité réelle, garantie par l’État, censée protéger chaque citoyen « du berceau à la tombe ». Mais dans le même temps, la France choisit aussi de se doter d’une force de frappe nucléaire, sous De Gaulle, affirmant qu’elle ne dépendrait jamais totalement des États-Unis. Depuis, cette tension traverse le pays : comment financer à la fois un modèle social exigeant et une puissance militaire crédible ?
Aujourd’hui, cette question revient avec force. La Loi de programmation militaire 2024–2030 prévoit une enveloppe inédite de 413 milliards d’euros, destinée à moderniser les armées, développer des drones, sécuriser le cyberespace, renforcer la dissuasion nucléaire. Mais dans le même temps, les hôpitaux publics manquent de lits, l’école publique perd des enseignants, et les réformes sociales se succèdent sous le signe de l’austérité. Sociologiquement, ce contraste nourrit la colère, le mouvement des Gilets jaunes (2018–2019) avait déjà révélé le sentiment d’abandon d’une France périphérique, pour qui l’État ne protège plus assez dans le quotidien. Si demain on annonce que le social est réduit pour financer les chars, cette fracture risque de se creuser davantage.
Lacan rappelait que la Loi symbolique, incarnée par le père, doit être à la fois protectrice et limitante. Si l’État n’est plus que militaire, il devient un père autoritaire, qui sanctionne mais ne nourrit pas. Si l’État n’est plus que social, il devient une mère nourricière, mais fragile, incapable de protéger ses enfants contre le danger extérieur. Le citoyen français, marqué par des siècles d’attente envers l’État, demande les deux : la protection sociale et la protection militaire. Un déséquilibre radical dans un sens ou dans l’autre entraîne un rejet inconscient : l’État perd sa légitimité symbolique.
Michelet écrivait que « la France est une personne morale », une nation qui incarne un certain idéal d’humanité. Cet idéal est double, liberté et justice à l’intérieur, force et indépendance à l’extérieur. Simone Weil, dans
L’Enracinement, rappelait que les besoins fondamentaux de l’âme humaine sont à la fois la sécurité et la liberté. Sacrifier le social au profit du militaire, c’est miner la sécurité intérieure; sacrifier le militaire au profit du social, c’est mettre en péril la liberté face à la menace extérieure. Paul Ricœur aurait parlé d’un conflit des « justes causes » , deux exigences légitimes mais incompatibles si on ne cherche pas une médiation.
En 2025, le gouvernement français fait face à une double pression, d’un côté, l’OTAN et les partenaires européens exigent une montée en puissance militaire face à la Russie ; de l’autre, les hôpitaux publics et les syndicats enseignants dénoncent une « République en sous-investissement social ». Les manifestations de janvier 2025 contre la fermeture de services hospitaliers dans plusieurs villes moyennes rappellent que le peuple mesure l’État à l’aune du quotidien, non des missiles. Ce décalage nourrit une suspicion, la France dépense pour la guerre, mais pas pour ses enfants.
Ainsi, le dilemme français n’est pas théorique : il est inscrit dans l’histoire et dans le présent. La France est à la fois héritière du modèle social de 1945 et d’une puissance militaire indépendante. Elle ne peut renoncer à l’un sans trahir l’autre. Le vrai risque n’est pas de choisir entre social et militaire, mais de les opposer. Car dans une République fragilisée par les inégalités, réduire le social pour renforcer le militaire, c’est courir le risque d’une guerre intérieure, plus silencieuse mais tout aussi destructrice, celle de la défiance et du ressentiment.
Le militaire peut-il servir le social ?
Plutôt que d’opposer brutalement l’État-providence à l’État-stratège, la question est de savoir si le militaire peut nourrir le social. L’histoire montre que ce n’est pas une illusion, la conscription républicaine au XIXᵉ siècle, puis le service militaire obligatoire, furent aussi des écoles de la nation. Ils donnaient un cadre, une discipline, une expérience de mixité sociale que d’autres institutions n’assuraient pas. Aujourd’hui, le Service national universel (SNU), encore expérimental, cherche à renouer avec cet esprit, encadrer les jeunes, leur transmettre des repères, leur faire vivre une citoyenneté active. Ce type de dispositif peut devenir un instrument social autant que militaire.
Sociologiquement, l’armée a une capacité unique à donner de la cohésion là où la société civile se fragmente. Elle peut être un lieu de rencontre entre classes sociales, origines et croyances. Dans une République où la défiance grandit envers toutes les institutions, l’armée reste paradoxalement l’une des plus respectées. La voir intervenir dans des missions civiles encadrement éducatif, service aux territoires, protection civile pourrait renforcer ce lien.
Les retombées technologiques et économiques du militaire vers le civil sont un autre vecteur. Internet lui-même, comme le GPS, furent des inventions militaires avant de devenir des biens communs. Aujourd’hui, la recherche militaire sur la cybersécurité, l’intelligence artificielle ou l’adaptation climatique peut et doit servir le social : protéger les hôpitaux des cyberattaques, anticiper les catastrophes naturelles, sécuriser les réseaux énergétiques. Loin de s’opposer, les deux sphères peuvent être articulées.
La Loi n’est protectrice que si elle ne bascule pas dans la terreur. Lacan insistait, la fonction paternelle est de poser une limite qui structure, non d’écraser le désir. Si l’État militaire devient omniprésent, il produit un effet d’étouffement; si au contraire il est vécu comme une force au service de la vie civile, il restaure la confiance. Autrement dit, l’armée ne peut être acceptée socialement que si elle est perçue comme garante de l’ordre commun et non comme bras armé de la domination.
Hannah Arendt distinguait le pouvoir de l’autorité. Le pouvoir impose par la force, l’autorité repose sur la reconnaissance. Si l’armée reste dans le registre du pouvoir nu, elle alimente la méfiance, si elle se dote d’une autorité sociale protéger, encadrer, instruire elle devient une institution légitime. Saint-Exupéry, dans Pilote de guerre (1942), montrait comment l’expérience militaire pouvait aussi être une expérience de fraternité et de sens partagé. Ce n’est pas l’armement qui fonde la légitimité, mais le service rendu aux hommes.
Les faits d’actualité vont déjà dans ce sens. En 2024, l’armée française a été mobilisée pour protéger les hôpitaux contre des cyberattaques. Les militaires participent régulièrement à des missions humanitaires, en Afrique ou après des catastrophes naturelles. L’armée est aussi impliquée dans les enjeux climatiques, surveillance des forêts contre les incendies, secours lors d’inondations. Tout cela montre que le militaire peut directement nourrir le social, à condition de penser cette articulation comme un choix stratégique.
Pour conclure , la question « social ou militaire ? » est peut-être mal posée. Le défi n’est pas de choisir, mais de créer une synergie. Une armée citoyenne, des retombées technologiques, une autorité reconnue : tout cela peut faire du militaire un outil au service du social, plutôt qu’un concurrent. Mais si cette articulation échoue, si l’on sacrifie le social au profit du militaire, alors l’État risque de perdre l’adhésion de ceux qu’il prétend protéger.
« Une nation qui privilégie le confort au détriment de la liberté perdra les deux. » (Benjamin Franklin).La France n’a pas encore choisi entre l’État-providence et l’État-stratège. Mais le vrai danger serait d’opposer les deux : sacrifier le social pour l’armée provoquerait la colère intérieure, sacrifier l’armée pour le social rendrait la France vulnérable extérieurement. L’équilibre reste fragile.
Et si la véritable modernité consistait à penser un modèle hybride, où le militaire protège le social et où le social légitime le militaire ? L’avenir de l’Europe pourrait bien dépendre de cette articulation, plutôt que d’une opposition stérile entre « canons » et « hôpitaux ».